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Ronde de saisons rizicoles soundanaises
Voilà peut-être le peuple le plus méconnu de la planète. Les Soundanais sont plus de quarante millions, ont leur langue et leur littérature propre : un ensemble culturel comparable à la Pologne ou à l’Argentine. Mais les Javanais, deux fois plus nombreux et peuple dominant de l’ile, lui ont donné leur nom alors qu’ils n’en occupent que la […]
Voilà peut-être le peuple le plus méconnu de la planète. Les Soundanais sont plus de quarante millions, ont leur langue et leur littérature propre : un ensemble culturel comparable à la Pologne ou à l’Argentine. Mais les Javanais, deux fois plus nombreux et peuple dominant de l’ile, lui ont donné leur nom alors qu’ils n’en occupent que la moitié orientale. Les Soundanais n’ont pas conquis d’empire et n’ont guère construit de monuments spectaculaires (sauf ceux qui datent de l’époque mégalithique), mais c’est chez eux que je vous emmène, parce que Jakarta se trouve au milieu du pays Sounda.
Il n’est pas facile de trouver son chemin dans le damier des rizières, où l’on trébuche de surcroit assez souvent dans un canal d’irrigation boueux. Le risque d’être mordu par un serpent est assez élevé aussi. Beaucoup de ces étroits sentiers surélevés en argile, qui supportent sans problème le passage d’un petit paysan trapu, menacent sans cesse de s’effondrer sous mes grosses bottines de routard ; le plus souvent, je m’en tire avec un juron et le soulier plein de boue, mais, dans les rizières en terrasse, j’ai parfois manqué de tomber de quinze mètres : adieu veaux, buffles, balades, chroniques. De plus, dans les vallées et à fortiori dans les plaines, la chaleur y est le plus souvent trop étouffante pour se promener, sauf avant 9 heures du matin.
Noble riz et vile cassave
Tout cela explique que mes pas me mènent le plus souvent vers le haut des collines et les piémonts des volcans. Là-haut, généralement, la pente est trop forte pour risquer une rizière, même en terrasses serrées ; ou alors, il y a trop peu d’eau ou de chaleur pour le riz. On plante donc le manioc, par exemple. À partir du mois d’aout, on le récolte et on l’envoie à la ville par camionnettes de deux tonnes, parce qu’il ne vaut pas cher. Comme le sagou (une préparation fermentée à base d’une pâte extraite du tronc du sagoutier) et le maïs, ce sont ici des nourritures d’appoint ou de disette, qui ne remplacent en rien sa majesté le riz blanc. Certains cultivateurs entreprenants préfèrent garder leur récolte de manioc, broyer les cassaves et faire sécher sur des plateaux d’osier la fécule obtenue ; le résultat est le tapioca que l’on va vendre à la ville plus cher que le manioc brut, bien sûr. À cette époque-là de l’année, je n’emporte pas de piquenique quand je pars en balade. Il se trouve en effet toujours une paysanne prête à me préparer une assiette de cassaves frites et à me l’offrir comme ça, en échange d’un sourire et de cinq minutes de conversation. Comme le manioc est légèrement sucré, le résultat est meilleur à mon avis que nos frites, et je n’ai pas besoin de mayonnaise. L’art de rester belge dans la campagne javanaise.
Septembre (éventuellement octobre) est généralement pour les riziculteurs soundanais le temps de la récolte mineure, celle de la saison sèche. C’est également l’époque où commencent à apparaitre le durian et le jaque, respectivement le fruit le plus odoriférant et le plus volumineux du monde. Les Occidentaux attendent que le jaque soit bien mûr et le mangent en sorbet ou en font de la confiture ; les Soundanais, quant à eux, le coupent encore vert, le font bouillir, le pimentent et le consomment comme légume. Mais ils prennent infiniment plus au sérieux l’autre fruit géant.
C’est un spectacle étrange, la première fois, de voir un arbre habillé de plastique. L’anthropologue pourrait y chercher une pratique rituelle et la rapprocher de celle des Balinais qui, pour certaines fêtes, habillent de sarongs blancs et jaunes les arbres sacrés, les statues de divinités et même les ponts. D’autres croiront à une imitation fruste de nos arbres de Noël, voire de l’artiste Christo qui emballe l’un après l’autre les grands monuments du monde. C’est prêter aux Soundanais une fantaisie qu’ils ne connaissent guère. Si les paysans enveloppent ici chaque fruit d’un sac de jute ou de plastique, c’est pour accélérer la maturation : il a une fâcheuse tendance à pourrir avant d’être mûr.
Or, le durian est le fruit chéri des Soundanais. Ils en raffolent autant que nous des mirabelles ou des myrtilles sauvages. Peut-être devrais-je plutôt le comparer au caviar ou aux truffes : ils vous parlent de la prochaine saison des durians des mois à l’avance, les larmes aux yeux, comme nos grands-mères évoquaient le temps des cerises. Ils escaladeront un arbre de quinze mètres, risquant de se rompre le cou, pour ramener un fruit à moitié mûr. Vers deux ou trois heures du matin, certains jeunes gens pauvres se rassemblent à cinq ou six et décident de braver les serpents verts, les sangliers et surtout leur irrépressible peur du noir ; ils grimpent vers la forêt pour battre de vitesse les récolteurs de jour et tenter de ramener deux ou trois des précieux fruits odorants et les vendre aux riches, pour un ou deux euros pièce, une somme considérable dans cette région pauvre.
Le fruit non défendu
Une particularité du durian est qu’une fois mûr, il se met à fermenter avant même que vous l’ayez cueilli. Cela peut aller jusqu’à 8° d’alcool, sans intervention humaine. Vous parlez d’une aubaine en pays musulman : il remplace allègrement la bière et le vin de palme interdits, ce qui explique sans doute en partie sa popularité. La puissante odeur du durian, qui évoque chez les Occidentaux quelque chose comme de la pourriture, est une source durable de mini-conflits ethniques en Indonésie. Je provoque une indignation hilare en refusant le quartier de durian qu’on m’offre généreusement ; c’est encore pire quand je suggère que le partage du précieux nectar (toujours un festin joyeux pour eux) ait lieu aussi loin que possible de ma terrasse. Les hôtels et autres lieux publics sélects affichent à la saison délicate le panneau « entrer sans durian » et leurs portiers ont fort à faire pour que la règle soit respectée. C’est un peu un problème de fromage de Herve.
Contrairement aux mandarines, aux fèves de cacao et aux noix de coco, le durian ne fait pas l’objet de maraudage. En effet, vu l’importance cruciale de la chose, chaque heureux propriétaire d’un ou deux durianiers connait par coeur, dès l’approche de la saison, le nombre, la taille, l’emplacement et le degré exact de maturation des quelques fruits dont il se délecte déjà en pensée. Comme il connait également le degré d’agilité et de fourberie de tous les garnements du voisinage et qu’en plus, il passe probablement une partie de ses nuits à épier son arbre fournisseur d’élixir, chacun sait comment se terminera immanquablement la moindre tentative de chapardage : par quelques coups de rotin sur le dos du coupable.
Mais continuons notre ronde des saisons. En octobre, la gent féminine grimpe aux arbres. Il s’agit de récolter la gnète de Java, un fruit amer, vert, jaune ou rouge, de la taille d’une petite prune, que l’on appelle ici méninjo. Quand on en a une pleine manne en osier, on les écrase une par une, et la gnète aplatie, passée à la farine puis légèrement frite, deviendra emping (chips rustique). Les plus pauvres, ceux qui ne peuvent pas s’acheter quelques petits poissons séchés, agrémentent de quelques gnètes cuites leur bol de riz.
Voici décembre : dans les hameaux de montagne, c’est de nouveau une cueillette qui va permettre d’obtenir un peu d’argent au marché. Le pitchoung (en soundanais) ou pété (en indonésien — je n’ai pas trouvé d’équivalent dans une langue occidentale) est une sorte de gros marron dont l’intérieur, une fève âcre qu’il faut cuire, est le complément nécessaire au piment pour préparer le sambal, sauce indispensable à tout repas qui se respecte dans la moitié occidentale de l’Indonésie. Pour cueillir le pitchoung, il faut monter dans les forêts d’altitude, ce qui est assez pénible, parce les grandes pluies ont commencé : les branches sont glissantes, les chemins épouvantablement boueux, et bien chanceux celui qui rentre à la maison autrement que brun comme la terre, de la tête au pied. Ici, il faut que les mâles interviennent dans l’opération, et avec un marteau s’il vous plait, parce que la bogue de ce marron-là est encore plus coriace que celle du nôtre. C’est en décembre également que commencent à apparaitre trois fruits dont votre chroniqueur raffole : le ramboutan, dit aussi litchi chevelu pour sa bogue ébouriffée, un fruit d’un rouge insolent, ce qui me permet des photos éclatantes ; le mangoustan, lui aussi ressemblant extérieurement à un marron, mais offrant à l’intérieur une chaire blanche, délicate et unique ; et puis, la reine de nos salades ou de nos crèmes glacées : la mangue.
C’est également en saison des grandes pluies que l’on pense le plus souvent aux arbres à élaguer, puisqu’on a besoin de plus de bois pour faire la cuisine, voire, en montagne (et même, certaines nuits de grand vent, en bord de mer), pour se chauffer un peu. Il faut dire que tout végétal pousse à une vitesse extraordinaire : alors que mon grand-père élaguait tous les deux ou trois ans ses haies et ses vergers, il faut ici le faire deux fois l’an si l’on ne veut pas laisser sa parcelle, le plus souvent fort étroite, étouffer sous l’exubérance végétale. C’est bien sûr un travail de mâles. Un fierà- bras escalade les cocotiers jusqu’à des hauteurs vertigineuses, se fait funambule, prend des risques qui me semblent insensés, pour raccourcir l’arbre juste assez, ni trop ni trop peu, de cette branche-là plutôt que celle-ci, pour qu’il porte comme il faut les fruits, le bois ou la sève qu’on attend de lui à la saison prochaine.
Les bois salés des nuits de tempête
Mais ce matin-ci apporte à nos bucherons une récolte inhabituelle. Il a fait tempête toute la nuit, la mer était furieuse, plusieurs digues sont endommagées, le vent a détruit les huttes trop fragiles et, à l’aube, est apparu devant ma chambrette, sur le récif, un gigantesque tronc de durian, arraché sans doute par les flots furieux d’une des rivières du Sud. Il aura ensuite flotté vers son embouchure en arrachant peutêtre au passage quelques passerelles de bambous, et enfin les courants l’auront fait dériver jusqu’ici. À l’époque de cette histoire, Esther, native du golfe de Gascogne, ne m’avait pas encore raconté les collectes de « bois salé » sur les plages de son enfance, et les feux chaque soir différents dans l’âtre de la maison paternelle, suivant que les branches récoltées ce matin-là avaient dérivé de Bretagne ou de Galice, voire, qui sait, de Casamance ou d’Amazonie ; d’où l’ignorance que je vais étaler au paragraphe suivant.
L’imposante et dégoulinante masse noire du géant déraciné fait l’objet de toutes les conversations de la matinée. Tout ce que Cibadak compte de gros bras s’est approché, plusieurs ont sauté dans l’eau pour aller jauger l’objet, et voilà maintenant qu’ils se décident : j’en vois une quinzaine qui l’attaque à la hache et à la scie, puis arrive même une tronçonneuse. Je descends m’enquérir du but de l’entreprise : ne me dites quand même pas qu’il s’agit d’une préoccupation esthétique ou environnementale, car ce serait bien la première fois que je verrais quelqu’un se soucier de la propreté de cette plage ! « C’est le meilleur des bois », me répond le contremaitre improvisé. « Mais enfin, il a peut-être dérivé quinze jours, il sera complètement pourri à l’intérieur », risque l’Européen ignare. « Détrompez-vous, répond patiemment mon interlocuteur : l’eau de mer l’aura endurci. Deux semaines au soleil et nous le vendrons comme bois de charpente. »
La fragance du durian
L’opération de débitage dure deux jours entiers, pleins d’un vacarme qui m’a fait me demander à quoi bon m’être enfui de la ville ; il règne également une puanteur phénoménale. Je crois d’abord qu’il y a une tortue ou un lion de mer échoué sur la plage et en train de pourrir, ou que le moteur de la tronçonneuse est à l’agonie. Il faut que les voisins me renseignent : c’est le géant des forêts lui-même qui, tel un humain supplicié, n’a plus la moindre retenue et laisse exploser ses fragrances concentrées. L’incident m’apprend donc que ce n’est pas seulement le fruit du durian qui porte cette odeur pestilentielle, mais également sa sève.
Trêve de digression : nous sommes à présent en février, et la ronde des saisons continue. Les chemins sont à présent épouvantablement boueux et glissants. Mes promenades prennent trois fois plus de temps qu’en saison sèche ; beaucoup de sentiers sont impraticables même avec mes plus grosses bottes. La meilleure solution serait d’y marcher pieds nus comme les paysans, mais les miens sont infiniment plus fragiles, et je crains la vermine, les pierres tranchantes, les petits serpents verts. À l’orée de la forêt, je rencontre une pauvre vieille qui arrache des racines et les nettoie maladroitement. C’est du lampuyang, une plante médicinale de la famille du gingembre. Elle les vend 200 roupies le kilo, m’explique-t-elle. Je lui fais répéter le montant, croyant avoir mal compris. Non, non, c’est bien exact : la pauvresse va travailler plusieurs heures pour remplir un sac de cinq kilos de ces racines et en obtenir au marché 0,10 euro au total, le prix d’un quart de kilo de riz !
Il faut dire que la saison pluvieuse est particulièrement éprouvante cette année. Les pluies ont été trop longues et trop violentes. La plupart des paysans sont pessimistes quant à la récolte qu’ils attendent pour les prochaines semaines. Le riz aime l’inondation, bien sûr, celle-ci lui est même indispensable, mais cette année, c’est trop : on me montre des champs qui pourrissent sur pied ; en voici un autre où les plants de riz ont été couchés par un orage trop violent. Un pullulement de rats, qui ravagent les récoltes, est encore venu aggraver la situation.
Dans les vallées, il y a eu beaucoup plus de glissements de terrain que d’habitude. Lors d’une de mes ballades, je traverse un terrain de football transformé à la hâte en camp de réfugiés pour tout le village de la vallée voisine : deux-cents personnes y habitent sous tente depuis une semaine. Les rizières, les vergers et deux chemins d’accès ont été détruits par un éboulement. Tout cela git pêlemêle cent mètres plus bas, comme un puzzle rejeté par un enfant boudeur : le sort a balayé en quelques secondes le labeur de plusieurs décennies qui avait bâti ces mignonnes parcelles jardinées. Il n’y a pas eu de victime sauf trois buffles cette fois-ci, mais on craint bien sûr que la montagne, qui a déjà tué il y a vingt-cinq et quarante-trois ans, n’emporte à nouveau quelques maisons. On envoie donc quelques jeunes hommes chercher en vitesse l’un ou l’autre ustensile ou un peu de nourriture chez soi en milieu de journée, quand il ne pleut pas. Pour le reste, le village est désert. Trois glissements en moins d’un demi-siècle, c’en est trop, et les anciens négocient à présent avec la mairie un déménagement du village entier vers une vallée à la géologie plus stable.
Une rizière datant de Clovis
Depuis combien de temps y avait-il un établissement humain ici, se demande l’historien que fut un jour votre scribe ? Un agronome m’a appris l’an dernier à estimer l’âge d’une rizière en fonction de la hauteur de la boue, inlassablement pétrie par des générations humaines. Ici, j’enfonce jusqu’au nombril : le champ pourrait donc avoir quinze siècles. La déforestation trop brutale en amont des vallées et peutêtre les premiers effets du réchauffement planétaire vont donc chasser d’ici une économie rizicole qui n’avait pas fondamentalement changé depuis Clovis. Ce ne sera pas facile de trouver un nouveau séjour pour nos villageois, dans cette province encore plus surpeuplée que la moyenne de Java, déjà championne du monde en la matière. On va probablement leur proposer d’émigrer vers une ile de colonisation, Bornéo ou la Papouasie, où la moitié d’entre eux mourront de la malaria, de la nostalgie du pays natal ou d’une flèche empoisonnée.
On peut aussi perdre la vie sans s’embarquer pour l’autre bout de l’archipel. Il y a deux jours, quatre paysannes descendaient de leur village haut perché avec des paniers pleins de gâteaux de riz et de carpe, pour les vendre aux touristes sur la plage. Elles n’avaient pas vu l’orage en amont, caché par une colline voisine. Elles ont traversé comme de coutume le torrent à gué, mais ce dernier a été pris de folie à cet instant précis, gonflé par les eaux des sommets. Une seule a réussi à s’agripper à une pierre et à s’en sortir ; les trois autres furent emportées et on vient de retrouver leurs lambeaux à plus de trente kilomètres d’ici. Plusieurs villageois m’enjoignent d’éviter dans les prochains jours d’approcher la rivière : son esprit n’est pas rassasié, prétendent-ils, par le triple sacrifice humain ; pour atteindre un chiffre rond, il lui faut deux victimes supplémentaires.
Voilà mars ; les tempêtes en mer se font moins fréquentes. L’océan redevient amical. À marée basse, les paysannes vont sur les coraux couper des algues dont elles tireront une gélatine servant notamment pour les gâteaux des mariages et des fêtes de circoncision, qui ont souvent lieu à cette époque.
Avril, avec le déclin de la saison des pluies, amène en principe la meilleure récolte de l’année ; si on a de la chance, il y aura un regain en juin, en attendant la petite récolte de septembre dont je vous ai déjà parlé. Mais cette année, beaucoup d’habitudes sont bouleversées ; la période de soudure est plus difficile qu’à l’accoutumée et de nombreux voisins cherchent à m’emprunter de l’argent ou à vendre leur télévision, leur mobylette. Plusieurs villageois font cesser l’école à leurs ados, faute de pouvoir payer le minerval mensuel pourtant minuscule à mes yeux, et les envoient tenter de vendre leurs bras à la ville. Les plus chanceux font enrôler leurs fils dans un internat religieux financé par une fondation saoudienne. Là-bas, les jeunes gens vont mimer une dévotion et un rigorisme qui n’ont pas grand-chose en commun avec l’islam souriant et superficiel qui régnait ici jusqu’il y a peu ; au moins, ils n’auront pas faim et ne seront pas à charge de leurs parents.
Au temps des girofles pudiques
Début mai : il est temps de cueillir les clous de girofle. Les girofliers, jusqu’aux plus hautes branches, foisonnent de dames et damoiselles au panier, ce qui me donne l’occasion de quelques photographies bucoliques et pudiques. Pas de mâle en vue : je suppose que la récolte requiert plus de patience qu’ils n’en ont, et de toute façon, la brise s’est levée et c’est donc pour eux avant tout la saison des cerfs-volants, présentée dans une précédente chronique. Les cueilleuses coupent les boutons de fleur, les étalent sur des nattes pour trois jours, le temps que les girofles commencent à virer au brun et à embaumer. Pendant quelques semaines, l’air de mes promenades à la lisière des forêts est saturé de cette odeur entêtante. On utilise ici le girofle surtout pour parfumer les cigarettes populaires. Beaucoup de paysannes possèdent quelques girofliers près de leur masure. Les autres vont faire la cueillette plus ou moins clandestinement dans les bois ou les terrains vagues des alentours. Les plus paresseuses se lèvent au milieu de la nuit pour en chiper un peu sur les nattes des voisines. La saison des girofles est donc celle des querelles de mégères. À la fin de la semaine, un Chinois passe en camion et achète la récolte pour deux euros le kilo.
La voilà, la ronde de nos saisons soundanaises : bercée d’un délicieux charme exotique, pour votre scribe qui arpente la campagne durant ses weekends oisifs ; empreinte au contraire, pour la majorité de ses habitants, d’un labeur ingrat et frustrant, de tragédies grandes et petites, de trop rares et maigres réjouissances. Pas un pourtant, même pas le grand-père, dans la boue jusqu’aux genoux, qui peine à planter son riz sous le soleil, pas un habitant qui soit trop triste pour offrir un sourire au Blanc qui passe.