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Ronde de saisons rizicoles soundanaises

Numéro 3 Mars 2007 - Asie par Alex Vanherveland

mars 2007

Voi­là peut-être le peuple le plus mécon­nu de la pla­nète. Les Soun­da­nais sont plus de qua­rante mil­lions, ont leur langue et leur lit­té­ra­ture propre : un ensemble cultu­rel com­pa­rable à la Pologne ou à l’Ar­gen­tine. Mais les Java­nais, deux fois plus nom­breux et peuple domi­nant de l’ile, lui ont don­né leur nom alors qu’ils n’en occupent que la […]

Voi­là peut-être le peuple le plus mécon­nu de la pla­nète. Les Soun­da­nais sont plus de qua­rante mil­lions, ont leur langue et leur lit­té­ra­ture propre : un ensemble cultu­rel com­pa­rable à la Pologne ou à l’Ar­gen­tine. Mais les Java­nais, deux fois plus nom­breux et peuple domi­nant de l’ile, lui ont don­né leur nom alors qu’ils n’en occupent que la moi­tié orien­tale. Les Soun­da­nais n’ont pas conquis d’empire et n’ont guère construit de monu­ments spec­ta­cu­laires (sauf ceux qui datent de l’é­poque méga­li­thique), mais c’est chez eux que je vous emmène, parce que Jakar­ta se trouve au milieu du pays Sounda.

Il n’est pas facile de trou­ver son che­min dans le damier des rizières, où l’on tré­buche de sur­croit assez sou­vent dans un canal d’ir­ri­ga­tion boueux. Le risque d’être mor­du par un ser­pent est assez éle­vé aus­si. Beau­coup de ces étroits sen­tiers sur­éle­vés en argile, qui sup­portent sans pro­blème le pas­sage d’un petit pay­san tra­pu, menacent sans cesse de s’ef­fon­drer sous mes grosses bot­tines de rou­tard ; le plus sou­vent, je m’en tire avec un juron et le sou­lier plein de boue, mais, dans les rizières en ter­rasse, j’ai par­fois man­qué de tom­ber de quinze mètres : adieu veaux, buffles, balades, chro­niques. De plus, dans les val­lées et à for­tio­ri dans les plaines, la cha­leur y est le plus sou­vent trop étouf­fante pour se pro­me­ner, sauf avant 9 heures du matin.

Noble riz et vile cassave

Tout cela explique que mes pas me mènent le plus sou­vent vers le haut des col­lines et les pié­monts des vol­cans. Là-haut, géné­ra­le­ment, la pente est trop forte pour ris­quer une rizière, même en ter­rasses ser­rées ; ou alors, il y a trop peu d’eau ou de cha­leur pour le riz. On plante donc le manioc, par exemple. À par­tir du mois d’aout, on le récolte et on l’en­voie à la ville par camion­nettes de deux tonnes, parce qu’il ne vaut pas cher. Comme le sagou (une pré­pa­ra­tion fer­men­tée à base d’une pâte extraite du tronc du sagou­tier) et le maïs, ce sont ici des nour­ri­tures d’ap­point ou de disette, qui ne rem­placent en rien sa majes­té le riz blanc. Cer­tains culti­va­teurs entre­pre­nants pré­fèrent gar­der leur récolte de manioc, broyer les cas­saves et faire sécher sur des pla­teaux d’o­sier la fécule obte­nue ; le résul­tat est le tapio­ca que l’on va vendre à la ville plus cher que le manioc brut, bien sûr. À cette époque-là de l’an­née, je n’emporte pas de pique­nique quand je pars en balade. Il se trouve en effet tou­jours une pay­sanne prête à me pré­pa­rer une assiette de cas­saves frites et à me l’of­frir comme ça, en échange d’un sou­rire et de cinq minutes de conver­sa­tion. Comme le manioc est légè­re­ment sucré, le résul­tat est meilleur à mon avis que nos frites, et je n’ai pas besoin de mayon­naise. L’art de res­ter belge dans la cam­pagne javanaise.

Sep­tembre (éven­tuel­le­ment octobre) est géné­ra­le­ment pour les rizi­cul­teurs soun­da­nais le temps de la récolte mineure, celle de la sai­son sèche. C’est éga­le­ment l’é­poque où com­mencent à appa­raitre le durian et le jaque, res­pec­ti­ve­ment le fruit le plus odo­ri­fé­rant et le plus volu­mi­neux du monde. Les Occi­den­taux attendent que le jaque soit bien mûr et le mangent en sor­bet ou en font de la confi­ture ; les Soun­da­nais, quant à eux, le coupent encore vert, le font bouillir, le pimentent et le consomment comme légume. Mais ils prennent infi­ni­ment plus au sérieux l’autre fruit géant.

C’est un spec­tacle étrange, la pre­mière fois, de voir un arbre habillé de plas­tique. L’an­thro­po­logue pour­rait y cher­cher une pra­tique rituelle et la rap­pro­cher de celle des Bali­nais qui, pour cer­taines fêtes, habillent de sarongs blancs et jaunes les arbres sacrés, les sta­tues de divi­ni­tés et même les ponts. D’autres croi­ront à une imi­ta­tion fruste de nos arbres de Noël, voire de l’ar­tiste Chris­to qui emballe l’un après l’autre les grands monu­ments du monde. C’est prê­ter aux Soun­da­nais une fan­tai­sie qu’ils ne connaissent guère. Si les pay­sans enve­loppent ici chaque fruit d’un sac de jute ou de plas­tique, c’est pour accé­lé­rer la matu­ra­tion : il a une fâcheuse ten­dance à pour­rir avant d’être mûr.

Or, le durian est le fruit ché­ri des Soun­da­nais. Ils en raf­folent autant que nous des mira­belles ou des myr­tilles sau­vages. Peut-être devrais-je plu­tôt le com­pa­rer au caviar ou aux truffes : ils vous parlent de la pro­chaine sai­son des durians des mois à l’a­vance, les larmes aux yeux, comme nos grands-mères évo­quaient le temps des cerises. Ils esca­la­de­ront un arbre de quinze mètres, ris­quant de se rompre le cou, pour rame­ner un fruit à moi­tié mûr. Vers deux ou trois heures du matin, cer­tains jeunes gens pauvres se ras­semblent à cinq ou six et décident de bra­ver les ser­pents verts, les san­gliers et sur­tout leur irré­pres­sible peur du noir ; ils grimpent vers la forêt pour battre de vitesse les récol­teurs de jour et ten­ter de rame­ner deux ou trois des pré­cieux fruits odo­rants et les vendre aux riches, pour un ou deux euros pièce, une somme consi­dé­rable dans cette région pauvre.

Le fruit non défendu

Une par­ti­cu­la­ri­té du durian est qu’une fois mûr, il se met à fer­men­ter avant même que vous l’ayez cueilli. Cela peut aller jus­qu’à 8° d’al­cool, sans inter­ven­tion humaine. Vous par­lez d’une aubaine en pays musul­man : il rem­place allè­gre­ment la bière et le vin de palme inter­dits, ce qui explique sans doute en par­tie sa popu­la­ri­té. La puis­sante odeur du durian, qui évoque chez les Occi­den­taux quelque chose comme de la pour­ri­ture, est une source durable de mini-conflits eth­niques en Indo­né­sie. Je pro­voque une indi­gna­tion hilare en refu­sant le quar­tier de durian qu’on m’offre géné­reu­se­ment ; c’est encore pire quand je sug­gère que le par­tage du pré­cieux nec­tar (tou­jours un fes­tin joyeux pour eux) ait lieu aus­si loin que pos­sible de ma ter­rasse. Les hôtels et autres lieux publics sélects affichent à la sai­son déli­cate le pan­neau « entrer sans durian » et leurs por­tiers ont fort à faire pour que la règle soit res­pec­tée. C’est un peu un pro­blème de fro­mage de Herve.

Contrai­re­ment aux man­da­rines, aux fèves de cacao et aux noix de coco, le durian ne fait pas l’ob­jet de marau­dage. En effet, vu l’im­por­tance cru­ciale de la chose, chaque heu­reux pro­prié­taire d’un ou deux duria­niers connait par coeur, dès l’ap­proche de la sai­son, le nombre, la taille, l’emplacement et le degré exact de matu­ra­tion des quelques fruits dont il se délecte déjà en pen­sée. Comme il connait éga­le­ment le degré d’a­gi­li­té et de four­be­rie de tous les gar­ne­ments du voi­si­nage et qu’en plus, il passe pro­ba­ble­ment une par­tie de ses nuits à épier son arbre four­nis­seur d’é­lixir, cha­cun sait com­ment se ter­mi­ne­ra imman­qua­ble­ment la moindre ten­ta­tive de cha­par­dage : par quelques coups de rotin sur le dos du coupable.

Mais conti­nuons notre ronde des sai­sons. En octobre, la gent fémi­nine grimpe aux arbres. Il s’a­git de récol­ter la gnète de Java, un fruit amer, vert, jaune ou rouge, de la taille d’une petite prune, que l’on appelle ici ménin­jo. Quand on en a une pleine manne en osier, on les écrase une par une, et la gnète apla­tie, pas­sée à la farine puis légè­re­ment frite, devien­dra emping (chips rus­tique). Les plus pauvres, ceux qui ne peuvent pas s’a­che­ter quelques petits pois­sons séchés, agré­mentent de quelques gnètes cuites leur bol de riz.

Voi­ci décembre : dans les hameaux de mon­tagne, c’est de nou­veau une cueillette qui va per­mettre d’ob­te­nir un peu d’argent au mar­ché. Le pit­choung (en soun­da­nais) ou pété (en indo­né­sien — je n’ai pas trou­vé d’é­qui­valent dans une langue occi­den­tale) est une sorte de gros mar­ron dont l’in­té­rieur, une fève âcre qu’il faut cuire, est le com­plé­ment néces­saire au piment pour pré­pa­rer le sam­bal, sauce indis­pen­sable à tout repas qui se res­pecte dans la moi­tié occi­den­tale de l’In­do­né­sie. Pour cueillir le pit­choung, il faut mon­ter dans les forêts d’al­ti­tude, ce qui est assez pénible, parce les grandes pluies ont com­men­cé : les branches sont glis­santes, les che­mins épou­van­ta­ble­ment boueux, et bien chan­ceux celui qui rentre à la mai­son autre­ment que brun comme la terre, de la tête au pied. Ici, il faut que les mâles inter­viennent dans l’o­pé­ra­tion, et avec un mar­teau s’il vous plait, parce que la bogue de ce mar­ron-là est encore plus coriace que celle du nôtre. C’est en décembre éga­le­ment que com­mencent à appa­raitre trois fruits dont votre chro­ni­queur raf­fole : le ram­bou­tan, dit aus­si lit­chi che­ve­lu pour sa bogue ébou­rif­fée, un fruit d’un rouge inso­lent, ce qui me per­met des pho­tos écla­tantes ; le man­gous­tan, lui aus­si res­sem­blant exté­rieu­re­ment à un mar­ron, mais offrant à l’in­té­rieur une chaire blanche, déli­cate et unique ; et puis, la reine de nos salades ou de nos crèmes gla­cées : la mangue.

C’est éga­le­ment en sai­son des grandes pluies que l’on pense le plus sou­vent aux arbres à éla­guer, puis­qu’on a besoin de plus de bois pour faire la cui­sine, voire, en mon­tagne (et même, cer­taines nuits de grand vent, en bord de mer), pour se chauf­fer un peu. Il faut dire que tout végé­tal pousse à une vitesse extra­or­di­naire : alors que mon grand-père éla­guait tous les deux ou trois ans ses haies et ses ver­gers, il faut ici le faire deux fois l’an si l’on ne veut pas lais­ser sa par­celle, le plus sou­vent fort étroite, étouf­fer sous l’exu­bé­rance végé­tale. C’est bien sûr un tra­vail de mâles. Un fierà- bras esca­lade les coco­tiers jus­qu’à des hau­teurs ver­ti­gi­neuses, se fait funam­bule, prend des risques qui me semblent insen­sés, pour rac­cour­cir l’arbre juste assez, ni trop ni trop peu, de cette branche-là plu­tôt que celle-ci, pour qu’il porte comme il faut les fruits, le bois ou la sève qu’on attend de lui à la sai­son prochaine.

Les bois salés des nuits de tempête

Mais ce matin-ci apporte à nos buche­rons une récolte inha­bi­tuelle. Il a fait tem­pête toute la nuit, la mer était furieuse, plu­sieurs digues sont endom­ma­gées, le vent a détruit les huttes trop fra­giles et, à l’aube, est appa­ru devant ma cham­brette, sur le récif, un gigan­tesque tronc de durian, arra­ché sans doute par les flots furieux d’une des rivières du Sud. Il aura ensuite flot­té vers son embou­chure en arra­chant peu­têtre au pas­sage quelques pas­se­relles de bam­bous, et enfin les cou­rants l’au­ront fait déri­ver jus­qu’i­ci. À l’é­poque de cette his­toire, Esther, native du golfe de Gas­cogne, ne m’a­vait pas encore racon­té les col­lectes de « bois salé » sur les plages de son enfance, et les feux chaque soir dif­fé­rents dans l’âtre de la mai­son pater­nelle, sui­vant que les branches récol­tées ce matin-là avaient déri­vé de Bre­tagne ou de Galice, voire, qui sait, de Casa­mance ou d’A­ma­zo­nie ; d’où l’i­gno­rance que je vais éta­ler au para­graphe suivant.

L’im­po­sante et dégou­li­nante masse noire du géant déra­ci­né fait l’ob­jet de toutes les conver­sa­tions de la mati­née. Tout ce que Ciba­dak compte de gros bras s’est appro­ché, plu­sieurs ont sau­té dans l’eau pour aller jau­ger l’ob­jet, et voi­là main­te­nant qu’ils se décident : j’en vois une quin­zaine qui l’at­taque à la hache et à la scie, puis arrive même une tron­çon­neuse. Je des­cends m’en­qué­rir du but de l’en­tre­prise : ne me dites quand même pas qu’il s’a­git d’une pré­oc­cu­pa­tion esthé­tique ou envi­ron­ne­men­tale, car ce serait bien la pre­mière fois que je ver­rais quel­qu’un se sou­cier de la pro­pre­té de cette plage ! « C’est le meilleur des bois », me répond le contre­maitre impro­vi­sé. « Mais enfin, il a peut-être déri­vé quinze jours, il sera com­plè­te­ment pour­ri à l’in­té­rieur », risque l’Eu­ro­péen ignare. « Détrom­pez-vous, répond patiem­ment mon inter­lo­cu­teur : l’eau de mer l’au­ra endur­ci. Deux semaines au soleil et nous le ven­drons comme bois de charpente. »

La fragance du durian

L’o­pé­ra­tion de débi­tage dure deux jours entiers, pleins d’un vacarme qui m’a fait me deman­der à quoi bon m’être enfui de la ville ; il règne éga­le­ment une puan­teur phé­no­mé­nale. Je crois d’a­bord qu’il y a une tor­tue ou un lion de mer échoué sur la plage et en train de pour­rir, ou que le moteur de la tron­çon­neuse est à l’a­go­nie. Il faut que les voi­sins me ren­seignent : c’est le géant des forêts lui-même qui, tel un humain sup­pli­cié, n’a plus la moindre rete­nue et laisse explo­ser ses fra­grances concen­trées. L’in­ci­dent m’ap­prend donc que ce n’est pas seule­ment le fruit du durian qui porte cette odeur pes­ti­len­tielle, mais éga­le­ment sa sève.

Trêve de digres­sion : nous sommes à pré­sent en février, et la ronde des sai­sons conti­nue. Les che­mins sont à pré­sent épou­van­ta­ble­ment boueux et glis­sants. Mes pro­me­nades prennent trois fois plus de temps qu’en sai­son sèche ; beau­coup de sen­tiers sont impra­ti­cables même avec mes plus grosses bottes. La meilleure solu­tion serait d’y mar­cher pieds nus comme les pay­sans, mais les miens sont infi­ni­ment plus fra­giles, et je crains la ver­mine, les pierres tran­chantes, les petits ser­pents verts. À l’o­rée de la forêt, je ren­contre une pauvre vieille qui arrache des racines et les net­toie mal­adroi­te­ment. C’est du lam­puyang, une plante médi­ci­nale de la famille du gin­gembre. Elle les vend 200 rou­pies le kilo, m’ex­plique-t-elle. Je lui fais répé­ter le mon­tant, croyant avoir mal com­pris. Non, non, c’est bien exact : la pau­vresse va tra­vailler plu­sieurs heures pour rem­plir un sac de cinq kilos de ces racines et en obte­nir au mar­ché 0,10 euro au total, le prix d’un quart de kilo de riz !

Il faut dire que la sai­son plu­vieuse est par­ti­cu­liè­re­ment éprou­vante cette année. Les pluies ont été trop longues et trop vio­lentes. La plu­part des pay­sans sont pes­si­mistes quant à la récolte qu’ils attendent pour les pro­chaines semaines. Le riz aime l’i­non­da­tion, bien sûr, celle-ci lui est même indis­pen­sable, mais cette année, c’est trop : on me montre des champs qui pour­rissent sur pied ; en voi­ci un autre où les plants de riz ont été cou­chés par un orage trop violent. Un pul­lu­le­ment de rats, qui ravagent les récoltes, est encore venu aggra­ver la situation.

Dans les val­lées, il y a eu beau­coup plus de glis­se­ments de ter­rain que d’ha­bi­tude. Lors d’une de mes bal­lades, je tra­verse un ter­rain de foot­ball trans­for­mé à la hâte en camp de réfu­giés pour tout le vil­lage de la val­lée voi­sine : deux-cents per­sonnes y habitent sous tente depuis une semaine. Les rizières, les ver­gers et deux che­mins d’ac­cès ont été détruits par un ébou­le­ment. Tout cela git pêle­mêle cent mètres plus bas, comme un puzzle reje­té par un enfant bou­deur : le sort a balayé en quelques secondes le labeur de plu­sieurs décen­nies qui avait bâti ces mignonnes par­celles jar­di­nées. Il n’y a pas eu de vic­time sauf trois buffles cette fois-ci, mais on craint bien sûr que la mon­tagne, qui a déjà tué il y a vingt-cinq et qua­rante-trois ans, n’emporte à nou­veau quelques mai­sons. On envoie donc quelques jeunes hommes cher­cher en vitesse l’un ou l’autre usten­sile ou un peu de nour­ri­ture chez soi en milieu de jour­née, quand il ne pleut pas. Pour le reste, le vil­lage est désert. Trois glis­se­ments en moins d’un demi-siècle, c’en est trop, et les anciens négo­cient à pré­sent avec la mai­rie un démé­na­ge­ment du vil­lage entier vers une val­lée à la géo­lo­gie plus stable.

Une rizière datant de Clovis

Depuis com­bien de temps y avait-il un éta­blis­se­ment humain ici, se demande l’his­to­rien que fut un jour votre scribe ? Un agro­nome m’a appris l’an der­nier à esti­mer l’âge d’une rizière en fonc­tion de la hau­teur de la boue, inlas­sa­ble­ment pétrie par des géné­ra­tions humaines. Ici, j’en­fonce jus­qu’au nom­bril : le champ pour­rait donc avoir quinze siècles. La défo­res­ta­tion trop bru­tale en amont des val­lées et peu­têtre les pre­miers effets du réchauf­fe­ment pla­né­taire vont donc chas­ser d’i­ci une éco­no­mie rizi­cole qui n’a­vait pas fon­da­men­ta­le­ment chan­gé depuis Clo­vis. Ce ne sera pas facile de trou­ver un nou­veau séjour pour nos vil­la­geois, dans cette pro­vince encore plus sur­peu­plée que la moyenne de Java, déjà cham­pionne du monde en la matière. On va pro­ba­ble­ment leur pro­po­ser d’é­mi­grer vers une ile de colo­ni­sa­tion, Bor­néo ou la Papoua­sie, où la moi­tié d’entre eux mour­ront de la mala­ria, de la nos­tal­gie du pays natal ou d’une flèche empoisonnée.

On peut aus­si perdre la vie sans s’embarquer pour l’autre bout de l’ar­chi­pel. Il y a deux jours, quatre pay­sannes des­cen­daient de leur vil­lage haut per­ché avec des paniers pleins de gâteaux de riz et de carpe, pour les vendre aux tou­ristes sur la plage. Elles n’a­vaient pas vu l’o­rage en amont, caché par une col­line voi­sine. Elles ont tra­ver­sé comme de cou­tume le tor­rent à gué, mais ce der­nier a été pris de folie à cet ins­tant pré­cis, gon­flé par les eaux des som­mets. Une seule a réus­si à s’a­grip­per à une pierre et à s’en sor­tir ; les trois autres furent empor­tées et on vient de retrou­ver leurs lam­beaux à plus de trente kilo­mètres d’i­ci. Plu­sieurs vil­la­geois m’en­joignent d’é­vi­ter dans les pro­chains jours d’ap­pro­cher la rivière : son esprit n’est pas ras­sa­sié, pré­tendent-ils, par le triple sacri­fice humain ; pour atteindre un chiffre rond, il lui faut deux vic­times supplémentaires.

Voi­là mars ; les tem­pêtes en mer se font moins fré­quentes. L’o­céan rede­vient ami­cal. À marée basse, les pay­sannes vont sur les coraux cou­per des algues dont elles tire­ront une géla­tine ser­vant notam­ment pour les gâteaux des mariages et des fêtes de cir­con­ci­sion, qui ont sou­vent lieu à cette époque.

Avril, avec le déclin de la sai­son des pluies, amène en prin­cipe la meilleure récolte de l’an­née ; si on a de la chance, il y aura un regain en juin, en atten­dant la petite récolte de sep­tembre dont je vous ai déjà par­lé. Mais cette année, beau­coup d’ha­bi­tudes sont bou­le­ver­sées ; la période de sou­dure est plus dif­fi­cile qu’à l’ac­cou­tu­mée et de nom­breux voi­sins cherchent à m’emprunter de l’argent ou à vendre leur télé­vi­sion, leur moby­lette. Plu­sieurs vil­la­geois font ces­ser l’é­cole à leurs ados, faute de pou­voir payer le miner­val men­suel pour­tant minus­cule à mes yeux, et les envoient ten­ter de vendre leurs bras à la ville. Les plus chan­ceux font enrô­ler leurs fils dans un inter­nat reli­gieux finan­cé par une fon­da­tion saou­dienne. Là-bas, les jeunes gens vont mimer une dévo­tion et un rigo­risme qui n’ont pas grand-chose en com­mun avec l’is­lam sou­riant et super­fi­ciel qui régnait ici jus­qu’il y a peu ; au moins, ils n’au­ront pas faim et ne seront pas à charge de leurs parents.

Au temps des girofles pudiques

Début mai : il est temps de cueillir les clous de girofle. Les giro­fliers, jus­qu’aux plus hautes branches, foi­sonnent de dames et damoi­selles au panier, ce qui me donne l’oc­ca­sion de quelques pho­to­gra­phies buco­liques et pudiques. Pas de mâle en vue : je sup­pose que la récolte requiert plus de patience qu’ils n’en ont, et de toute façon, la brise s’est levée et c’est donc pour eux avant tout la sai­son des cerfs-volants, pré­sen­tée dans une pré­cé­dente chro­nique. Les cueilleuses coupent les bou­tons de fleur, les étalent sur des nattes pour trois jours, le temps que les girofles com­mencent à virer au brun et à embau­mer. Pen­dant quelques semaines, l’air de mes pro­me­nades à la lisière des forêts est satu­ré de cette odeur entê­tante. On uti­lise ici le girofle sur­tout pour par­fu­mer les ciga­rettes popu­laires. Beau­coup de pay­sannes pos­sèdent quelques giro­fliers près de leur masure. Les autres vont faire la cueillette plus ou moins clan­des­ti­ne­ment dans les bois ou les ter­rains vagues des alen­tours. Les plus pares­seuses se lèvent au milieu de la nuit pour en chi­per un peu sur les nattes des voi­sines. La sai­son des girofles est donc celle des que­relles de mégères. À la fin de la semaine, un Chi­nois passe en camion et achète la récolte pour deux euros le kilo.

La voi­là, la ronde de nos sai­sons soun­da­naises : ber­cée d’un déli­cieux charme exo­tique, pour votre scribe qui arpente la cam­pagne durant ses wee­kends oisifs ; empreinte au contraire, pour la majo­ri­té de ses habi­tants, d’un labeur ingrat et frus­trant, de tra­gé­dies grandes et petites, de trop rares et maigres réjouis­sances. Pas un pour­tant, même pas le grand-père, dans la boue jus­qu’aux genoux, qui peine à plan­ter son riz sous le soleil, pas un habi­tant qui soit trop triste pour offrir un sou­rire au Blanc qui passe.

Alex Vanherveland


Auteur

journaliste