Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Rire des monstres ? Aux sources de la nanarditude

Numéro 5 - 2017 - Cinéma culture par Fabien Gardon Christophe Mincke

juillet 2017

Le monstre peut revê­tir dif­fé­rents visages. Mais qu’il soit ter­restre ou des­cen­du des étoiles, pro­duit d’un dar­wi­nisme taquin ou d’une incan­ta­tion malé­fique, il par­vient tou­jours à se faire une place dans le ciné­ma. Cette place peut cepen­dant varier consi­dé­ra­ble­ment selon la capa­ci­té de la créa­ture à rem­plir sa fonc­tion. Mais quelle est donc cette fonc­tion ? De faire […]

Dossier

Le monstre peut revê­tir dif­fé­rents visages. Mais qu’il soit ter­restre ou des­cen­du des étoiles, pro­duit d’un dar­wi­nisme taquin ou d’une incan­ta­tion malé­fique, il par­vient tou­jours à se faire une place dans le ciné­ma. Cette place peut cepen­dant varier consi­dé­ra­ble­ment selon la capa­ci­té de la créa­ture à rem­plir sa fonction.

Mais quelle est donc cette fonc­tion ? De faire peur, bien sûr1. Le prin­cipe du film de monstres est en effet de jouer sur une effrayante anor­ma­li­té, dans le but de sus­ci­ter la ter­reur, celle-là même qui, la salle ral­lu­mée, nous fait gou­ter la tran­quilli­té de nos vies ordinaires.

Il n’y a certes pas que le monstre qui fasse peur, au ciné­ma. Le sur­gis­se­ment sou­dain du tueur, l’éruption vol­ca­nique, la mala­die conta­gieuse ou le risque de tom­ber dans le vide nous effraient éga­le­ment. Le monstre, cepen­dant, ne fait pas que sur­prendre ou naitre une ten­sion, il sus­cite une angoisse qui tient à son sta­tut de créa­ture « à part », exclue de l’humanité, de notre monde, de la nor­ma­li­té. En cela, le monstre est la per­son­ni­fi­ca­tion de nos angoisses les plus fon­da­men­tales. Il prend cepen­dant des aspects très variables, for­te­ment liés à l’époque et à la socié­té qui l’ont vu naitre. Ain­si, au plus fort de la guerre froide, alors que le com­mu­niste mena­çait de défer­ler sur nous, le cou­teau entre les dents (Inva­sion USA, Joseph Zito, 1985), vit-on se mul­ti­plier les créa­tures extra­ter­restres s’emparant de notre belle pla­nète pour asser­vir l’humanité (Red Pla­net Mars, Har­ry Hor­ner, 1952).

the_vanishong_shadows.jpg
Le robot mons­trueux de The Vani­shing Sha­dow (Lew Lan­ders, 1934) pro­voque un effroi très relatif.

De la même manière, God­zilla, lézard réveillé par des essais ato­miques, vit-il le jour dans un Japon trau­ma­ti­sé par deux explo­sions nucléaires. Aujourd’hui, à en croire cer­tains, le retour en force des films de zom­bies (Bien­ve­nue à Zom­bie­land, Ruben Flei­scher, 2009) serait l’écho des ten­sions sur le mar­ché du travail.

On peut cepen­dant dif­fi­ci­le­ment affir­mer que les films de monstres atteignent tou­jours leur cible. Pour un ter­ri­fiant Alien (Rid­ley Scott, 1979), com­bien de gro­tesques Alien 3000 (Jeff Leroy, 2004)? La pré­sente plon­gée ciné­ma­to­gra­phique s’intéressera donc par­ti­cu­liè­re­ment aux monstres nanars, ceux qui hantent les oubliettes du ciné­ma, n’effraient (plus) per­sonne et, au contraire, pro­voquent le rire. Le nanar est un mau­vais film sym­pa­thique, une œuvre dont la médio­cri­té même pro­voque l’intérêt et l’attachement du spec­ta­teur. Un nanar peut être une comé­die roman­tique, un film de bidasses, un thril­ler, un poli­cier, un film de monstre, voire une fresque intel­lec­tuelle sur l’amour, la vie, la mort (Le Jour et la nuit, Ber­nard-Hen­ri Lévy, 1996). Peu importe, pour­vu qu’il échoue à atteindre ses objectifs.

Mais qu’est-ce qui consti­tue le monstre nanar ?

Un monstre raté ?

Une pre­mière approche de la créa­ture nanarde peut être celle de la Sainte Tri­ni­té du raté : au nom du cos­tume inadé­quat (Sting of Death, Jeff Leroy, 1965), de l’animation approxi­ma­tive (The Giant Claw, Fred F. Sears, 1957) et du maquillage incom­plet (La Croce dalle sette pietre, Mar­co Anto­nio Andol­fi, 1987). Les exemples sont légion et couvrent l’ensemble du spectre, du zom­bie fau­ché (Le Lac des morts vivants, Jean Rol­lin, 1981) à l’araignée misé­rable (Cree­pies, Jeff Leroy, 2004), en pas­sant par le dino­saure caou­tchou­teux (Le Der­nier Dino­saure, Gras­shoff & Kota­ni, 1977), l’enfant géant en images de syn­thèse de Athi­sayan (Vinayan, 2007) ou encore le robot en plas­tique (Robo­war, Bru­no Mat­tei, 1988).

giant-claw-1957-movie-katzman.jpg
Le monstre déglin­gué de The giant claw fleure bon le caou­tchouc et les poils de chat.

e25774.jpg
Une seule ques­tion vient à l’esprit : pour­quoi s’être arrê­tés en si bon che­min ? (La Croce dalle sette pietre)

Des causes mul­tiples peuvent pré­si­der à ce nau­frage tech­nique. Réa­li­ser un film de monstre géant avec le bud­get d’une pro­duc­tion Dog­ma, par exemple, est périlleux. De même, le manque de talent des arti­sans est une cause fré­quente : met­teur en scène man­chot, acteurs de dixième rang, équipe tech­nique inex­pé­ri­men­tée ou fou­traque, les décli­nai­sons sont infi­nies. Ain­si, le cos­tume de gorille du film Migh­ty Gor­ga (David L. Hewitt, 1969) fut-il fabri­qué et revê­tu par le réa­li­sa­teur lui-même. Selon des témoi­gnages directs, la tenue ne des­cen­dait pas sous la taille, ce qui explique qu’on ne voit qua­si­ment jamais le monstre en entier dans le film. On note­ra à cet égard que l’histoire der­rière le monstre nanar est quel­que­fois plus drôle que le film lui-même et, pour être fon­ciè­re­ment hon­nête, qu’elle trans­forme sou­vent un rire moqueur en sou­rire attendri.

mighty_gorga_3.jpg
Demain, le réa­li­sa­teur enlève le haut du cos­tume… (Migh­ty Gorga)

Dans le même registre, on poin­te­ra éga­le­ment le manque de réa­lisme du pro­jet ou les impé­ra­tifs tem­po­rels impo­sés à l’équipe. Cela étant, le risque peut être cou­ru volon­tai­re­ment. Ain­si, quand sur­vient le suc­cès des films de requins à la suite des Dents de la mer (Spiel­berg, 1975), des pro­duc­teurs oppor­tu­nistes vont-ils pro­duire à bas cout des suc­cé­da­nés. Dans ce modèle dit du « coup de sacoche », la créa­ture marine n’a alors d’autre fonc­tion que de figu­rer sur l’affiche et d’attirer le cha­land. Lorsque celui-ci, assis dans la salle, se ren­dra compte de sa méprise, il sera trop tard pour lui. Ain­si l’affiche de La Mort au large (Enzo G. Cas­tel­la­ri, 1980) laisse-t-elle pen­ser qu’il pour­rait s’agir d’un Dents de la mer 3 qui n’est pas encore sor­ti à l’époque. Les stu­dios qui pré­pa­raient à l’époque ce numé­ro trois ont ain­si fait pres­sion pour que La Mort au large soit reti­rée de l’affiche. Qu’importe alors que la créa­ture soit minable puisque per­sonne n’a jamais eu l’intention de pro­duire un film de qua­li­té ? Le monstre raté est donc aus­si, sou­vent, un monstre bâclé.

mort_large.jpg
De l’utilité d’un chiffre bien pla­cé pour pro­vo­quer un réflexe d’achat.

Une variante de l’ersatz com­mer­cial est la décli­nai­son locale pro­duite pour un mar­ché ciné­ma­to­gra­phique rela­ti­ve­ment fer­mé. C’est ain­si que le ciné­ma turc a pro­duit des décli­nai­sons locales de concepts en vogue comme un Sey­ta(alias Tur­kish Exor­cist, Metin Erk­san, 1974), pla­giat de L’exorciste (William Fried­kin, 1973) avec une fillette pos­sé­dée par le démon, ou un Dünyayi Kur­ta­ran Adam (aliasTur­kish Star Wars, Çetin Inanç, 1982), film décou­su pio­chant sans cohé­rence dans les deux pre­miers épi­sodes de La Guerre des étoiles avec force monstres extra­ter­restres en mousse (et la reprise du thème musi­cal du pre­mier India­na Jones).

turkishstarwars_0.jpg
Le héros de Tur­kish Star Wars se col­lète avec force monstres en mousse… frayeur non garantie.

Le ridi­cule des films pla­giaires tient sou­vent, aus­si, à la com­pa­rai­son peu flat­teuse avec l’original. Ain­si, de God­zilla (Ishi­rô Hon­da, 1954) nai­tront des Varan (Varan l’in­vin­cible, Ishi­rô Hon­da, 1956), Ito­ka (Ito­ka, le monstre des galaxies, Kazui Nihon­mat­su, 1967) et autre Gap­pa (Gap­pa, le des­cen­dant de God­zilla, Haruya­su Nogu­shi, 1967).

dam_-_varan.jpg
Varan l’invincible, à l’improbable croi­se­ment entre l’écureuil volant et le gecko.

De son côté, Robo­cop (Paul Verhoe­ven, 1987) aura pour enfants illé­gi­times R.O.T.O.R. (Cullen Blaine, 1989), Cyborg Cop ( Sam Firs­ten­berg, 1993) ou Alie­na­tor (Fred Olen Ray, 1990), tous vic­times de ter­ribles dégé­né­res­cences. Le monstre nanar est alors un sous-monstre. Tel un jumeau dizy­gote écar­té de sa famille ori­gi­nelle par un spec­ta­teur qui décide, hilare, qu’il n’est déci­dé­ment pas à la hau­teur de son frère.

rotor.jpg
Le très rela­ti­ve­ment impres­sion­nant petit cou­sin de Robocop.

Les causes de la nanar­dise que nous venons de détailler sont consub­stan­tielles au monde du ciné­ma. Quoi de plus logique, dès lors, que de trou­ver des monstres nanars à toutes les époques, y com­pris la nôtre. Les crai­gnos mons­ters, pour reprendre la for­mule de J.-P. Put­ters2, sont encore bien actuels, mal­gré les évo­lu­tions tech­niques. Le monstre nanar en noir et blanc des années 1950 avec sa mousse qui déborde des manches et son maquillage de tra­vers peut regar­der droit dans les yeux son homo­logue des années 2000 avec ses images de syn­thèse bâclées et son ani­ma­tion dou­teuse (pre­nons au hasard Attack Of The Gry­phon, Andrew Prowse, 2007).

attack_of_the_gryphon.jpg
Un grif­fon, éter­nelle figure de la ter­reur. Ou presque.

attack_of_the_gryphon_2.jpg
Non, les images de syn­thèse n’ont pas sau­vé le ciné­ma des monstres craignos.

Quelle qu’en soit la rai­son pro­fonde, l’échec du monstre nanar appa­rait ici tech­nique. Or, si la nanar­dise d’un monstre peut tenir pour beau­coup à la tri­ni­té pré­ci­tée, il faut recon­naitre que la médio­cri­té tech­nique ne débouche pas néces­sai­re­ment sur elle. Recon­nais­sons en effet que le requin des Dents de la mer était loin d’être un chef‑d’œuvre d’animation et que le maquillage de Bela Lugo­si n’est pas néces­sai­re­ment pire dans La Fian­cée du monstre (Ed Wood, 1956) que dans le Dra­cu­la de Tod Brow­ning (1931).

Le monstre nanar ne peut donc être le résul­tat d’un simple KO tech­nique. Ce qui semble déter­mi­nant, c’est le déca­lage entre l’ambition et le résul­tat, l’aveuglement des res­pon­sables du film qui pensent que leurs choix tech­niques peuvent pro­duire l’effet recher­ché. Spiel­berg joue des limi­ta­tions de ses moyens tech­niques, Ed Wood pense que la pieuvre qu’il a déro­bée dans un stu­dio en oubliant d’emporter le méca­nisme d’animation pour­ra faire illu­sion (La Fian­cée du monstre, 1955). La tech­nique ne prend donc sens que dans un contexte particulier.

bride-of-the-monster-poster-for-1952-rolling-m-film-with-bela-lugosi-ax5x1n.jpg
Un clas­sique du nanar, entré dans la légende avec son auteur, Ed Wood.

Un monstre ringard ?

Si le déve­lop­pe­ment d’un ciné­ma d’exploitation recy­clant à l’infini des créa­tures à suc­cès (vam­pires, requins, extra­ter­restres, etc.) peut mener à des désastres dus au manque de talent et à l’opportunisme, il faut éga­le­ment poin­ter que la nanar­dise peut résul­ter de l’usure du monstre. Si l’on peut com­prendre que les poses mys­té­rieuses et inquié­tantes d’un Nos­fe­ra­tu le vam­pire (Frie­drich Wil­helm Mur­nau, 1922) ont pu faire fré­mir, la répé­ti­tion à l’infini des mêmes codes génère à la longue un effet gro­tesque nar­nar­do­gène3.

C’est sans doute une des rai­sons de l’existence de cycles de créa­tures ciné­ma­to­gra­phiques : les vam­pires effraient, puis, deve­nus ridi­cules, dis­pa­rais­sant des écrans, pour être redé­cou­verts plus tard quand leur pou­voir anxio­gène est res­tau­ré. Ain­si en va-t-il des monstres géants, des arai­gnées, des zom­bies, des loups-garous, des per­vers psy­cho­pathes, des extra­ter­restres, etc. L’effet de nanar­dise peut donc être dû, moins au ratage du film qu’à son déca­lage tem­po­rel, tant il est vrai qu’une œuvre doit être consi­dé­rée dans son époque. Pour la créa­ture nanarde, rien ne sert de cou­rir, il faut arri­ver à temps.

Bien enten­du, plus un concept est usé, moins il trou­ve­ra de gens de talents (ou de finances) pour miser sur lui et plus il som­bre­ra dans des abimes de nanar­dise. C’est donc un cercle vicieux qu’a subi, de manière spec­ta­cu­laire, une créa­ture géante comme God­zilla qui, de créa­ture ter­ri­fiante détrui­sant des villes a déri­vé, d’avatar en ava­tar, vers le dino­saure colé­rique en caou­tchouc (God­zilla contre Mega­lon, Jun Fuku­da, 1973).

La rin­gar­dise de la créa­ture peut, bien enten­du, tenir à l’évolution des moyens tech­niques et non à des effets de mode. Le poids des années est sans pitié pour les effets spé­ciaux et ce qui rele­vait de la plus réa­liste des ani­ma­tions image par image de pou­pées « hyper­réa­listes » peut rapi­de­ment deve­nir un élé­ment de nanar­dise lorsque de nou­velles tech­niques entrent dans la danse. Le film de monstre est par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible à cela puisque le « tru­cage » est au centre du dis­po­si­tif. Il est vrai cepen­dant que la nanar­di­sa­tion n’est pas une fata­li­té ; on peut ain­si sou­te­nir que les monstres de Ray Har­ry­hau­sen4 ont gagné une immu­ni­té tem­po­relle défi­ni­tive. Le temps reste cepen­dant un enne­mi redou­table et la créa­ture ter­ri­fiante de votre jeu­nesse sera peut-être nanarde aux yeux de vos enfants. Votre monstre fétiche est peut-être déjà en voie de nanar­di­sa­tion, dans votre dos, tapi dans l’ombre, atten­dant son heure, prêt à sur­gir à la pre­mière occa­sion… pour faire écla­ter de rire votre ado­les­cent vau­tré sur le cana­pé. Serez-vous prêt à l’affronter, ce jour-là ?

robot_monster_03.jpg
Sans doute moins effrayant que Casi­mir, le monstre gen­til, voi­ci Robot Monster.

Cela étant, le temps passe pour tout le monde et s’il semble actuel­le­ment facile de rire de Robot Mons­ter (Phil Tucker, 1953) avec son cos­tume de singe, son casque de sca­phan­drier et sa machine à bulles, ce n’est pas seule­ment dû aux évo­lu­tions tech­niques. C’est aus­si parce que notre regard en a fait autant, de même que nos attentes de spec­ta­teurs. Nous vivons en effet dans un monde assié­gé d’audiovisuel et nos capa­ci­tés de décor­ti­cage se sont cer­tai­ne­ment ren­for­cées, tant elles sont deve­nues vitales pour démê­ler le vrai du faux. Le regard acé­ré de notre géné­ra­tion a donc sans doute eu rai­son de bon nombre de monstres qui n’ont de nanar que le défaut d’être regar­dés par nous. La rin­gar­dise est donc un effet, tant du vieillis­se­ment des créa­tures que de la nou­veau­té du regard que nous por­tons sur elles.

Un monstre saugrenu ?

La nanar­dise d’un monstre peut éga­le­ment résul­ter de son carac­tère sau­gre­nu. Par exemple, dans The God­mons­ter of Indian Flat (Fre­dric Hobbs, 1973), il n’est autre qu’un mou­ton géant. On convien­dra que, si l’objectif est d’inspirer la ter­reur, le choix est dis­cu­table5. On peut en dire autant des tomates (L’Attaque des tomates tueuses, 1978, John De Bel­lo), des donuts (L’Attaque des donuts tueurs, Scott Whee­ler, 2016) et de la mous­sa­ka (L’Attaque de la mous­sa­ka géante, Panos H. Kou­tras, 1999). Ces der­niers métrages sont des nanars paro­diques : quel plus sûr moyen de créer un monstre nanar qu’en optant pour un objet peu sus­cep­tible d’inspirer la peur ? Recon­nais­sons cepen­dant que la jel­ly de Atten­tion au blob (Lar­ry Hag­man, 1972) ou les lapins géants (Les Ron­geurs de l’apocalypse, Willi­ma F. Clax­ton, 1972) ne sont pas davan­tage cré­dibles6.

god_monster_of_indian_flat.jpg

godmonster_of_indian_flats.jpg
Entre le mou­ton et la mousse poly­uré­thane, le monstre de God­mons­ter of Indian Flat.

La ques­tion du sau­gre­nu est com­plexe car on peut, à l’inverse, s’interroger sur ce qui fait que l’on prête un quel­conque cré­dit de ter­reur à des pou­pées (Jeu d’enfant, Tom Hol­land, 1988), à un clown (Ça, Tom­my Lee Wal­lace, 1990) ou à une voi­ture (Chris­tine, John Car­pen­ter, 1983). Si l’on y songe, il est par­fai­te­ment ridi­cule de trem­bler à l’évocation d’un homme vivant dans un tom­beau, ne sor­tant qu’à la nuit pour boire du sang à même le cou des vivants et capable de se trans­for­mer en chau­ve­sou­ris, ou de s’effrayer des fables d’araignées mor­telles, de créa­tures pré­his­to­riques recons­ti­tuées ou de cadavres assoif­fés de cer­veau et trai­nant la patte à la pour­suite de jeunes filles hurlantes.

Bref, l’incongruité n’est pas intrin­sèque à la créa­ture nanarde, mais pro­cède d’un déca­lage avec le fond cultu­rel dans lequel elle inter­vient. Les donuts ou les pneus ne sont pas, tra­di­tion­nel­le­ment, chez nous, des figures malé­fiques ou angois­santes, même si les seconds font des mil­liers de vic­times annuelles. Les figures de l’angoisse varient donc dans le temps et l’espace. Son­geons ain­si que dans l’épouvantable7 série Twi­light (réa­li­sa­teurs divers, 2008 – 2012), dont seule la médio­cri­té sus­cite l’épouvante, d’ailleurs, le vam­pire devient davan­tage une figure mau­dite et dolo­riste, mais tou­jours sexuel­le­ment fas­ci­nante, et non un dan­ger mor­tel pour d’innocentes jeunes filles. Voi­là qu’un block­bus­ter huma­nise une des créa­tures les plus anciennes du ciné­ma8. À l’inverse, dans la même série, les loups-garous conti­nuent d’incarner le mal.

Au-delà des varia­tions spa­tio­tem­po­relles des incar­na­tions mons­trueuses, il demeure que les monstres sont géné­ra­le­ment liés à des ques­tions anthro­po­lo­giques fon­da­men­tales (au pre­mier rang des­quelles, la mort et la sexua­li­té) ou à des figures ani­males per­çues comme incar­nant dans une socié­té le dan­ger sau­vage par excel­lence (requin, loup, arai­gnée, etc.), voire à des objets sus­ci­tant des angoisses particulières.

the_giant_spider_invasion.jpg
L’In­va­sion des arai­gnées géantes (Bill Rebane, 1975) revi­site l’éternelle peur des arachnides…

Le monstre est donc le pro­duit d’une incar­na­tion spé­ci­fique de ter­reurs col­lec­tives, il est à la fois uni­ver­sel et intem­po­rel dans les angoisses qu’il exprime et situé dans les moda­li­tés de cette expres­sion. De ce fait, il n’est pas impos­sible de sor­tir de la liste des figures cano­niques de la ter­reur et d’inventer de nou­velles créa­tures, mais l’incongruité est un risque de cette démarche. Le déca­lage entre l’intention et le vec­teur risque fort de faire rire plu­tôt que de pro­vo­quer des hur­le­ments. Si la peur du pro­grès tech­no­lo­gique s’exprime par une rébel­lion des appa­reils élec­tro­mé­na­gers (Le Démon dans l’ile, Fran­cis Leroi, 1982), les chances de suc­cès sont sans doute moindres que lorsqu’il est fait appel au vec­teur d’un quel­conque cyborg (Ter­mi­na­tor, James Came­ron, 1984).

Un monstre propagandiste ?

Sou­vent, le monstre est uti­li­sé pour lui-même. Certes, on pour­ra rat­ta­cher le vam­pire à une crainte de la sexua­li­té, et donc, poten­tiel­le­ment, à une mise en garde incons­ciente à cet égard. On pour­rait en dire autant de ces films qui voient des hommes se faire arra­cher le pénis par un vagin occu­pé par une divi­ni­té ancienne (Lady Ter­mi­na­tor, H. Tjut Dja­lil, 1989). Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit alors bien davan­tage de jouer sur des peurs incons­cientes (sans doute aus­si pour le réa­li­sa­teur et le scé­na­riste) que de déve­lop­per des thèses.

lady_terminator_1989_poster_1.jpg
Sous les appa­rences d’une femme, le monstre émasculateur.

Mais, dans cer­tains cas, la créa­ture se fait pro­pa­gan­diste, fac­teur poten­tiel de nanar­dise. Elle est alors au ser­vice d’une entre­prise de mora­li­sa­tion ou de poli­ti­sa­tion qui fait sou­vent les délices des nanar­deurs. Ain­si, dans Blood Freak (Brad F. Grin­ter et Steve Hawkes, 1972) des consom­ma­teurs de drogues se trans­forment-ils en hommes-din­dons. « Pre­nez garde aux psy­cho­tropes, ils ravalent l’homme au rang de la bête ! », nous crient les réa­li­sa­teurs. Et com­ment se rete­nir de rire quand Bla­ckroses (John Fasa­no, 1988), en pleine ascen­sion radio­pho­nique des Guns & Roses, nous montre que le hard rock trans­forme (lit­té­ra­le­ment) les ado­les­cents qui l’écoutent en démons malé­fiques ? La réa­li­sa­tion eût-elle été à la hau­teur (quod non) que ces films n’auraient pas pour autant échap­pé à la nanardise.

blood_freak.jpg
« Beyond belief » devrait sans doute être tra­duit par « au-delà de toute vraisemblance »

Voi­ci donc que le pro­pos du film se révèle à son tour nanar­do­gène. Ce fai­sant, il attire notre atten­tion sur une ques­tion déli­cate : la genèse des monstres. Malé­dic­tion ancienne, expé­rience ratée, expo­si­tion à des radia­tions, virus incon­nu, lar­gage par un vais­seau spa­tial ou mala­die men­tale, toute une pano­plie de causes nous sont pro­po­sées par le ciné­ma. Cer­taines sont à nos yeux plus cré­dibles que d’autres, même si le genre du film de monstres s’accommode de bien des élu­cu­bra­tions. Il n’en demeure pas moins que, à pous­ser le bou­chon, on finit par perdre son télé­spec­ta­teur et à déclen­cher le rire plu­tôt que la peur. À vou­loir trop appuyer sur la téra­to­ge­nèse, on la prive de son sta­tut de pré­texte et on en fait un élé­ment cen­tral du film. Mieux vaut alors que le pro­pos soit sérieux et mesu­ré, ce qui est peu pro­bable quand des hommes-din­dons entrent dans la danse ou, plus exac­te­ment, dans le pogo.

blackrosescover_3.jpg
Le hea­vy metal, ce ter­ri­fiant fléau ! Ou presque…

Un monstre qu’on aime !

Les diverses ten­ta­tives de défi­nir ce qui fait la nanar­dise d’un monstre expo­sées ci-des­sus indiquent des condi­tions néces­saires, mais pas suf­fi­santes. Car elles per­mettent en effet de dis­tin­guer le film de monstre de qua­li­té (ou au moins d’une qua­li­té accep­table) de ses homo­logues acci­den­tés. Mais elles omettent une dis­tinc­tion, celle qui sépare les navets et des nanars.

Sans saveur, ennuyeux au pos­sible, presque déses­pé­rant, le navet mons­trueux dérobe notre temps. De frayeur, pas l’ombre, mais rien non plus pour la rem­pla­cer. Par contre, le nanar de monstres, mau­vais film sym­pa­thique, nous offre avec géné­ro­si­té des émo­tions pal­lia­tives à la peur : le sou­rire, le rire, le fou rire… et la ten­dresse, voire la nos­tal­gie. Il faut admettre la part de sub­jec­ti­vi­té inhé­rente à la nanar­dise : elle résulte, certes, d’un échec du monstre à en être un, mais elle pro­cède aus­si d’une rela­tion per­son­nelle entre l’objet fil­mique et son spectateur.

Bien enten­du, le monstre nanar n’est pas un monstre adé­quat. Il est anor­mal puisque, contrai­re­ment aux monstres accom­plis, il échoue à sus­ci­ter la peur. Il est donc, en quelque sorte, un « méta­monstre » : un monstre par­mi les monstres, reje­té par eux. Dans le monde inver­sé des monstres, c’est le rire qui est le signe du « méta­monstre », et non la peur. À contra­rio, le monstre de navet n’est qu’un non-monstre, un faux monstre.

troll2.jpg
Le latex dans toute sa splen­deur, Troll 2 (Clau­dio Fra­gas­so, 1990)

La créa­ture nanarde n’est donc pas seule­ment un monstre raté, elle est un monstre pour les monstres, une créa­ture mar­rante. Elle est le vec­teur d’un atta­che­ment au film. Dès lors, la défi­ni­tion du monstre nanar passe par deux étapes : la dis­tinc­tion par rap­port aux monstres adé­quats et celle par rap­port aux monstres de navets. La pre­mière ins­taure son exclu­sion du monde des monstres et nous apprend par le contrexemple ce que sont ceux-ci, la deuxième l’installe en posi­tion de « méta­monstre » alors que la « créa­ture-légume », elle, est vouée au néant.

C’est donc en bonne par­tie la sub­jec­ti­vi­té du spec­ta­teur — ce qui l’amuse, ce qu’il peut par­don­ner à un film, ce qui titille sa curio­si­té — qui sauve la créa­ture man­quée. Sans doute est-ce là que réside la vic­toire de l’auteur de nanar : son œuvre ne lui appar­tient plus et elle peut nous par­ler bien au-delà de ses inten­tions, comme toute œuvre, ce qu’elle fait dès lors qu’il a eu le talent ins­tinc­tif de rater son film avec maestria.

Ce qu’indique aus­si le nanar, c’est qu’il existe une issue au monde des monstres, une fuite par le rire.

  1. Nous lais­sons ici de côté les monstres inten­tion­nel­le­ment sym­pa­thiques, comme dans E.T. (Spiel­berg, 1982) ou Monstres et Cie (Pete Doc­ter, David Sil­ver­man, Lee Unkrich, 2001).
  2. J.-P ; Put­ters, Ze crai­gnos mons­ters, 4 vol., Issy les Mou­li­neaux, Vents d’Ouest, 1991 – 2014.
  3. Pour se faire une idée de la pro­duc­tion de films de vam­pires, par exemple, on consul­te­ra la liste d’œuvres pro­po­sée par Wiki­pe­dia.
  4. Spé­cia­liste des effets spé­ciaux ayant tra­vaillé avec Charles H. Schneer, entre autres sur Jason et les Argo­nautes (1963), Les Pre­miers Hommes dans la Lune (1964) et La Val­lée de Gwan­gi (1969).
  5. Même si, par­fois, la réa­li­té peut dépas­ser la fic­tion
  6. M. Payan, « Le détail qui tue : les objets tueurs au ciné­ma », Abus de Ciné, s.d., consul­té le 6 mai 2017.
  7. Dans l’état actuel des choses, les Twi­light sont des navets et non des nanars. Ce sont de mau­vais films, certes, mais ils sont bien plus ennuyeux ou aga­çants que sym­pa­thiques. Il n’est pas exclu que, avec l’âge, leur vienne une nanar­dise qui leur garan­ti­rait une pos­té­ri­té au-delà des para­dis fiscaux.
  8. Méliès lui-même, dans Le Manoir du diable (1896) met­tait en scène un vam­pire. Le film peut être vu en ligne sur divers sites de vidéos. Notons que la figure du vam­pire est en voie de bana­li­sa­tion depuis un moment au tra­vers de films tels qu’Entre­tien avec un vam­pire (Neil Jor­dan, 1994).

Fabien Gardon


Auteur

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.