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Revoir Bagdad. Revoir Florence Aubenas

Numéro 4 Avril 2005 - International Proche et Moyen-orient par La Revue nouvelle

avril 2005

À quoi bon une énième mani­fes­ta­tion de soli­da­ri­té avec Flo­rence Aube­nas ? À quoi bon un énième texte de sou­tien à ses proches ? À quoi bon nous émou­voir à notre tour et si tard du sort de son guide et tra­duc­teur Hus­sein Hanoun Saa­di ? À quoi bon nous ris­quer à enfon­cer des portes ouvertes et faire éta­lage de bons sen­ti­ments ? Parce que, […]

À quoi bon une énième mani­fes­ta­tion de soli­da­ri­té avec Flo­rence Aube­nas ? À quoi bon un énième texte de sou­tien à ses proches ? À quoi bon nous émou­voir à notre tour et si tard du sort de son guide et tra­duc­teur Hus­sein Hanoun Saa­di ? À quoi bon nous ris­quer à enfon­cer des portes ouvertes et faire éta­lage de bons sen­ti­ments ? Parce que, pré­ci­sé­ment, nous ne vou­drions pas que la défer­lante d’i­ni­tia­tives citoyennes en faveur des cap­tifs de Bag­dad, comme toute cam­pagne média­tique, abou­tisse à l’ef­fet contraire du but recher­ché et finisse par lasser.
Certes, cela fait plu­sieurs mois que l’I­rak est pris à la gorge par des acteurs davan­tage sou­cieux d’é­ter­ni­té que de recons­truc­tion. Cela fait éga­le­ment des mois que l’en­lè­ve­ment de civils est deve­nu une indus­trie natio­nale dont des mil­liers de citoyens ira­kiens sont les pre­mières vic­times. Mais com­ment ne pas être un ins­tant tra­ver­sé par l’i­dée folle que cer­tains vou­draient à nou­veau for­cer les regards à se détour­ner de l’I­rak ? Après des décen­nies de ter­reur d’É­tat durant les­quelles il était pure­ment sui­ci­daire de faire son métier de jour­na­liste en Irak, de nou­veaux (le sont-ils tous ?) acteurs semblent s’in­gé­nier à empê­cher à tout prix que l’I­rak puisse s’ex­pri­mer dans toute sa diver­si­té poli­tique, lin­guis­tique, confes­sion­nelle et sociale, et en pré­sence de quelque inter­lo­cu­teur que ce soit. Enle­ver, c’est aus­si et d’a­bord nous enle­ver le droit de voir et d’en­tendre au loin et mani­pu­ler notre regard sur la réa­li­té irakienne.

Même si aucun « homme sans qua­li­té » ne mérite cette néga­tion abso­lue que consti­tue l’en­lè­ve­ment, qu’il nous soit per­mis de sou­li­gner l’é­mi­nence de Flo­rence Aube­nas, une jour­na­liste dont le tra­vail a révé­lé toute sa rigueur lors­qu’il s’est agi, par exemple, de ten­ter de témoi­gner de la nature et de la pra­tique des régimes poli­tiques en place en Algé­rie et en Tuni­sie. C’est à peine après avoir publié un pre­mier et excellent repor­tage sur la cam­pagne élec­to­rale ira­kienne que Flo­rence Aube­nas aura fina­le­ment été enle­vée. Ici, comme naguère dans le Magh­reb, son tra­vail jour­na­lis­tique ne s’est jamais mépris sur les socié­tés qu’elle inves­ti­guait et s’est tou­jours fon­dé sur la recon­nais­sance, sou­vent trop rare, de l’hu­ma­ni­té de socié­tés arabes vain­cues par leurs régimes, par elles-mêmes et par nos regards de décervelés.

À ce titre, la vidéo enre­gis­trée par ses ravis­seurs et dif­fu­sée ce 1er mars par de nom­breuses chaines de télé­vi­sion nous aura toutes et tous dura­ble­ment trau­ma­ti­sés. L’obs­cé­ni­té à laquelle Flo­rence Aube­nas aura été contrainte de se sou­mettre en implo­rant l’aide des réseaux pro-baa­sistes n’au­ra échap­pé à per­sonne. Du moins, nous l’es­pé­rons. Par ailleurs, com­ment ne pas ima­gi­ner, ne serait-ce qu’un ins­tant, que la jour­na­liste Flo­rence Aube­nas paie son intran­si­geance docu­men­taire à l’é­gard de nom­breux régimes arabes en récol­tant le silence assour­dis­sant de cer­tains pour qui « cause arabe » rime avec sou­tien indé­fec­tible aux Pales­ti­niens et indif­fé­rence aux cau­che­mars des autres socié­tés arabes sou­mises par leurs propres dic­ta­tures à qui il suf­fit, pour se dédoua­ner, de pro­cla­mer une soli­da­ri­té tout offi­cielle à la cause palestinienne ?

Avant la chute du régime baa­siste, Jean-Pierre Per­rin, col­lègue de Flo­rence Aube­nas au quo­ti­dien Libé­ra­tion, écri­vait ces lignes terribles1 : « C’est drôle comme l’I­rak attire les sales types. Les mafieux, les odieux, les anti­sé­mites, les hommes d’af­faires véreux, les poli­ti­ciens tru­queurs, les ratés qui veulent pom­per du fric, les fachos, tout ce qui rampe, com­plote, magouille et vous salue d’une main molle, moite et vis­queuse. Ils ont fait de Bag­dad leur quar­tier géné­ral. Mais l’I­rak n’at­tire pas les intel­lec­tuels. Tous ceux qui débattent de la paix, de la guerre, de l’ins­ta­bi­li­té du Proche-Orient, qui nous disent tout sur l’a­ve­nir des chiites, des sun­nites, des Kurdes et les rares qui n’ou­blient pas les chré­tiens ne se sont pas don­né la peine de voir à quoi res­semble le pays gar­rot­té par Sad­dam Hus­sein. Ils se contentent de leurs biblio­thèques, de leurs jour­naux et de la télé­vi­sion. Ou alors, ils font un rapide aller-retour aux frais du raïs et se laissent conter fleu­rette par les deux ou trois tueurs à l’air fré­quen­table, comme Tarek Aziz, le col­chique du régime baasiste. »

Nous vou­drions ain­si rap­pe­ler que, par­mi ceux qui se signalent par défaut via leur assour­dis­sante dis­cré­tion à pro­pos des prises d’o­tages et des atten­tats sui­cides tou­chant des civils, nom­breux sont ceux qui, voi­ci près d’un an, plas­tron­naient et péti­tion­naient en faveur de « la » résis­tance ira­kienne « dans toute sa diversité2 ». Et nous vou­drions enfin rap­pe­ler que, si ce n’é­tait clair, Flo­rence Aube­nas appar­tient à cette infime poi­gnée de jour­na­listes qui ne s’en sont jamais lais­sé conter par ces causes qui exigent le sacri­fice des innocents.
À l’heure où ces lignes sont écrites, nul ne sait si, quand et com­ment Flo­rence Aube­nas sera libé­rée, comme nous l’es­pé­rons ardem­ment. Dans cette attente lourde, La Revue nou­velle n’en tient pas moins à expri­mer son sou­tien plein, entier et confiant à sa famille et par­ti­cu­liè­re­ment à sa mère, Jac­que­line, qui fit très long­temps béné­fi­cier nos colonnes de son immense talent et de son idéal au ser­vice de la culture. 

Le 13 mars 2005

La Revue nouvelle


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