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Réveiller les consciences ?
Ainsi, Monseigneur Léonard veut réveiller les consciences. Sans doute le veut-il tous les jours, mais ici, il s’agit d’une opération d’ampleur. Imaginez, la basilique nationale de Koekelberg pleine à craquer… de mille fidèles, le ventre creux et en prière. Pour réveiller les consciences. L’accès à l’eau potable ? La guerre ? L’exclusion prochaine de milliers de chômeurs (et surtout, […]
Ainsi, Monseigneur Léonard veut réveiller les consciences. Sans doute le veut-il tous les jours, mais ici, il s’agit d’une opération d’ampleur. Imaginez, la basilique nationale de Koekelberg pleine à craquer… de mille fidèles, le ventre creux et en prière. Pour réveiller les consciences.
L’accès à l’eau potable ? La guerre ? L’exclusion prochaine de milliers de chômeurs (et surtout, de chômeuses)? L’accroissement des inégalités socioéconomiques ? Les violences intrafamiliales ? Vous n’y êtes pas, ce qui motive cette action d’envergure — du moins à l’échelle de l’Église catholique belge contemporaine — est l’extension aux mineurs de la possibilité de procéder à une euthanasie.
Certes, les autres causes indignent également Mgr Léonard, mais sans doute pas au point de lui faire sauter son repas de midi… On constatera qu’il y a là, manifestement, un ordre de priorités. On se dira qu’on ne les partage pas nécessairement… voire pas du tout. On ne peut pour autant nier l’importance politique de la question de l’euthanasie. Ce n’est pas une simple question de volonté individuelle, l’acte impliquant plusieurs personnes et revenant à une réduction du champ de l’incrimination d’assassinat. Tout sauf un détail.
Cela étant, les récents remous autour de questions « éthiques » et « de société » (comme si une question pouvait ne pas être « de société ») doivent inciter à la vigilance. Protestations françaises contre le mariage entre personnes de même sexe, attaques espagnoles contre le droit à l’avortement et succès populistes de l’UDC suisse au travers de votations (à ce sujet, voyez le texte de Caroline Van Wynsberghe dans la rubrique « Le Mois ») indiquent qu’un certain discours réactionnaire prend de l’ampleur. Nul doute que, chez nous, certains aimeraient surfer sur cette vague.
Un réveil des consciences semble donc effectivement nécessaire, mais pas dans le sens espéré par Mgr Léonard. Il importe de ne jamais oublier que les libertés conquises ne sont jamais définitivement acquises. Certains rêveront toujours de les battre en brèche : liberté d’expression, droit au respect de la vie privée, droits de la femme, prohibition des discriminations ou droits économiques et sociaux, tout est susceptible de partir en fumée.
Bien entendu, la bergère du troupeau chrétien a son berger et l’appel de Mgr Léonard ne resta pas sans réactions. Parmi celles-ci, un autre ministre du Culte — à tout le moins au sens légal —, Pierre Galand, exprima au nom du Centre d’action laïque (CAL) un point de vue qui n’est pas sans poser question. À son sens, l’intervention publique du précité prélat était illégitime. Selon M. Galand, « Il a le droit d’avoir ses opinions, qui sont tout à fait respectables […] et il a le droit de prier pour essayer que le Saint-Esprit influence les parlementaires », mais il est « inacceptable qu’une personnalité tente de s’ingérer dans le débat politique1 ». Étant lui-même une « personnalité », supposons que Pierre Galand entendait affirmer qu’une personnalité appartenant à une Église, si elle peut jouir de la liberté de conscience, ne peut s’exprimer publiquement dans le cadre d’un débat politique. Bien entendu, la sacrosainte « séparation de l’Église et de l’État » est invoquée à la rescousse2.
Ce qui frappe, c’est que, de la séparation de l’Église et de l’État — déjà peu adaptée à la description de la situation belge — on passe imperceptiblement à une séparation de l’Église et du politique, voire du religieux et du politique. Or, il y a plus qu’une nuance entre le fait de s’immiscer dans le fonctionnement de l’appareil d’État au point d’en déterminer le fonctionnement et celui de participer à un débat démocratique, fût-il houleux. Dans le premier cas, l’on peut comprendre une volonté de distinguer le fonctionnement de deux institutions. Certes, la Belgique connait de nombreux exemples de non-séparation (financement des cultes, enseignement des religions dans les écoles du réseau officiel, etc.), mais il n’y a pas d’objection à ce que certains militent pour y mettre fin.
Dans le deuxième cas, il y a un os. Le problème de la séparation de l’Église ou du religieux et du politique est que, pour y procéder, il faudrait enfreindre les libertés fondamentales. De deux choses l’une : soit chacun peut exprimer ses idées et militer publiquement pour défendre sa conception de la vie bonne, quelle qu’elle soit, à condition de ne pas appeler à la violence, à la discrimination ou à la haine, soit certains ne peuvent avoir de parole publique légitime et il convient de définir les catégories qui sont concernées. S’il s’agit de l’Église, l’obstacle serait l’appartenance à une organisation privée ; s’il est question de religieux, il s’agira du fondement d’une vision du monde sur la foi en un principe supérieur divin.
Nous voici donc aux frontières de la démocratie. D’une part, celle-ci garantit la liberté d’association et l’on ne perçoit pas bien pourquoi une Église serait moins légitime à coaliser les interventions dans le débat public qu’un syndicat ou un parti politique, par exemple. Le référentiel divin ? Mais, justement, la démocratie a fait sienne l’idée que l’on ne départagerait pas les hommes ni les groupements sur la base du principe fondateur de leurs valeurs. De ce fait, plutôt que de continuer de poursuivre la périlleuse quête d’une unanimité — mère des guerres de religion et de toutes les intolérances — ce système a fait le choix de laisser chacun libre de ses options et d’admettre l’expression de toute opinion, quels qu’en soient les principes fondateurs. À cet égard, fonder ses valeurs sur le message d’un Dieu, sur la nature humaine ou sur une idéologie socioéconomique ne fait pas de différence. Ce renoncement interdit de disqualifier la parole pour cause de référentiel divin ; de même qu’il empêche les Églises de tenter, comme par le passé, de faire taire ceux qui n’adhèreraient pas à leur conception du fondement de toute chose. Dieu n’est donc plus un argument opposable à autrui. Il n’est dès lors pas possible de distinguer ceux qui jouiraient d’une liberté de conscience et d’expression politique de ceux qui ne bénéficieraient légitimement que de la première. Mettre en cause la seconde est en soi une discrimination.
Au-delà de cette dangereuse brèche dans les principes démocratiques, se pose une question pratique : qui serait juge de qui peut légitimement s’exprimer et intervenir dans le débat démocratique ? Il semblerait que le CAL s’estime compétent, à la fois pour y intervenir et pour dénier aux autres la légitimité de le faire. On reconnaitra que c’est là chose problématique. On peut certes convenir que, comme pour les autres questions de limitation des droits fondamentaux, seules les juridictions de l’État démocratique sont qualifiées pour tracer les contours de la liberté d’expression, mais il y a là un nouvel écueil. Il faudra formaliser la distinction entre l’autorisé et l’interdit. Qu’est-ce qu’un dieu ? À partir de quel niveau son intervention dans un système de pensée fait-il de lui un obstacle à l’expression ? Qu’est-ce qu’une Église (il n’en est pas de sunnite, par exemple)? Qu’est-ce qui relève du politique et qu’est-ce qui est de l’ordre du moral ? Tant de questions impossibles à gérer au travers d’un outil aussi rudimentaire que le droit. La régulation de ce que l’on nomme le « phénomène sectaire » ou des « organisations criminelles » a montré combien délicate était la tâche.
On le voit, la position qui consiste à affirmer que l’Église ou les hommes d’Église, voire les croyants, doivent s’abstenir de toute prise de position « politique » est intenable, non seulement parce que ses contours sont indéfinissables, mais aussi parce qu’elle contrevient frontalement aux principes fondateurs de notre démocratie.
Il en résulte qu’on ne peut que donner raison à Mgr Léonard. Sur un point à tout le moins : il faut un réveil des consciences. Un réveil tel qu’il nous ouvre à de nouveaux modèles de société dans lesquels nos droits seront encore mieux garantis, notre liberté sera plus grande et nos choix mieux respectés. Par exemple, en matière de fin de vie. Certes, cette voie est plus exigeante que d’appeler à faire taire l’un ou l’autre prélat, mais elle présente un avantage de taille : elle est une mise en pratique de nos idéaux démocratiques.
- http://bit.ly/1jvfx3p.
- Ce genre de propos fut bien entendu repris par d’autres, voyez notamment le très lu « Blog de Sel » de Marcel Sel, http://bit.ly/1gkRu79.