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Réveiller les consciences ?

Numéro 3 mars 2014 par La Revue nouvelle

février 2014

Ain­si, Mon­sei­gneur Léo­nard veut réveiller les consciences. Sans doute le veut-il tous les jours, mais ici, il s’agit d’une opé­ra­tion d’ampleur. Ima­gi­nez, la basi­lique natio­nale de Koe­kel­berg pleine à cra­quer… de mille fidèles, le ventre creux et en prière. Pour réveiller les consciences. L’accès à l’eau potable ? La guerre ? L’exclusion pro­chaine de mil­liers de chô­meurs (et surtout, […]

Ain­si, Mon­sei­gneur Léo­nard veut réveiller les consciences. Sans doute le veut-il tous les jours, mais ici, il s’agit d’une opé­ra­tion d’ampleur. Ima­gi­nez, la basi­lique natio­nale de Koe­kel­berg pleine à cra­quer… de mille fidèles, le ventre creux et en prière. Pour réveiller les consciences.

L’accès à l’eau potable ? La guerre ? L’exclusion pro­chaine de mil­liers de chô­meurs (et sur­tout, de chô­meuses)? L’accroissement des inéga­li­tés socioé­co­no­miques ? Les vio­lences intra­fa­mi­liales ? Vous n’y êtes pas, ce qui motive cette action d’envergure — du moins à l’échelle de l’Église catho­lique belge contem­po­raine — est l’extension aux mineurs de la pos­si­bi­li­té de pro­cé­der à une euthanasie.

Certes, les autres causes indignent éga­le­ment Mgr Léo­nard, mais sans doute pas au point de lui faire sau­ter son repas de midi… On consta­te­ra qu’il y a là, mani­fes­te­ment, un ordre de prio­ri­tés. On se dira qu’on ne les par­tage pas néces­sai­re­ment… voire pas du tout. On ne peut pour autant nier l’importance poli­tique de la ques­tion de l’euthanasie. Ce n’est pas une simple ques­tion de volon­té indi­vi­duelle, l’acte impli­quant plu­sieurs per­sonnes et reve­nant à une réduc­tion du champ de l’incrimination d’assassinat. Tout sauf un détail.

Cela étant, les récents remous autour de ques­tions « éthiques » et « de socié­té » (comme si une ques­tion pou­vait ne pas être « de socié­té ») doivent inci­ter à la vigi­lance. Pro­tes­ta­tions fran­çaises contre le mariage entre per­sonnes de même sexe, attaques espa­gnoles contre le droit à l’avortement et suc­cès popu­listes de l’UDC suisse au tra­vers de vota­tions (à ce sujet, voyez le texte de Caro­line Van Wyns­ber­ghe dans la rubrique « Le Mois ») indiquent qu’un cer­tain dis­cours réac­tion­naire prend de l’ampleur. Nul doute que, chez nous, cer­tains aime­raient sur­fer sur cette vague.

Un réveil des consciences semble donc effec­ti­ve­ment néces­saire, mais pas dans le sens espé­ré par Mgr Léo­nard. Il importe de ne jamais oublier que les liber­tés conquises ne sont jamais défi­ni­ti­ve­ment acquises. Cer­tains rêve­ront tou­jours de les battre en brèche : liber­té d’expression, droit au res­pect de la vie pri­vée, droits de la femme, pro­hi­bi­tion des dis­cri­mi­na­tions ou droits éco­no­miques et sociaux, tout est sus­cep­tible de par­tir en fumée.

Bien enten­du, la ber­gère du trou­peau chré­tien a son ber­ger et l’appel de Mgr Léo­nard ne res­ta pas sans réac­tions. Par­mi celles-ci, un autre ministre du Culte — à tout le moins au sens légal —, Pierre Galand, expri­ma au nom du Centre d’action laïque (CAL) un point de vue qui n’est pas sans poser ques­tion. À son sens, l’intervention publique du pré­ci­té pré­lat était illé­gi­time. Selon M. Galand, « Il a le droit d’avoir ses opi­nions, qui sont tout à fait res­pec­tables […] et il a le droit de prier pour essayer que le Saint-Esprit influence les par­le­men­taires », mais il est « inac­cep­table qu’une per­son­na­li­té tente de s’ingérer dans le débat poli­tique1 ». Étant lui-même une « per­son­na­li­té », sup­po­sons que Pierre Galand enten­dait affir­mer qu’une per­son­na­li­té appar­te­nant à une Église, si elle peut jouir de la liber­té de conscience, ne peut s’exprimer publi­que­ment dans le cadre d’un débat poli­tique. Bien enten­du, la sacro­sainte « sépa­ra­tion de l’Église et de l’État » est invo­quée à la res­cousse2.

Ce qui frappe, c’est que, de la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État — déjà peu adap­tée à la des­crip­tion de la situa­tion belge — on passe imper­cep­ti­ble­ment à une sépa­ra­tion de l’Église et du poli­tique, voire du reli­gieux et du poli­tique. Or, il y a plus qu’une nuance entre le fait de s’immiscer dans le fonc­tion­ne­ment de l’appareil d’État au point d’en déter­mi­ner le fonc­tion­ne­ment et celui de par­ti­ci­per à un débat démo­cra­tique, fût-il hou­leux. Dans le pre­mier cas, l’on peut com­prendre une volon­té de dis­tin­guer le fonc­tion­ne­ment de deux ins­ti­tu­tions. Certes, la Bel­gique connait de nom­breux exemples de non-sépa­ra­tion (finan­ce­ment des cultes, ensei­gne­ment des reli­gions dans les écoles du réseau offi­ciel, etc.), mais il n’y a pas d’objection à ce que cer­tains militent pour y mettre fin.

Dans le deuxième cas, il y a un os. Le pro­blème de la sépa­ra­tion de l’Église ou du reli­gieux et du poli­tique est que, pour y pro­cé­der, il fau­drait enfreindre les liber­tés fon­da­men­tales. De deux choses l’une : soit cha­cun peut expri­mer ses idées et mili­ter publi­que­ment pour défendre sa concep­tion de la vie bonne, quelle qu’elle soit, à condi­tion de ne pas appe­ler à la vio­lence, à la dis­cri­mi­na­tion ou à la haine, soit cer­tains ne peuvent avoir de parole publique légi­time et il convient de défi­nir les caté­go­ries qui sont concer­nées. S’il s’agit de l’Église, l’obstacle serait l’appartenance à une orga­ni­sa­tion pri­vée ; s’il est ques­tion de reli­gieux, il s’agira du fon­de­ment d’une vision du monde sur la foi en un prin­cipe supé­rieur divin.

Nous voi­ci donc aux fron­tières de la démo­cra­tie. D’une part, celle-ci garan­tit la liber­té d’association et l’on ne per­çoit pas bien pour­quoi une Église serait moins légi­time à coa­li­ser les inter­ven­tions dans le débat public qu’un syn­di­cat ou un par­ti poli­tique, par exemple. Le réfé­ren­tiel divin ? Mais, jus­te­ment, la démo­cra­tie a fait sienne l’idée que l’on ne dépar­ta­ge­rait pas les hommes ni les grou­pe­ments sur la base du prin­cipe fon­da­teur de leurs valeurs. De ce fait, plu­tôt que de conti­nuer de pour­suivre la périlleuse quête d’une una­ni­mi­té — mère des guerres de reli­gion et de toutes les into­lé­rances — ce sys­tème a fait le choix de lais­ser cha­cun libre de ses options et d’admettre l’expression de toute opi­nion, quels qu’en soient les prin­cipes fon­da­teurs. À cet égard, fon­der ses valeurs sur le mes­sage d’un Dieu, sur la nature humaine ou sur une idéo­lo­gie socioé­co­no­mique ne fait pas de dif­fé­rence. Ce renon­ce­ment inter­dit de dis­qua­li­fier la parole pour cause de réfé­ren­tiel divin ; de même qu’il empêche les Églises de ten­ter, comme par le pas­sé, de faire taire ceux qui n’adhèreraient pas à leur concep­tion du fon­de­ment de toute chose. Dieu n’est donc plus un argu­ment oppo­sable à autrui. Il n’est dès lors pas pos­sible de dis­tin­guer ceux qui joui­raient d’une liber­té de conscience et d’expression poli­tique de ceux qui ne béné­fi­cie­raient légi­ti­me­ment que de la pre­mière. Mettre en cause la seconde est en soi une discrimination.

Au-delà de cette dan­ge­reuse brèche dans les prin­cipes démo­cra­tiques, se pose une ques­tion pra­tique : qui serait juge de qui peut légi­ti­me­ment s’exprimer et inter­ve­nir dans le débat démo­cra­tique ? Il sem­ble­rait que le CAL s’estime com­pé­tent, à la fois pour y inter­ve­nir et pour dénier aux autres la légi­ti­mi­té de le faire. On recon­nai­tra que c’est là chose pro­blé­ma­tique. On peut certes conve­nir que, comme pour les autres ques­tions de limi­ta­tion des droits fon­da­men­taux, seules les juri­dic­tions de l’État démo­cra­tique sont qua­li­fiées pour tra­cer les contours de la liber­té d’expression, mais il y a là un nou­vel écueil. Il fau­dra for­ma­li­ser la dis­tinc­tion entre l’autorisé et l’interdit. Qu’est-ce qu’un dieu ? À par­tir de quel niveau son inter­ven­tion dans un sys­tème de pen­sée fait-il de lui un obs­tacle à l’expression ? Qu’est-ce qu’une Église (il n’en est pas de sun­nite, par exemple)? Qu’est-ce qui relève du poli­tique et qu’est-ce qui est de l’ordre du moral ? Tant de ques­tions impos­sibles à gérer au tra­vers d’un outil aus­si rudi­men­taire que le droit. La régu­la­tion de ce que l’on nomme le « phé­no­mène sec­taire » ou des « orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles » a mon­tré com­bien déli­cate était la tâche.

On le voit, la posi­tion qui consiste à affir­mer que l’Église ou les hommes d’Église, voire les croyants, doivent s’abstenir de toute prise de posi­tion « poli­tique » est inte­nable, non seule­ment parce que ses contours sont indé­fi­nis­sables, mais aus­si parce qu’elle contre­vient fron­ta­le­ment aux prin­cipes fon­da­teurs de notre démocratie.

Il en résulte qu’on ne peut que don­ner rai­son à Mgr Léo­nard. Sur un point à tout le moins : il faut un réveil des consciences. Un réveil tel qu’il nous ouvre à de nou­veaux modèles de socié­té dans les­quels nos droits seront encore mieux garan­tis, notre liber­té sera plus grande et nos choix mieux res­pec­tés. Par exemple, en matière de fin de vie. Certes, cette voie est plus exi­geante que d’appeler à faire taire l’un ou l’autre pré­lat, mais elle pré­sente un avan­tage de taille : elle est une mise en pra­tique de nos idéaux démocratiques.

  1. http://bit.ly/1jvfx3p.
  2. Ce genre de pro­pos fut bien enten­du repris par d’autres, voyez notam­ment le très lu « Blog de Sel » de Mar­cel Sel, http://bit.ly/1gkRu79.

La Revue nouvelle


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