Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Ressources naturelles. Enjeu majeur pour l’avenir de nos sociétés

Numéro 4 – 2018 par José Halloy

juillet 2018

Nous vivons dans un monde maté­riel, chan­tait en boucle Madon­na en 1984. Le mate­rial world de la mate­rial girl fait allu­sion à la richesse, mais porte l’ambigüité séman­tique entre richesse et maté­riaux. Cette chan­son est un hom­mage au clas­sique de Mari­lyn Mon­roe, Dia­monds Are Girl’s Best Friend (Gent­le­men Pre­fer Blondes, Howard Hawks, 1953). Ici, nous n’aborderons […]

Dossier

Nous vivons dans un monde maté­riel, chan­tait en boucle Madon­na en 1984. Le mate­rial world de la mate­rial girl fait allu­sion à la richesse, mais porte l’ambigüité séman­tique entre richesse et maté­riaux. Cette chan­son est un hom­mage au clas­sique de Mari­lyn Mon­roe, Dia­monds Are Girl’s Best Friend (Gent­le­men Pre­fer Blondes, Howard Hawks, 1953). Ici, nous n’aborderons pas l’analyse fémi­niste de cette culture popu­laire, mais bien le lien entre richesse et maté­ria­li­té des avoirs. Les dia­mants que sou­haite Mari­lyn dans sa chan­son ico­nique sont des cris­taux de car­bone à haute valeur éco­no­mique. Ces cris­taux de car­bone sont issus de pro­ces­sus géo­lo­giques qui se réa­lisent sur la longue durée. Cer­tains dia­mants peuvent avoir des âges, mesu­rés par esti­ma­tion des rési­dus d’impuretés iso­to­piques, de 1 à 3,5 mil­liards d’années. Il n’est pas ano­din ni acci­den­tel que le voca­bu­laire his­to­rique pour la notion de valeur éco­no­mique se réfère prin­ci­pa­le­ment à l’industrie minière et à la métal­lur­gie. L’argent est un métal qui se trouve à l’état natif dans la croute ter­restre, ce qui explique son usage dès l’Antiquité. On le trouve éga­le­ment sous forme d’alliages avec de l’or et d’autres métaux dans divers mine­rais tels que l’argentite, sul­fate d’argent gris noi­râtre ou l’embolite, chlo­ro-bro­mure d’argent de forme ver­dâtre. De même, l’or peut éga­le­ment être trou­vé à l’état natif dans la croute ter­restre. Les pro­prié­tés phy­siques, chi­miques et géo­lo­giques per­mettent aux métaux argent et or de deve­nir des réfé­rences pour créer de la mon­naie et des objets pré­cieux depuis l’Antiquité.

De plus, le lien entre valeurs mar­chandes des maté­riaux et richesse imma­té­rielle est pro­fond dans la genèse de l’économie occi­den­tale. Pour insis­ter sur la per­sis­tance des fon­de­ments théo­lo­giques des concepts éco­no­miques en Europe dès le Moyen-Âge, l’historien médié­viste, Gia­co­mo Todes­chi­ni, cite le jeune Karl Marx par­lant de la condi­tion humaine en ces termes : «[…] il connait son loge­ment comme le contraire du loge­ment humain situé dans l’au-delà, au ciel de la richesse.1 » Des liens se tissent entre un monde que nous qua­li­fie­rons de nos jours comme « vir­tuel » ou « imma­té­riel », comme celui de l’au-delà ou de l’âme, et le monde maté­riel celui des corps et des maté­riaux. « Pour avoir pra­ti­que­ment l’effet d’une valeur d’échange, la mar­chan­dise doit se débar­ras­ser de son corps natu­rel et se conver­tir d’or sim­ple­ment ima­gi­né en or réel, bien que cette trans­sub­stan­tia­tion puisse lui cou­ter plus de peine qu’à “l’Idée” hégé­lienne son pas­sage de la néces­si­té à la liber­té, au homard la rup­ture de sa cara­pace, au Père de l’Église Jérôme, le dépouille­ment du vieil Adam », écri­vait Karl Marx dans Le Capi­tal (I, 3, 1).

Retour à la matière

Ces rai­son­ne­ments ne sont pas sans rap­pe­ler les dis­cus­sions contem­po­raines sur la « déma­té­ria­li­sa­tion » sup­po­sée de notre éco­no­mie. Et c’est bien sur ce point que nous vou­lons insis­ter : toute richesse éco­no­mique doit se maté­ria­li­ser pour exis­ter. Il ne suf­fit pas d’avoir une grande richesse ins­crite comme un nombre imma­té­riel dans le fichier infor­ma­tique d’une banque, encore faut-il qu’elle cor­res­ponde à un ensemble de maté­riaux bien réels, comme les pièces d’or, son­nantes et tré­bu­chantes, dans une bourse en cuir de Cor­doue. Le bâti­ment moderne de la banque est fait de béton, de briques, de verre, d’aciers et d’un ensemble de maté­riaux dont la liste est trop longue pour être écrite ici. En faire le rele­vé exhaus­tif est un défi voire une impos­si­bi­li­té tant la varié­té des maté­riaux est grande et sou­vent cachée. De même, le sys­tème infor­ma­tique de la banque est lui aus­si bien maté­riel et fabri­qué à par­tir d’une longue liste de maté­riaux de haute tech­no­lo­gie2. La « déma­té­ria­li­sa­tion » de l’économie est un terme inap­pro­prié car l’activité éco­no­mique, plus que jamais, se fait grâce à des infra­struc­tures immenses, infor­ma­tique et réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tions, villes et routes, trans­ports ter­restres, mari­times et aériens et une quan­ti­té sans cesse crois­sante de maté­riaux de plus en plus divers et sophistiqués.

Se plon­ger dans les sciences des maté­riaux revient à s’aventurer dans des épo­pées qui retracent l’histoire de l’humanité. Les chan­ge­ments de maté­riaux marquent les ères comme nous l’avons rete­nu de l’école : l’âge de la pierre, l’âge du bronze et l’âge du fer.

À la foca­li­sa­tion sur la science il faut ajou­ter celle des tech­niques, sou­vent empi­riques, mais tou­jours com­plexes. Le bras puis­sant du for­ge­ron trans­forme le métal en le mar­te­lant et lui attri­bue de nou­velles pro­prié­tés des mil­lé­naires avant que les scien­ti­fiques en com­prennent les causes. L’histoire des maté­riaux et celle des royaumes et des empires se confondent. Il faut se pro­cu­rer les pré­cieuses res­sources néces­saires à la fabri­ca­tion des objets. Des sol­dats, des flottes, des aven­tu­riers, des com­mer­çants, des ban­quiers et d’autres devront for­mer des coa­li­tions fra­giles, impro­bables et ris­quées pour extraire la sève de l’hévéa, jus blan­châtre qui, vul­ca­ni­sé, for­me­ra le caou­tchouc des bottes et des pneus qui ser­vi­ront à extraire et trans­por­ter cette sève, par­mi tant d’autres choses. Des pneus d’avions ou de véhi­cules qui trans­por­te­ront savants et ingé­nieurs d’un bout à l’autre du monde pour pros­pec­ter, décou­vrir de nou­velles mines de métaux, des puits d’où jailli­ra du pétrole. L’interconnexion et l’intrication des maté­riaux sont de plus en plus intenses. Ce dense réseau de maté­riaux, qui ne cesse de se den­si­fier, fait par­tie des défis : poten­tiel­le­ment, si l’un fait défaut, un effet domi­no, plus ou moins impor­tant, se pro­dui­ra qui affec­te­ra de nom­breux sec­teurs économiques.

Jus­te­ment, on pour­ra dire que la sin­gu­la­ri­té de l’humanité, depuis ses ori­gines, est l’utilisation mas­sive et crois­sante d’un nombre sans cesse gran­dis­sant de maté­riaux, de toutes sortes, pro­duits à par­tir de res­sources natu­relles d’origine bio­lo­gique ou miné­rale. Le génie humain a trans­for­mé ces maté­riaux en vête­ments, outils, armes, abris, puis en habi­ta­tions plus éla­bo­rées for­mant des cités, en métaux purs et alliés et, depuis la Révo­lu­tion indus­trielle, en infra­struc­tures indus­trielles et de trans­port, en méga­lo­poles, en com­po­sés syn­thé­tiques et com­po­sites, et en sub­strats et cata­ly­seurs d’un nou­veau monde élec­tro­nique. Ce pro­grès maté­riel n’a pas été une avan­cée linéaire, mais a consis­té en périodes inégales tri­bu­taires des décou­vertes scien­ti­fiques et technologiques.

Contraintes

Une des prin­ci­pales contraintes qui limite la pro­duc­tion des maté­riaux est la contrainte éner­gé­tique. Pen­dant des mil­lé­naires, nos capa­ci­tés d’extraction, de trai­te­ment et de trans­port des bio­ma­té­riaux et des miné­raux ont été limi­tées par les capa­ci­tés des « moteurs vivants » (muscles humains et ani­maux) aidés par des dis­po­si­tifs méca­niques simples et par l’amélioration lente des capa­ci­tés des trois moteurs méca­niques anciens : les voiles, les roues à eau et les mou­lins à vent. La conver­sion de l’énergie chi­mique des com­bus­tibles fos­siles en éner­gie méca­nique, peu cou­teuse et aisé­ment déployable, par des moteurs méca­niques (d’abord par la com­bus­tion externe du char­bon pour ali­men­ter les moteurs à vapeur, puis par la com­bus­tion interne de liquides et de gaz pour ali­men­ter les moteurs à essence et dié­sel et, plus tard encore, les tur­bines à gaz) a appor­té un chan­ge­ment fon­da­men­tal et a mar­qué le début de la deuxième phase de consom­ma­tion de maté­riaux, une ère accé­lé­rée par la pro­duc­tion d’électricité et par l’essor des syn­thèses chi­miques com­mer­ciales pro­dui­sant une gigan­tesque varié­té de com­po­sés allant des engrais aux plas­tiques et aux médi­ca­ments en pas­sant par une mul­ti­tude d’alliages métal­liques de plus en plus sophistiqués.

Les socié­tés indus­trielles sont fon­dées sur une crois­sance expo­nen­tielle des quan­ti­tés et des varié­tés de matériaux.

Dès lors la ques­tion des maté­riaux est étroi­te­ment liée à celle de la tran­si­tion éner­gé­tique. Il faut de l’énergie pour mettre en œuvre les maté­riaux et il faut des maté­riaux pour pro­duire de l’énergie. Le chan­ge­ment cli­ma­tique, consé­quence de la pro­duc­tion de gaz à effet de serre en par­ti­cu­lier le dioxyde de car­bone pro­duit par com­bus­tion de gaz, de char­bon et de pétrole, repré­sente un défi majeur et immense concer­nant la ques­tion des bases maté­rielles de nos sociétés.

Nous devons prendre conscience qu’à long terme, même les pro­ces­sus de pro­duc­tion les plus effi­caces, les méthodes de concep­tion et de fabri­ca­tion les moins cou­teuses, et les taux pra­tiques de recy­clage les plus éle­vés ne peuvent pas être suf­fi­sants pour frei­ner, voire arrê­ter, la demande crois­sante de maté­riaux géné­rés par la crois­sance démo­gra­phique conti­nue, la hausse du niveau de vie, le consu­mé­risme et l’accumulation de richesses. Il est donc fort pro­bable que pour conci­lier nos dési­rs avec la pré­ser­va­tion de l’intégrité de la bio­sphère, nous devrons faire des choix déli­bé­rés et dif­fi­ciles qui vise­ront à réduire les niveaux abso­lus de consom­ma­tion matérielle.

Une pre­mière ques­tion abor­dée dans ce dos­sier est celle de l’épuisement pos­sible des res­sources en par­ti­cu­lier miné­rales et de la notion de maté­riaux cri­tiques. Les res­sources miné­rales sont des stocks qui résultent des méca­nismes géo­lo­giques, de l’histoire de la Terre. Inexo­ra­ble­ment l’épuisement se pro­dui­ra, la ques­tion est dans com­bien de temps. Une pos­si­bi­li­té serait de pou­voir réa­li­ser un recy­clage, mais celui-ci devrait être très effi­cace pour pou­voir allon­ger la durée de vie des ressources.

Xavier Dupret dis­cute ensuite d’un cas par­ti­cu­lier : celui du lithium qui montre l’importance éco­no­mique et géo­po­li­tique qu’une res­source miné­rale peut prendre.

Dans sa seconde contri­bu­tion, qui clôt ce dos­sier, Xavier Dupret inter­roge l’effet de la pro­bable tran­si­tion de la rente pétro­lière vers des rentes minières. En effet, cela implique un chan­ge­ment radi­cal de struc­ture pour les poli­tiques éco­no­miques et les rap­ports de force géopolitiques.

Fina­le­ment, ce dos­sier nous rap­pelle l’urgence de redé­fi­nir la nature de nos socié­tés modernes dont l’existence repose sur des flux maté­riels inces­sants et mas­sifs. Car les réduc­tions de consom­ma­tion de maté­riaux, si elles ne sont pas volon­taires et réflé­chies, nous seront impo­sées par la force de l’épuisement des res­sources miné­rales et biologiques.

  1. « im Gegen­satz zur jen­sei­ti­gen, im Him­mel des Reich­tums », K. Marx, Manus­crits de 1844.
  2. Hal­loy J., « La numé­ri­sa­tion de l’économie est-elle durable », La Revue nou­velle, n° 4, 2017, p. 54 – 62.

José Halloy


Auteur

professeur des universités en physique, université Paris Diderot