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Répression estivale d’un printemps moribond

Numéro 9 Septembre 2013 par Pierre Coopman

septembre 2013

En avril 2011, le dos­sier de La Revue nou­velle sur les débuts des révoltes arabes s’in­ti­tu­lait « Monde arabe et effet yoyo ». Ce titre parut léger à cer­tains lec­teurs. Il ne fai­sait que sug­gé­rer, en pas­ti­chant l’«effet domi­no » sou­vent invo­qué, que les recon­fi­gu­ra­tions en cours dans le monde arabe pour­raient connaitre une période plus ou moins longue […]

En avril 2011, le dos­sier de La Revue nou­velle sur les débuts des révoltes arabes s’in­ti­tu­lait « Monde arabe et effet yoyo ».

Ce titre parut léger à cer­tains lec­teurs. Il ne fai­sait que sug­gé­rer, en pas­ti­chant l’«effet domi­no » sou­vent invo­qué, que les recon­fi­gu­ra­tions en cours dans le monde arabe pour­raient connaitre une période plus ou moins longue d’a­van­cées et de reculs.

Deux ans après les démis­sions contraintes de Ben Ali et de Mou­ba­rak, le pes­si­misme l’emporte. L’avenir de la Tuni­sie inquiète et l’Égypte explore les enfers du voyage au bout la nuit contre­ré­vo­lu­tion­naire, à sup­po­ser qu’il y ait eu révo­lu­tion. Depuis les débuts, les experts dis­cutent sur les termes adé­quats : révo­lu­tions véri­tables ou simples révoltes ?

Les lec­teurs aver­tis peuvent consul­ter, dans la presse, les blogs et les médias sociaux, de foi­son­nantes ana­lyses à pro­pos des dif­fi­cul­tés de ces deux pays ini­tia­teurs des révoltes, sans comp­ter les prises de posi­tion diverses sur la guerre infer­nale, chi­mique et sans issue en Syrie, sur la Libye, etc. Dès les pre­mières heures du coup d’État diri­gé cet été, auCaire, par le géné­ral Al-Sis­si, les spé­cia­listes ont donc redou­blé d’efforts pour faire pré­va­loir leurs exé­gèses, à tra­vers de nom­breux articles, sou­vent contraints à d’«inconfortables tor­sions de pos­tures et de pos­tu­lats », tel que l’écrivait Pas­cal Fenaux en jan­vier 2012, dans un édi­to­rial de la revue au titre idoine : « Cha­cun cherche son Arabe ».

Les pré­oc­cu­pa­tions expri­mées alors res­tent valables. Com­ment ne pas « s’accrocher à nos visions res­pec­tives des Arabes » et ne pas « s’exhiber aux côtés de nos Arabes après avoir décré­té ce qu’était une bonne révo­lu­tion arabe », com­ment « ne pas par­ti­ci­per aux com­man­dos des mieux disant orien­ta­listes, veiller à ce que nos pro­phé­ties ne soient pas auto-réa­li­sa­trices, que nos pos­tures ne soient pas apocalyptiques » ?

Met­tons les ana­lyses publiées dans le dos­sier « effet yoyo » à l’épreuve des réa­li­tés actuelles. Les réflexions de ce dos­sier n’étaient pas uni­voques et les approxi­ma­tions étaient inévi­tables. En 2011, sur­prise par la vitesse des évè­ne­ments, la revue assu­mait « sa satis­fac­tion devant ce qui, mal­gré toutes les décep­tions à prio­ri pos­sibles […] était bel et bien un évè­ne­ment extra­or­di­naire qui met­tait fin à l’idée selon laquelle les Arabes seraient condam­nés […] à cour­ber l’échine devant des tyrans dont la capa­ci­té à oppres­ser serait éter­nelle ». Aujourd’hui, les décep­tions sont au ren­dez-vous. Ne crai­gnons cepen­dant pas d’affirmer que cer­tains pas­sages gla­nés dans notre édi­tion d’avril 2011 pro­posent rétros­pec­ti­ve­ment des clefs de lec­ture de ce qu’il est jusqu’à pré­sent adve­nu des révoltes arabes.

Du pareil au même ?

L’introduction expri­mait d’emblée un doute qui a gar­dé toute sa per­ti­nence : « Prin­temps arabe est-il le terme le plus adé­quat pour qua­li­fier les bou­le­ver­se­ments en cours ? »

Dans l’interview qu’il avait accor­dée à pro­pos de l’Égypte, Bau­douin Dupret, fort d’une expé­rience de huit ans de recherches dans ce pays (de 1995 à 2003), fai­sait quelques obser­va­tions qui ont une réso­nance par­ti­cu­lière : « L’armée est un des piliers de l’État égyp­tien. Cette ins­ti­tu­tion joue sa sur­vie poli­tique […] On sait que les Frères musul­mans ne sont pas tous des démo­crates sin­cères. Mais on sait aus­si qu’ils ont renon­cé depuis long­temps à l’utilisation de la lutte armée pour par­ve­nir aux affaires. […] en Égypte, ils sont la seule force struc­tu­rée hor­mis le pou­voir. Il y aura pro­ba­ble­ment un face-à-face, avec des moments de col­lu­sion et d’opposition, entre les Frères musul­mans et une forme reloo­kée de la struc­ture poli­tique existante. […]»

Bau­douin Dupret expli­quait que l’Égypte serait imman­qua­ble­ment ame­née vers une conflic­tua­li­té fon­dée sur des logiques pro­fon­dé­ment enra­ci­nées qui influencent la culture poli­tique de l’ensemble des com­po­santes de la socié­té, y com­pris celles qui prêtent allé­geance aux Frères musul­mans. Son ana­lyse se véri­fie aujourd’hui. Les Frères musul­mans, une fois aux affaires, ont paru avoir des ten­dances auto­ri­taires sem­blables (même pires, selon cer­tains) à celles de leurs pré­dé­ces­seurs. Les tra­di­tions poli­tiques et d’exercice du pou­voir, mises en pra­tique par l’armée et le Par­ti natio­nal démo­cra­tique (PND), héri­tiers directs de l’Union socia­liste arabe créée par Gamal Abdel Nas­ser, n’allaient pas s’évaporer avec la dis­so­lu­tion du PND. L’alliance mili­ta­ro-par­ti­cra­tique gérait le pays depuis le coup d’État mené en 1952 par le lieu­te­nant-colo­nel Nas­ser et son mou­ve­ment des offi­ciers libres. Elle a mar­qué l’Égypte pen­dant plus d’un demi-siècle et le fera de longues années encore.

« Je suis sûr que le PND va être relif­té », affir­mait Dupret en 2011. « Il sera, sous une autre forme, l’un des pro­ta­go­nistes prin­ci­paux du jeu poli­tique. C’est nor­mal, car il a struc­tu­ré l’intégralité du pays […] Tous les notables poli­tiques ont eu des rela­tions avec le PND. La poli­tique égyp­tienne est depuis long­temps clien­té­liste et elle va le res­ter. Il est évident que celui qui a réus­si à struc­tu­rer au mieux ses clien­tèles sera celui qui empor­te­ra la victoire. »

Al-Sissi Imperator, vers la version égyptienne du modèle pakistanais ?

Les ana­lyses du socio­logue Mejed Ham­zaoui, dans notre édi­tion de 2011, par­taient du cas tuni­sien et per­mettent éga­le­ment une relec­ture inté­res­sante des évè­ne­ments en Tuni­sie, en Égypte et dans de nom­breux autres pays sujets à de graves crises poli­tiques et sociales. Le point cen­tral du rai­son­ne­ment de Mejed Ham­zaoui consis­tait à démon­trer que les ques­tions sociales acquièrent des dimen­sions poli­tiques nou­velles. Les slo­gans au départ des prin­temps arabes récla­maient « plus de liber­té, de digni­té et de jus­tice sociale ». Si les nou­veaux pou­voirs, depuis deux ans, n’ont pas réus­si à apai­ser le mécon­ten­te­ment popu­laire, c’est sans doute parce qu’ils n’ont pas don­né d’indications sérieuses quant à leur capa­ci­té à sai­sir ces « dimen­sions nou­velles », à répondre rapi­de­ment aux besoins de liber­té, de digni­té et de jus­tice. Tout se passe comme si les nou­veaux maitres s’inscrivent dans la conti­nui­té des anciens.

Il parait dès à pré­sent illu­soire, au regard des évè­ne­ments dra­ma­tiques et san­glants de l’été 2013, que la socié­té égyp­tienne éva­cue­ra ce conser­va­tisme ambiant en éjec­tant les Frères musul­mans de la scène poli­tique. Selon Robert Spring­borg dans un article récent de la revue Forei­gn Affairs1, l’agenda poli­tique du « géné­ral vain­queur » al-Sis­si est de nature radi­cale-isla­miste : « En reli­sant atten­ti­ve­ment le conte­nu du seul écrit publié par Al-Sis­si, sa thèse durant ses études en 2006 au U.S. Army War Col­lege, en Penn­syl­va­nie, il est pro­bable que ses pré­fé­rences tendent vers l’établissement d’un régime hybride com­bi­nant isla­misme et mili­ta­risme […] Al-Sis­si se conce­vrait moins comme un gar­dien de la démo­cra­tie que comme une ver­sion égyp­tienne de Muham­med Zia Ul-Haq, le géné­ral pakis­ta­nais qui s’empara du pou­voir en 1977 pour isla­mi­ser l’État et la société. »

Si ces pro­pos de Robert Spring­borg se véri­fient, les Egyp­tiens ont peu de chances de voir abou­tir leurs reven­di­ca­tions ini­tiales de 2011. Car ce qui explique la lon­gé­vi­té du malaise social en Égypte, en Tuni­sie et ailleurs, c’est le chan­ge­ment qui tarde, le sen­ti­ment que le gou­ver­ne­ment en place est iden­tique au pré­cé­dent et à celui qui suivra.

Cette absence de pers­pec­tives fini­rait par avoir des effets sclé­ro­sants, à suivre la pen­sée du socio­logue Phi­lippe d’Iribarne2. Les hori­zons poli­tiques nou­veaux défen­dus par Mejed Ham­zaoui seraient en fait immé­dia­te­ment obs­trués par une sorte d’impossibilité de trou­ver le gou­ver­ne­ment idéal, qua­si fan­tas­mé. Pour d’Iribarne, on retrouve autant chez les isla­mistes que chez leurs adver­saires décla­rés, un même ima­gi­naire « mar­qué par de grandes attentes envers un bon pou­voir, atten­tif au bien du peuple, épris de jus­tice et d’honnêteté, à l’écoute de ceux sur qui il veille, attente qui s’accompagne de la convic­tion, appuyée sur la vie du Pro­phète, qu’un tel pou­voir peut exis­ter — qu’il concerne la réa­li­té et pas seule­ment le rêve. Savoir qui exerce ce pou­voir n’est pas l’essentiel. Un roi peut faire l’affaire, une armée aus­si, tout autant qu’un par­ti reli­gieux, du moment qu’ils gou­vernent pour le bien du peuple. »

« Dans les pays du prin­temps arabe, pour­suit d’Iribarne, c’est la sol­li­ci­tude que les isla­mistes ont mani­fes­tée envers le peuple, alors que le pou­voir en place n’en avait cure, qui a sus­ci­té la confiance que celui-ci leur a mani­fes­tée. Quand, à l’expérience, cette sol­li­ci­tude s’est révé­lée illu­soire, la confiance a d’autant plus tié­di que c’est une telle sol­li­ci­tude, plus que la réfé­rence à l’islam, qui était au cœur de l’adhésion popu­laire. Et si cette confiance a pu se tour­ner dere­chef vers un étrange atte­lage, asso­ciant l’armée, la mos­quée Al-Azhar, l’Église copte et la figure libé­rale de Moha­med El Bara­dei, c’est que cet atte­lage repré­sen­tait une nou­velle figure d’un bon pou­voir possible. »

Comme l’écrivait Pas­cal Fenaux dans son édi­to­rial de jan­vier 2012, ce sont « des manières dont les socié­tés par­viennent (ou non) à mai­tri­ser les cli­vages anciens et nais­sants que nai­tront des espaces poli­tiques nou­veaux […]». Les grilles d’analyse du monde arabe et musul­man risquent donc d’être mises à mal pen­dant de longues années encore. Une illus­tra­tion simple de ce pro­pos se trouve dans les pre­mières images publiées lors des mani­fes­ta­tions de 2013 au Caire, mon­trant des femmes voi­lées exi­ger le départ de Mor­si, le pré­sident issu des Frères musul­mans. La mili­tance de ces femmes cata­lo­guées « isla­mistes » contre un chef d’État isla­miste devrait être consi­dé­rée comme anti­no­mique selon les sté­réo­types. Mais les para­mètres de com­pré­hen­sion de l’actualité des pays arabes et musul­mans se situent aujourd’hui dans des dimen­sions encore incon­nues des plus grands experts. Par « effet domi­no », les « prin­temps arabes » se sont engouf­frés dans un tour­billon, pour le meilleur ou pour le pire. À l’heure actuelle ces prin­temps, ayant pas­sé l’automne et l’hiver, en sont mal­heu­reu­se­ment au stade de l’été répres­sif et sanglant.

23 aout 2013

  1. Sisi’s Isla­mist Agen­da for EgyptThe General’s Radi­cal Poli­ti­cal Vision, Robert Spring­borg, Forei­gn Affairs, 28 juillet 2013.
  2. Un cou­rant tiraillé entre deux légi­ti­mi­tés », Le Monde, 10 juillet 2013, Phi­lippe d’Iribarne (direc­teur de recherche au CNRS)

Pierre Coopman


Auteur

Pierre Coopman a étudié le journalisme à l'ULB et la langue arabe à la KUL, au Liban et au Maroc. Pour La Revue nouvelle, depuis 2003, il a écrit des articles concernant le monde arabe, la Syrie et le Liban . Depuis 1997, il est le rédacteur en chef de la revue Défis Sud publiée par l'ONG belge SOS Faim. À ce titre, il a également publié des articles dans La Revue nouvelle sur la coopération au développement et l'agriculture en Afrique et en Amérique latine.