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Reprendre le politique en main… contre l’État ?

Numéro 1 - 2018 par La Revue nouvelle

février 2018

L’appareil d’État est, depuis ses ori­gines, l’objectif de l’immense majo­ri­té des enga­ge­ments poli­tiques, sa conquête assu­rant de dis­po­ser de leviers majeurs pour diri­ger la socié­té. Certes, les moda­li­tés de conquête ont varié au fil du temps. Les révo­lu­tions bour­geoises et l’avènement consé­cu­tif des démo­cra­ties cen­si­taires, ont ain­si assu­ré aux seuls contri­buables — les membres de la bourgeoisie […]

Éditorial

L’appareil d’État est, depuis ses ori­gines, l’objectif de l’immense majo­ri­té des enga­ge­ments poli­tiques, sa conquête assu­rant de dis­po­ser de leviers majeurs pour diri­ger la socié­té. Certes, les moda­li­tés de conquête ont varié au fil du temps. Les révo­lu­tions bour­geoises et l’avènement consé­cu­tif des démo­cra­ties cen­si­taires, ont ain­si assu­ré aux seuls contri­buables — les membres de la bour­geoi­sie et de l’aristocratie —, la mai­trise des ins­ti­tu­tions poli­tiques et de l’administration ; l’avènement de l’État social, consé­quence de la conquête du suf­frage uni­ver­sel mas­cu­lin par le pro­lé­ta­riat fut, quant à lui, carac­té­ri­sé par de nou­velles formes d’administration, pro­di­guant les ser­vices dont elle avait besoin à une popu­la­tion tou­jours plus large. Cet État social ras­sem­blait sous son auto­ri­té les formes coopé­ra­tives d’assurance sociale (mala­die, inva­li­di­té, chô­mage, retraite) issues de l’auto-organisation des tra­vailleurs. Il mar­quait une vic­toire majeure en fai­sant contri­buer les nan­tis au bie­nêtre des plus pauvres. Paral­lè­le­ment, en éten­dant son emprise sur la socié­té, il déve­lop­pait des poli­tiques uni­ver­selles assu­rant à l’ensemble de la popu­la­tion des ser­vices en matière de san­té, d’infrastructures, d’enseignement, d’organisation éco­no­mique, etc.

Le for­mi­dable dyna­misme éco­no­mique auquel il contri­bua fit la for­tune des plus riches au point de leur faire perdre de vue qu’une part du gâteau leur échap­pait. Il ne fal­lut bien enten­du pas long­temps pour qu’ils s’en aper­çoivent et les crises éco­no­miques qui se sont suc­cé­dé à un rythme tou­jours plus pres­sé furent l’occasion de remettre en ques­tion le com­pro­mis social-démocrate.

Dès lors que la crise trans­for­mait les deman­deurs (de main‑d’œuvre, de nou­veaux mar­chés, d’infrastructures) en pour­voyeurs (d’emploi, de retom­bées fis­cales, de contri­bu­tions sociales), le rap­port de force s’inversait et ren­dait pos­sible la reven­di­ca­tion néo­li­bé­rale de moins d’État (social). C’est ain­si que, à lon­gueur d’année, on nous répète que nous avons bien de la chance d’avoir des riches pour s’occuper de nous, pour faire ruis­se­ler sur nous une part de leur manne céleste, comme autre­fois on remer­ciait le roi de tou­cher nos écrouelles, le comte de nous jeter quelques pié­cettes à la sor­tie de la messe ou le mar­quis de prendre notre petit der­nier comme page. Depuis les années 1970, la logique néo­li­bé­rale per­met aux élites socioé­co­no­miques de reti­rer pro­gres­si­ve­ment leurs billes du pot com­mun et de tra­vailler à leur enri­chis­se­ment exclusif.

Nous en sommes ain­si venus à sup­por­ter que l’on pré­sente les coti­sa­tions sociales comme des charges, quand elles sont un salaire dif­fé­ré, les béné­fi­ciaires d’allocations comme des assis­tés, quand ils sont des assu­rés, l’impôt comme un ins­tru­ment de vol, quand il est l’irremplaçable source d’une redis­tri­bu­tion minimale.

Rame­ner l’appareil d’État aux seules fonc­tions qui ser­vi­raient à main­te­nir un ordre favo­rable aux entre­pre­neurs et aux mieux nan­tis, tel semble être l’objectif de la droite… mais aus­si d’une gauche en plein désar­roi idéo­lo­gique et qui s’est réso­lue à faire les pou­belles de la pre­mière pour y récu­pé­rer quelques roga­tons. Une nuance, cepen­dant : les plus riches, aujourd’hui, n’ont même plus l’intention de finan­cer l’appareil d’État qui les sert. La fis­ca­li­té touche en effet actuel­le­ment d’autant plus les gens qu’ils tirent leurs reve­nus de leur tra­vail… ce qui repré­sente une part mino­ri­taire des res­sources des élites socioéconomiques.

C’est dans ce contexte, avec une coa­li­tion cohé­rente aux affaires au fédé­ral, que se déve­loppent de nou­velles moda­li­tés de prise en charge du bien com­mun. La Pla­te­forme citoyenne de sou­tien aux réfu­giés en est un exemple frap­pant, elle qui coor­donne notam­ment l’accueil des migrants par des par­ti­cu­liers pour leur évi­ter l’indignité d’une vie dans la rue. En obéis­sant col­lec­ti­ve­ment à un impé­ra­tif caté­go­rique d’accueil des per­sonnes les plus faibles, des citoyens sup­pléent à la non-inter­ven­tion de l’État. Celui-ci est para­ly­sé par un per­son­nel poli­tique qui, d’une part, craint de se mon­trer humain tant il capi­ta­lise sur la haine et le rejet, d’une part, et, d’autre part, est acquis à des idées droi­tières oppo­sées à la tra­di­tion libé­rale d’accueil des oppri­més du monde entier (vic­times, notam­ment, de l’intolérable oppres­sion com­mu­niste) et de libre cir­cu­la­tion des individus.

Comme dans d’autres dos­siers, à l’exemple de ceux rela­tifs aux pro­blé­ma­tiques envi­ron­ne­men­tales et éner­gé­tiques, la ten­ta­tion peut être forte d’abandonner l’ambition de conser­ver à l’État son rôle de vec­teur prin­ci­pal de jus­tice sociale et de bie­nêtre pour le plus grand nombre. Sans pour autant adhé­rer aux fables met­tant en scène la main invi­sible du mar­ché et la trans­for­ma­tion des vices indi­vi­duels en ver­tus col­lec­tives, sans accor­der cré­dit à la geste des égoïstes magni­fiques, mépri­sant les valeurs les plus fon­da­men­tales de nos socié­tés au nom de la pro­duc­tion de richesses et de la réus­site sociale, nous pour­rions son­ger à lais­ser l’État aux mains des self made men de la repro­duc­tion sociale qui, fiers de leur myo­pie, se glo­ri­fient de leurs bilans comp­tables et de leurs coupes bud­gé­taires. Nous pour­rions alors cher­cher à déve­lop­per des poli­tiques (au sens le plus noble du terme) de soli­da­ri­té bien plus hori­zon­tales que sous le règne de l’État social.

Cela revien­drait à prendre acte de la mort du poli­tique dans un cadre éta­tique et à prendre notre par­ti du tour­nant ges­tion­naire des der­nières années. Ne pou­vons-nous, après tout, don­ner de nous-mêmes, finan­cer, orga­ni­ser, sou­te­nir idéo­lo­gi­que­ment et mora­le­ment des ini­tia­tives qui concré­tisent nos idéaux démo­cra­tiques et huma­nistes ? Cer­tai­ne­ment ! Du moins, dans la mesure des moyens finan­ciers qu’on nous laisse et du temps que nous pou­vons y consa­crer. En cela, l’accueil des migrants est carac­té­ris­tique : il signe le refus du dis­cours de peur qui, aujourd’hui, domine le débat des pro­fes­sion­nels de l’exercice du pou­voir. Il marque la volon­té de rece­voir chez soi, dans son inti­mi­té, l’opprimé et le déclas­sé, non seule­ment comme geste de cha­ri­té, mais éga­le­ment comme agir poli­tique et comme refus de l’organisation sociale actuelle. En cela, ces actions sont à la limite de la déso­béis­sance civile et plei­ne­ment dans la contes­ta­tion politique.

Faut-il, alors, aller plus loin et prendre en charge de sem­blable manière les soins médi­caux, l’hébergement, la nour­ri­ture et la vêture des plus faibles, renon­çant de fac­to aux bien­faits de la sécu­ri­té sociale et des droits fon­da­men­taux, en ce com­pris, des droits éco­no­miques et sociaux ?

C’est peut-être ce à quoi nous pour­rions être contraints au fil du détri­co­tage des pro­tec­tions sociales, comme nous le sommes face à l’indifférence cri­mi­nelle de l’État pour le sort des réfu­giés. Mais, à long terme, de quel ave­nir cette option est-elle por­teuse ? D’un retrait de l’État ? D’un État réduit à ses fonc­tions utiles aux élites ? Non, tant serait aigu le risque que les tra­vailleurs et les consom­ma­teurs les plus faibles soient les par­faits din­dons de la farce, sou­mis à un État ins­tru­men­ta­li­sé par les puis­sants, finan­cé par eux et ayant aban­don­né les mis­sions sociales sus­cep­tibles d’assurer d’une vie digne le plus grand nombre.

Acquies­cer au dés­in­ves­tis­se­ment éta­tique ne mène­rait à rien d’autre en l’absence d’inversion du rap­port de force socioé­co­no­mique qui seul pour­rait per­mettre de contraindre les puis­sants à finan­cer, via des hausses de salaires, des poli­tiques de soli­da­ri­tés hori­zon­tales. C’est exac­te­ment l’inverse qui se pro­duit actuel­le­ment. En l’absence d’État régu­la­teur, il est illu­soire d’imaginer un tel ren­ver­se­ment sans une lutte sociale rude, voire vio­lente. Hors de ce scé­na­rio, ce vers quoi nous serions vrai­sem­bla­ble­ment emme­nés, c’est un sys­tème de double contri­bu­tion : via l’impôt, au fonc­tion­ne­ment d’un État réga­lien aus­si cou­teux que l’État social qu’il rem­place, et, via des contri­bu­tions volon­taires, à la soli­da­ri­té hori­zon­tale. Pire encore, l’appareil d’État ain­si aban­don­né pour­rait trans­for­mer encore davan­tage ses ins­ti­tu­tions d’aide en organes de contrôle des dému­nis et des per­sonnes dés­in­sé­rées, voire, comme cela s’annonce clai­re­ment, en ins­tru­ment de répres­sion des solidarités.

Par ailleurs, « faire sans l’État » n’est pas une siné­cure, tant s’en faut. Il faut en effet évi­ter de tom­ber dans le piège néo­li­bé­ral des dis­cours sur son inuti­li­té. Il conti­nue de nous rendre d’immenses ser­vices, notam­ment sur le ter­rain des poli­tiques sociales, cultu­relles, d’éducation, etc. Il n’est que d’examiner les exemples étran­gers où l’appareil d’État est moins déve­lop­pé pour se rendre compte qu’il faut se gar­der de lâcher la proie pour l’ombre. Il est illu­soire de pen­ser que l’on pour­rait assu­rer un main­tien de notre bie­nêtre actuel, fût-il en régres­sion, sans recou­rir à l’État. Les ser­vices dont nous béné­fi­cions furent en effet conçus et mis en place en même temps que l’organisation éta­tique à même de les prendre en charge. À un niveau de ser­vice inédit cor­res­pond un type d’État inédit, l’un ne peut se pen­ser sans l’autre. La droite l’a bien com­pris, elle qui cri­tique l’État pour miner les ser­vices. Dès lors, renon­cer au pre­mier implique de faire son deuil des seconds.

De ce fait, si les actions actuel­le­ment déve­lop­pées par la socié­té civile pré­sentent un côté contes­ta­taire — notam­ment parce qu’elles affai­blissent, dans la popu­la­tion, la doc­trine de la peur qui sert de vec­teur aux idées de la droite conser­va­trice — elles portent aus­si en elles le risque du pas­sage d’une soli­da­ri­té ver­ti­cale à une cha­ri­té hori­zon­tale, réa­li­sant par là un des vœux les plus chers des puis­sants : lais­ser le soin aux pauvres à la charge exclu­sive des moins pauvres et se reti­rer de tout sys­tème de redis­tri­bu­tion. Dans un pays où les poli­tiques qui ont réduit les niveaux de pro­tec­tion sociale peuvent se pava­ner dans le cube de Viva For Life avec un chèque de 100000 euros, on n’est pas à l’abri de voir des ministres ser­vir des repas à des migrants qu’ils auront contri­bué à pré­ca­ri­ser… sous l’objectif des camé­ras, tou­jours prêtes à cap­ter la beau­té de la cha­ri­té, plu­tôt que la jus­tice de la solidarité.

Peut-être, entre l’investissement clas­sique dans l’État et son aban­don à la médio­cri­té de ses ges­tion­naires actuels (de gauche comme de droite), faut-il envi­sa­ger une troi­sième voie. Ce ne serait, bien enten­du, pas celle de la tra­hi­son blai­riste, mais celle repo­sant, d’une part, sur la démons­tra­tion de la sim­pli­ci­té de la soli­da­ri­té par une mili­tance de l’action com­plé­tant adé­qua­te­ment celle du tract et de la réflexion, et, d’autre part, sur la « repo­li­ti­sa­tion » des popu­la­tions au tra­vers de modes d’action radi­ca­le­ment démo­cra­tiques et coopératifs.

C’est à ce prix, sans doute, que l’on pour­ra renom­mer les acteurs du jeu poli­tique, les citoyens deve­nant, comme il se doit en démo­cra­tie, les vrais poli­ti­ciens, tan­dis que ceux qui s’arrogent aujourd’hui ce titre seront dési­gnés pour ce qu’ils sont : de simples gestionnaires.

La Revue nouvelle


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