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Réalité ou illusion de la révolte arabe 2.0

Numéro 05/6 Mai-Juin 2012 par Pierre Coopman

juin 2012

Social Media Revo­lu­tions. All Hype or New Rea­li­ty ? (Révo­lu­tions des médias sociaux. Rien qu’une mode ou une nou­velle réa­li­té?) est un opus­cule de soixante pages publié en novembre 2011, coor­don­né par Phi­lippe Seib, pro­fes­seur de jour­na­lisme et de rela­tions inter­na­tio­nales à l’université de Sou­thern Cali­for­nia. Trois ques­tions fon­da­men­tales sont posées dans les articles de ce livre. Les […]

Social Media Revo­lu­tions. All Hype or New Rea­li­ty ? (Révo­lu­tions des médias sociaux. Rien qu’une mode ou une nou­velle réa­li­té?) est un opus­cule de soixante pages publié en novembre 2011, coor­don­né par Phi­lippe Seib, pro­fes­seur de jour­na­lisme et de rela­tions inter­na­tio­nales à l’université de Sou­thern Cali­for­nia. Trois ques­tions fon­da­men­tales sont posées dans les articles de ce livre.

  1. Les ani­ma­teurs et par­ti­ci­pants des médias sociaux arabes ont-ils des pro­fils cultu­rels repré­sen­ta­tifs des pro­fils cultu­rels majo­ri­taires dans les socié­tés arabes ?
  1. Les révo­lu­tions arabes abou­tissent-elles à des chan­ge­ments de régime grâce aux mobi­li­sa­tions sus­ci­tées par les médias sociaux arabes ?
  1. Pour­rait-on encore envi­sa­ger ces chan­ge­ments de régime sans l’appui des médias sociaux ?

Par­mi l’ensemble des articles de cet ouvrage, qui tentent de répondre à ces ques­tions, épin­glons ceux de David Faris, sur l’Égypte, et de Nadav Samin, sur l’Arabie saoudite.

David Faris, qui enseigne à la Roo­se­velt Uni­ver­si­ty de Chi­ca­go défend la thèse selon laquelle les médias sociaux ont eu un rôle déter­mi­nant, mais pas défi­ni­tif dans les évè­ne­ments de 2011 en Égypte. Nadav Samin, doc­to­rant à l’université de Prin­ce­ton, cher­cheur sur les ques­tions rela­tives aux poli­tiques cultu­relles en Ara­bie saou­dite, inter­roge pour sa part la fai­blesse des médias sociaux dans l’impulsion d’un mou­ve­ment contes­ta­taire signi­fi­ca­tif en Ara­bie saou­dite. Une lec­ture com­pa­ra­tive de ces deux articles est intéressante.

Comment interpréter le nombre de mentions « J’aime » ?

David Faris com­mence par remettre en ques­tion l’opinion défen­due dans le livre The Net Delu­sion, du jeune cher­cheur d’origine bié­lo­russe Evge­ny Moro­zov (uni­ver­si­té de Stan­ford-Cali­for­nie). Selon Moro­zov, l’internet ne com­bat pas les régimes auto­ri­taires. Il consi­dère même que ces régimes ont plu­tôt ten­dance à se ren­for­cer grâce à leur contrôle de la toile. David Faris nuance cette thèse en cen­trant son ana­lyse sur la page Face­book qui a eu le plus grand impact au cours de la révolte égyp­tienne : « We are all Kha­led Said ». La ver­sion arabe de cette page, Koul­lou­na Kha­led Said, a récol­té 1,9 mil­lion de men­tions « J’aime » (mars 2012). L’interprétation qua­li­ta­tive des valeurs sta­tis­tiques de l’internet est un domaine encore embryon­naire des « webs­ciences ». L’on peut néan­moins se faire une idée de l’importance que repré­sente 1,9 mil­lion de men­tions « J’aime » sur une page en arabe, en se réfé­rant aux don­nées four­nies en 2009 par Inter­net World Stats. Sur 360 mil­lions d’arabophones dans le monde, le nombre d’utilisateurs de l’internet serait d’environ 86 mil­lions, soit un taux de péné­tra­tion de 23%. En Égypte, tou­jours selon les don­nées dis­po­nibles pour 2009, le taux se situe­rait à 21% (de 80 mil­lions d’habitants). On peut donc consi­dé­rer que le suc­cès de la page Koul­lou­na Kha­led Said est impres­sion­nant. À titre de com­pa­rai­son choi­sie au hasard, on note­ra que la page de cam­pagne élec­to­rale 2012 de Nico­las Sar­ko­zy récol­tait un peu moins de 600.000 « J’aime » début avril 2012, alors que le taux de péné­tra­tion de l’internet en France avoi­sine les 70% pour une popu­la­tion de 65 mil­lions d’habitants (don­nées de 2010).

Mais les conclu­sions que l’on peut tirer de ces don­nées res­tent rela­tives et à inter­pré­ter avec pré­cau­tion : la page Face­book en arabe du pré­di­ca­teur musul­man de natio­na­li­té égyp­tienne, Amr Kha­led, récolte par exemple plus de quatre mil­lions de men­tions « J’aime ». C’est deux fois plus que celle consa­crée à Kha­led Said. Dans ses émis­sions télé­vi­sées, Amr Kha­led bat tous les records de l’audimat arabe depuis plu­sieurs années. En 2006, le New York Times l’avait élu télé-pré­di­ca­teur musul­man le plus célèbre au monde.

Qui était Khaled Said et qui a lancé une page Facebook en sa mémoire ?

Les cir­cons­tances du décès de Kha­led Said en juin 2010 res­tent floues. Ce jeune homme de vingt-huit ans aurait, avant ou au moment de son arres­ta­tion dans un cyber­ca­fé par la police d’Alexandrie, pos­té une vidéo révé­lant un tra­fic de drogues orches­tré par la police égyp­tienne. Les agents l’ont enle­vé, bat­tu et assas­si­né. Des pho­tos de son corps muti­lé ont alors com­men­cé à cir­cu­ler sur le net.

Afin d’expliquer le suc­cès de la page Face­book en hom­mage à Kha­lid Said, il faut s’intéresser à la per­son­na­li­té de Wael Gho­nim, le créa­teur de cette page. Il n’est pas ano­din de rap­pe­ler que Wael Gho­nim était en 2010 un employé de Google à Dubaï. Ce cyber­dis­si­dent égyp­tien, bar­dé de diplômes en infor­ma­tique, finance et mar­ke­ting, affirme dans le livre où il retrace ses acti­vi­tés mili­tantes sur inter­net, que, lors d’une révo­lu­tion 2.0, « le pou­voir des gens est plus fort que les gens au pou­voir»… Mais c’est lui, plus que les gens, que le maga­zine Time Maga­zine a élu en 2011 à la pre­mière place dans le top 100 des per­sonnes les plus influentes du monde.

Pour com­prendre la réus­site de la page Kha­lid Said, il faut éga­le­ment se remé­mo­rer cer­tains pré­li­mi­naires à la mobi­li­sa­tion en Égypte. David Faris rap­pelle que dès 2004, un mou­ve­ment social appe­lé Kefaya (Assez) orga­ni­sait des mani­fes­ta­tions contre le sys­tème Mou­ba­rak. Les mani­fes­ta­tions avaient lieu essen­tiel­le­ment sur la célèbre place Tah­rir. Quelques sites inter­net et blogs accom­pa­gnaient déjà ce mouvement.

Entre autres pré­li­mi­naires, Davis Faris note qu’en 2004, des modi­fi­ca­tions légis­la­tives en faveur d’une pri­va­ti­sa­tion de la presse ont per­mis la paru­tion ou la repa­ru­tion de jour­naux indé­pen­dants comme Al-Wafd et Al-Mas­ry Al-Yom. Ces jour­naux n’ont eu de cesse de dénon­cer la cor­rup­tion du régime. La grève de décembre 2006, menée par les ouvriers du tex­tile de Mahal­la Al-Kou­bra, une ville de 500000 habi­tants au nord du Caire, a ravi­vé le mou­ve­ment ouvrier en Égypte. Un « Spill over effect » s’est pro­duit, avec une mul­ti­pli­ca­tion des grèves, abou­tis­sant en avril 2008 à un appel à la grève natio­nale. Cer­tains cher­cheurs estiment qu’un mil­lion et demi d’Égyptiens ont, d’une manière ou d’une autre, par­ti­ci­pé à une grève ou à un mou­ve­ment social dans les années 2004 – 2008. La pre­mière page Face­book signi­fi­ca­tive en Égypte était d’ailleurs une page de sou­tien aux tra­vailleurs de Mahal­la Al-Kou­bra, avec 70.000 « J’aime ».

« Inversion de la surveillance »

Pour qu’une révolte éclate, l’internet ne suf­fit pas, il faut une série de pré­cé­dents : David Faris sou­ligne ain­si que, depuis plu­sieurs années déjà, des avo­cats, des artistes, des réa­li­sa­teurs de ciné­ma, etc. dénon­caient les vio­la­tions des droits de l’homme. Dans ce com­bat, l’internet s’est avé­ré un outil d’inversion de la sur­veillance, dans une socié­té poli­cière où une sur­veillance qua­si per­ma­nente de l’État s’exerce sur le citoyen.

La langue uti­li­sée est éga­le­ment impor­tante pour aug­men­ter l’impact de la mobi­li­sa­tion. David Faris note que les pre­miers blo­gueurs égyp­tiens mili­tant contre le pou­voir dans les années 2000, sous des pseu­do­nymes comme Sand­mon­key et Big­Pha­raoh, écri­vaient essen­tiel­le­ment en anglais pour des « lec­teurs mon­dia­li­sés » (glo­ba­lau­diences). Les blogs rédi­gés direc­te­ment en arabe, comme celui de Wael Abbas (Égypte), un mili­tant des droits de l’homme, appa­rai­tront dans un second temps.

Twit­ter et Face­book n’ont long­temps pas eu d’interface en arabe. Le fait que Face­book ait ouvert une inter­face en arabe a faci­li­té l’accès à la page We are all Kha­led Said à de nom­breux Égyp­tiens qui ne mai­trisent pas bien la lec­ture de l’anglais. Mais c’est sur­tout la télé­vi­sion qui aurait per­mis de dif­fu­ser les appels au chan­ge­ment de régime dans les pro­vinces égyp­tiennes, comme l’a en par­tie démon­tré la cher­cheuse Sahar Kha­mis, au terme de ses enquêtes sur la péné­tra­tion de la télé­vi­sion satel­lite dans les foyers des vil­lages du del­ta du Nil. Al-Jazee­ra étant lar­ge­ment dif­fu­sée dans ces vil­lages, sa cou­ver­ture vingt-quatre heures sur vingt-quatre, début 2011, de la révolte égyp­tienne, a eu beau­coup d’impact, d’autant plus que cette télé­vi­sion a sou­vent don­né la parole à des Égyp­tiens s’exprimant en dia­lecte, dans la langue du peuple.

L’influence de la réus­site de la révo­lu­tion tuni­sienne en jan­vier 2011, abon­dam­ment relayée par Al-Jazee­ra, ne doit pas non plus être mini­mi­sée. Selon David Faris, les évè­ne­ments en Tuni­sie ont encou­ra­gé la contes­ta­tion qui a mené à la chute de Mou­ba­rak en février 2011. Last but no least, les fai­blesses inhé­rentes au pou­voir, les intrigues de palais et les conflits qui divisent les milieux proches du som­met de l’État, peuvent éga­le­ment jouer un rôle, ali­men­ter la petite his­toire qui explique qu’un pou­voir, que l’on croyait invin­cible, s’effondre du jour au lendemain.

La comparaison contrastée avec l’Arabie saoudite

L’Égypte et l’Arabie saou­dite sont par­mi les mar­chés les plus impor­tants pour les médias sociaux au Moyen-Orient. Dès lors, pour­quoi ces médias seraient-ils por­teurs d’une révo­lu­tion en Égypte, mais pas en Ara­bie saoudite ?

Nadav Samin observe qu’à Riyadh, une frange de la popu­la­tion aisée, rela­ti­ve­ment jeune, demande un assou­plis­se­ment des aspects les plus rigo­ristes du régime à tra­vers la presse et la lit­té­ra­ture. Quelques figures reli­gieuses libé­rales ont lan­cé des péti­tions favo­rables aux réformes. Il y a récem­ment eu une cam­pagne pour auto­ri­ser les femmes à conduire en voi­ture. Et depuis des années déjà, la condi­tion de la femme en Ara­bie saou­dite est rela­tée par des roman­cières réfor­mistes telles que Zei­nab Hif­ni (par exemple, dans son célèbre roman Femmes de l’Équateur).

La masse des tra­vailleurs étran­gers (5 mil­lions de per­sonnes sur une popu­la­tion totale de 26 mil­lions d’habitants) reste muette. L’essentiel des reven­di­ca­tions en faveur d’un chan­ge­ment de la socié­té émane des natio­naux saou­diens, donc au mini­mum des classes moyennes ou supé­rieures. L’initiative saou­dienne la plus osée sur Face­book a été une page qui annon­çait une mani­fes­ta­tion natio­nale le 11 mars 2011. « Mais il y a presque eu plus d’hélicoptères dans le ciel de Riyadh, ce 11 mars, que de mani­fes­tants dans les rues », iro­nise Nadav Samin. L’on peut d’ailleurs aisé­ment véri­fier que la page de la mobi­li­sa­tion du 11 mars 2011 a récol­té un score très modeste. Celui-ci se trouve encore en des­sous des 750 men­tions au moment de bou­cler cet article en avril 2012.

Des populations conservatrices

Nadav Samin explique qu’il faut por­ter le regard, selon les cas, sur les dyna­miques ou les iner­ties endo­gènes d’une socié­té. La socié­té saou­dienne est pro­fon­dé­ment conser­va­trice et l’opulence maté­rielle aide à pré­ser­ver ce conser­va­tisme. En février 2012, le Saou­dien Ham­za Kash­ga­ri, jour­na­liste au quo­ti­dien Al-Bilad publiait sur Twit­ter trois mes­sages dans les­quels il s’adressait direc­te­ment au pro­phète Moham­med pour émettre des réserves sur cer­tains aspects de sa vie. Des mil­liers de Saou­diens se sont indi­gnés. Se sen­tant mena­cé, Ham­za Kash­ga­ri a quit­té le pays. Les auto­ri­tés malai­siennes l’ont arrê­té au troi­sième jour de sa fuite et l’ont extra­dé. Accu­sé d’apostasie, il est aujourd’hui empri­son­né et risque la peine de mort… Cette affaire ne pro­voque pas de remous par­ti­cu­liers. Les Saou­diens semblent même consi­dé­rer que Ham­za Kash­ga­ri mérite d’être jugé. Ils demandent quelques assou­plis­se­ments pour faci­li­ter leur vie, mais ne contestent pas vrai­ment l’ordre éta­bli. Par contre, des forums de dis­cus­sions sur la soli­da­ri­té tri­bale, comme Al-moun­ta­dayyaat al-qaba­liyat ont beau­coup de suc­cès en Ara­bie saoudite.

Nadav Samin com­pare ses obser­va­tions sur l’Arabie saou­dite avec ce qui s’est pas­sé en 2011 en Égypte et conclut que l’immense majo­ri­té de la popu­la­tion égyp­tienne est sans doute aus­si conser­va­trice que la popu­la­tion saou­dienne. Mais les Égyp­tiens semblent, toutes pro­por­tions gar­dées, plus mobi­li­sables parce que plus pauvres et plus dure­ment mar­qués par les crises éco­no­miques à répé­ti­tion, le clien­té­lisme ambiant et la gabegie.

On rap­pel­le­ra ici les pro­pos de Bau­douin Dupret, inter­viewé par le Blog Arab Press et La Revue nou­velle en avril 2011. Ancien cher­cheur au Centre d’études et de docu­men­ta­tion éco­no­miques, juri­diques et sociales du Caire, Bau­douin Dupret remar­quait que lorsque 250.000 per­sonnes mani­fes­taient place Tah­rir, c’était sans doute un mou­ve­ment de masse, mais qu’il res­tait plus 14 mil­lions d’habitants du Caire qui n’y par­ti­ci­paient pas, dont au moins 10 mil­lions parce qu’elles sont trop jeunes, trop pauvres ou trop vieilles.

Le paradigme tunisien

À pro­pos de la Tuni­sie, Phi­lippe Seib rejoint à bien des égards ces ana­lyses concer­nant l’Égypte. Sous le régime de Ben Ali, la péné­tra­tion de l’internet était limi­tée, en Tuni­sie, à 23 % (de 10 mil­lions d’habitants). Des acti­vistes Face­book comme le Tuni­sien Hama­di Kalout­cha sont donc plus repré­sen­ta­tifs d’une cer­taine jeu­nesse mon­dia­li­sée que de la majo­ri­té de la socié­té tuni­sienne. Leur acti­visme a cepen­dant accé­lé­ré le mou­ve­ment de révolte et per­mis de gagner le sou­tien inter­na­tio­nal. Mais la télé­vi­sion satel­lite, pré­sente dans 93% des foyers tuni­siens depuis plu­sieurs années, a cer­tai­ne­ment joué un rôle encore plus déter­mi­nant à cet égard.

Comme en Égypte, la Tuni­sie avait connu cer­tains préa­lables en termes de mou­ve­ments sociaux : en 2008, par exemple, des mani­fes­ta­tions liées au chô­mage endé­mique avaient eu lieu dans la zone minière du sud de la Tuni­sie, plus de deux ans avant l’immolation, à Sidi Bou­zid, de Moha­med Boua­zi­zi, ce diplô­mé-chô­meur ven­deur de légumes dont le sui­cide déclen­che­ra les évè­ne­ments de jan­vier 2011.

Le conser­va­tisme fait éga­le­ment par­tie des para­mètres néces­saires à la com­pré­hen­sion du contexte tuni­sien. La page Face­book la plus carac­té­ris­tique des dérives conser­va­trices et into­lé­rantes est sans doute celle qui a été créée pour insul­ter Nadia Al-Fani. Cette cinéaste au look andro­gyne (elle n’a pas de che­ve­lure) a eu le triste pri­vi­lège de récol­ter 47.000 « J’aime » (mars 2012) — un score vrai­ment très hono­rable (sic) — sur une page inti­tu­lée « Pour qu’il y ait 10 mil­lions de cra­chats sur la tête de cette truie chauve»… Le crime qui vaut à la cinéaste de devoir subir cette cam­pagne de haine est prin­ci­pa­le­ment la dif­fu­sion en Tuni­sie de son docu­men­taire Ni Allah ni maitre, où elle déclare ouver­te­ment son athéisme. Il serait impru­dent de déduire du suc­cès de cette page Face­book que les Tuni­siens sont hos­tiles et rétro­gades. Plu­sieurs polé­miques qui ont eu lieu depuis la chute de Ben Ali, notam­ment celle concer­nant la dif­fu­sion sur Ness­ma TV du film fran­co-ira­nien Per­se­po­lis (où Dieu est repré­sen­té sous les traits d’un vieillard bar­bu), per­mettent néan­moins de pen­ser que, en Tuni­sie, comme ailleurs dans le monde arabe, les réfé­rences à Dieu et à la reli­gion font par­tie des valeurs irri­guant pro­fon­dé­ment la socié­té. Les gens se sont révol­tés contre leurs dic­ta­tures, mais il serait auda­cieux d’affirmer qu’ils ont enta­mé un pro­ces­sus de remise en ques­tion des valeurs axées sur la reli­gion. Dans ce contexte, les médias sociaux servent autant, si pas plus, à expri­mer la reli­gio­si­té de la socié­té qu’à fomen­ter des révoltes.

Honneur et dignité

Les slo­gans d’honneur et de digni­té, pro­non­cés dans toutes les mani­fes­ta­tions du prin­temps arabe, reflètent éga­le­ment cet atta­che­ment aux valeurs. Ce sont d’ailleurs les pages Face­book qui expriment un sen­ti­ment d’indignation face au viol de la morale, de « l’honneur et de la digni­té », qui ren­contrent le plus de suc­cès. 1,9 mil­lion de « J’aime » (mars 2012), par exemple, pour la page en hom­mage à Ham­za Al-Kha­tib, ce jeune gar­çon de treize ans arrê­té par les ser­vices de sécu­ri­té syriens en avril 2011 — en marge d’une mani­fes­ta­tion à Deraa dans le sud de la Syrie — et livré mort à sa famille, un mois plus tard, le corps affreu­se­ment muti­lé par la tor­ture. Kha­led Said, en Égypte, et Ham­za Al-Kha­tib, en Syrie, ont en com­mun d’êtres les énièmes décé­dés sous la tor­ture dans des socié­tés civiles arabes anéan­ties, n’étant plus en mesure que de bran­dir des valeurs conser­va­trices et reli­gieuses pour lut­ter contre l’oppression. Plus que les pages Face­book poli­tiques (par exemple The Syrian Revo­lu­tion avec un résul­tat très hono­rable de 400.000 « J’aime »), ce sont ces pages dénon­çant des vio­la­tions qui heurtent pro­fon­dé­ment les valeurs de pro­bi­té de ces socié­tés musul­manes qui ont vrai­ment récol­té l’adhésion de plu­sieurs mil­lions de per­sonnes. Les cam­pagnes télé­vi­sées menées par Al-Jazee­ra pour dénon­cer ces assas­si­nats ont ensuite défi­ni­ti­ve­ment méta­mor­pho­sé les assas­si­nés en héros post-mor­tem du bas­cu­le­ment arabe.

Pierre Coopman


Auteur

Pierre Coopman a étudié le journalisme à l'ULB et la langue arabe à la KUL, au Liban et au Maroc. Pour La Revue nouvelle, depuis 2003, il a écrit des articles concernant le monde arabe, la Syrie et le Liban . Depuis 1997, il est le rédacteur en chef de la revue Défis Sud publiée par l'ONG belge SOS Faim. À ce titre, il a également publié des articles dans La Revue nouvelle sur la coopération au développement et l'agriculture en Afrique et en Amérique latine.