Où avez-vous séjourné en Israël ? Au kibboutz Mishmar Haemeq. Chez qui avez-vous séjourné ? Chez mon oncle et ma tante. Qui sont-ils ? Akiva et Hava Kaminski. Akiva est le frère de mon père. Êtes-vous déjà venu en Israël ? Oui, oui, de nombreuses fois. Combien de fois ? Dix fois au moins. Connaissez-vous l’hébreu ? Non, à part quelques mots d’usage courant. Comment cela se fait-il ? Je suis né et je vis en Belgique, où l’on parle essentiellement français et néerlandais. Je suis francophone. Avez-vous voulu (...)
La jeune agent de sécurité de l’aéroport international Ben Gourion de Lod, vingt-cinq ans tout au plus, colle une étiquette jaune sur mon bagage et sur mon passeport. Elle me prie d’avancer vers le scanner. Je sors mon netbook pour le faire radiographier séparément et j’attends le résultat de l’opération.
Mon sort est en fait déterminé par la petite étiquette. Fouille complète des bagages. Une autre jeune femme, plus jeune encore, m’invite à m’approcher d’un comptoir bas où je dois déposer ma valise et mon ordinateur. Une fouille systématique est entreprise. Le livre que j’ai reçu en cadeau et le netbook sont emportés et ouverts, chacun à sa manière. La batterie est démontée par un jeune homme et les pièces détachées sont placées dans une étrange machine, pendant qu’un autre jeune homme passe, sur la reliure du livre vantant les beautés du pays, un objet lisse et long, que j’imagine capable de trouver de l’or au fond des océans.
Pendant ce temps, la jeune fille fouille mon linge sale, mon linge propre aussi, ma trousse
de toilette, mes livres et mes papiers divers en continuant à me poser des questions ciblées proches de celles auxquelles j’avais déjà répondu. Sans me départir d’une bonne humeur un peu exaspérée, j’interromps l’aimable interrogatoire de la jeune femme.
Elle m’a quand même - après avoir compris - demandé de faire fonctionner mon netbook et d’ouvrir un document de mon choix. Ce que j’ai fait sans broncher, encore.
J’ai pu ensuite refermer mes bagages et me diriger vers la douane et la porte d’embarquement.
Je suis, parmi d’autres choses peu avouables, professeur de méthodologie de la recherche en criminologie. Je me suis rendu compte, en y réfléchissant dans l’avion, que j’avais vécu une expérience scientifique prouvant la supériorité de l’entretien non dirigé sur le questionnaire standardisé. En tant que criminologue, l’expérience m’a donné aussi à penser que la validité d’un interrogatoire de police n’arrivait pas à la cheville de celle de l’aveu spontané.
Plus important : j’avais affaire à deux très jeunes femmes qui semblaient ne pas pouvoir comprendre ce qu’un Belge (alors qu’il était en train de tenter de quitter leur pays) venait faire en Israël, malgré leurs questions auxquelles j’ai pris soin de répondre précisément, comme le veut la consigne de ce genre d’interrogatoire. Ces jeunes femmes exécutaient un travail selon des procédures sophistiquées et absurdes, inefficaces autant qu’antidémocratiques. Ces jeunes femmes ne peuvent pas s’imaginer le rapport historique qui lie un spécimen de Belge sans intérêt et l’État dans lequel elles vivent et qu’elles font vivre.
Je n’ai pas été refoulé, comme Ivan Prado ou comme Noam Chomski. Je n’étais pas venu pour organiser un festival de clowns à Ramallah ni pour donner une conférence à l’université Bir Zeit. J’étais venu rendre visite à deux pionniers de la construction douloureuse de l’État juif.
Il reste que j’ai gouté, sans conséquences réellement pénibles, le pur jus de la bureaucratie suspicieuse, l’investigation inadmissible des connaissances acquises, des enfances et des éducations reçues, des religions transmises ou non... L’extraordinaire routine (si on me permet l’oxymore), si délicatement appliquée, prend place, presque innocemment, dans la série des refoulements singuliers de Prado [1] et de Chomsky [2] et de l’enfermement collectif du peuple palestinien. Le professionnalisme de ces jeunes agents de sécurité signe la redoutable défaite du « devoir de mémoire » d’un État qui l’impose au reste du monde sans en tirer le moindre enseignement pour sa propre conduite.
[1] Ivan Prado est un clown célèbre en Espagne. Voir l’article de Gideon Levy dans le Haaretz du 9 mai 2010 :
www.haaretz.com/print-edition/opinion/israel-s-security-measures-don-t-make-me-laugh-1.289150.
[2] Noam Chomsky, linguiste, professeur au MIT, est aussi un activiste radical. Voir l’article d’Amira Haas dans le Haaretz du 16 mai 2010 : www.haaretz.com/news/national/noam-chomsky-denied-entry-into-israel-1.290701.