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Quand je serai grand, je serai moine

Numéro 1 janvier 2014 - Enfants Société par

novembre 2014

C’est un enfant de quinze ans. Il veut par­tir en Inde, vivre sa foi dans un monas­tère. Sou­dain, des membres de la famille s’inquiètent, la jus­tice y est mêlée, elle inter­dit l’envol et impose un sui­vi du jeune. Au terme du sui­vi, celui-ci part. Entre­temps, un débat nour­ri a pris place, sur la ques­tion de savoir si […]

C’est un enfant de quinze ans. Il veut par­tir en Inde, vivre sa foi dans un monas­tère. Sou­dain, des membres de la famille s’inquiètent, la jus­tice y est mêlée, elle inter­dit l’envol et impose un sui­vi du jeune. Au terme du sui­vi, celui-ci part.

Entre­temps, un débat nour­ri a pris place, sur la ques­tion de savoir si un jeune de cet âge peut prendre une telle déci­sion : celle de quit­ter son pays, de se sous­traire à l’obligation sco­laire et d’aller suivre un ensei­gne­ment reli­gieux. Heu­reu­se­ment, il n’était pas ques­tion de fré­quen­ter une madra­sa, mais bien de se rendre chez de gen­tils moines tibé­tains (les Tibé­tains sont gen­tils), ce qui nous a épar­gné une bonne part des consi­dé­ra­tions sur ces reli­gions liber­ti­cides. On a tout de même enten­du une chro­ni­queuse radio affir­mer que sa réti­cence venait notam­ment du fait qu’il par­tait pour se faire endoctriner…

Le débat ain­si sus­ci­té ne peut man­quer d’interpeler. À l’heure où l’enseignement secon­daire pro­fes­sion­nel est deve­nu une filière de relé­ga­tion dans laquelle crou­pissent des mil­liers de jeunes qui attendent la quille en pre­nant leur mal en patience, ou qui pro­longent leurs études au-delà des dix-huit ans faute d’un pro­jet de vie ou de pers­pec­tive, il faut recon­naitre que l’argument de l’obligation sco­laire résonne d’une manière par­ti­cu­lière. Croit-on vrai­ment que le pro­blème est qu’un jeune ait un autre pro­jet que celui de pour­suivre sa for­ma­tion en Belgique ?

Car, alors que fleu­rissent par­tout les appels à faire des études une simple pré­pa­ra­tion à l’entrée en entre­prise, il est confon­dant que l’école soit encore pré­sen­tée comme un impé­ra­tif abso­lu. Gageons que s’il avait été ques­tion de faire un appren­tis­sage dans une bou­lan­ge­rie ou d’opter pour des huma­ni­tés spor­tives, per­sonne ne s’en serait ému. La pers­pec­tive de gagner beau­coup d’argent en frap­pant des balles jus­ti­fie tout, même l’éventuel aban­don de toute ambi­tion intel­lec­tuelle. Pour­tant, on peut dif­fi­ci­le­ment sou­te­nir que l’apprentissage du tibé­tain soit une siné­cure ; mais, voi­là, il semble que nous ayons oublié que les monas­tères sont aus­si des lieux d’études.

Cela signi­fie­rait-il que ce qui pose pro­blème est le choix par­ti­cu­lier d’intégrer un monas­tère ? Si tel était le cas, cela amè­ne­rait une autre ques­tion : celle de la liber­té de choix des jeunes et celle de leur sta­tut dans notre socié­té. Ain­si s’inquiète-t-on de ce qu’ils puissent prendre des déci­sions lourdes de consé­quences, faire des choix de vie, se lan­cer dans une voie dont on ne peut jurer qu’elle les ren­dra heu­reux ou à même de vivre digne­ment, suivre un che­mi­ne­ment spi­ri­tuel radi­cal. Pour­tant, lorsqu’il s’agit de res­pon­sa­bi­li­ser les enfants, nom­breux sont ceux qui poussent à la char­rue. Sys­tème d’options pré­coces à l’école, sélec­tion dès l’enfance, filières d’excellence (sco­laire, spor­tive, etc.), répres­sion des infrac­tions, tout est bon pour apprendre à nos chères têtes blondes que tout a un prix, que l’effort est une valeur car­di­nale et que rien ne reste impu­ni dans notre société.

Ain­si donc consi­dère-t-on qu’il est bien natu­rel d’infliger à un gamin de qua­torze ans une sanc­tion admi­nis­tra­tive com­mu­nale, que la concur­rence et la res­pon­sa­bi­li­té s’inculquent dès le plus jeune âge, qu’il faut faire de sa vie un pro­jet dès les pre­miers pas à l’école, mais si l’un de ces jeunes éla­bore un pro­jet hors norme, on crie au loup. Peut-on jurer qu’il serait pire pour lui de fré­quen­ter un monas­tère que pour d’autres, le centre d’Everberg pour mineurs délin­quants ? Peut-on croire que l’on s’insurge contre ce choix et non contre les rêves de consom­ma­tion que notre socié­té encou­rage tous les jours chez nos adolescents ?

Et si c’était pré­ci­sé­ment le fait que cette quête ait un sens qui fai­sait peur ? Qu’elle puisse repo­ser sur une vision spi­ri­tuelle du monde ? N’est-ce pas là le dan­ger ? Celui de l’« endoc­tri­ne­ment » dans une époque qui tend à appe­ler de la sorte toute pro­po­si­tion de sens. Celui de la médi­ta­tion dans un temps qui ne croit qu’à la course. Celui de l’ascèse alors que l’univers chante les louanges de la bou­li­mie. Celui de la retraite quand on nous serine toute la jour­née que seule la connexion per­ma­nente nous sauve. Celui de l’engagement mal­gré les dis­cours sur les ver­tus de l’inconstance. Ter­rible four­voie­ment que celui d’un jeune homme qui tourne le dos à tout ce qui est bon, à tout ce en quoi nous croyons. Ou, plu­tôt, à tout ce qui nous dis­pense encore de croire en quoi que ce soit.

Car, pour par­ler sérieu­se­ment, peut-on m’indiquer quels pro­jets mobi­li­sa­teurs, quel sens, quelle des­ti­née, quels rêves nous motivent ? Et nos enfants après qu’ils ont com­pris qu’ils ne seront pas des super-héros, ni des astro­nautes quand ils seront grands, en quoi croient-ils ? Peut-on réel­le­ment blâ­mer un jeune de ne pas s’y retrou­ver, de vou­loir autre chose, de construire son propre pro­jet ? Il semble que oui. Car on oublie trop sou­vent que, sous l’injonction omni­pré­sente d’être soi-même et de prendre des ini­tia­tives, sous celle de gérer sa vie comme un pro­jet, se cache, en petits carac­tères, tout en bas de la feuille, l’exigence de confor­mi­té. Là est sa faute, à ce jeune qui a refu­sé de choi­sir libre­ment le vide dont nous lui avons pour­tant fait la pro­mo­tion depuis sa naissance.

C’est pour lui une catas­trophe et, pour nous, un camou­flet. Intolérable.