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Qu’est-ce qu’une démocratie ?
Qu’est-ce qu’une démocratie ? Voilà une question qui peut paraitre étrange à qui vit dans une Belgique caractérisée par un régime particulièrement stable et réputé démocratique. Pourtant, à la lecture des analyses et commentaires relatifs aux récentes grèves, le doute s’instille quant à la compréhension de ce système, non seulement par le citoyen lambda, mais aussi par certains journalistes […]
Qu’est-ce qu’une démocratie ? Voilà une question qui peut paraitre étrange à qui vit dans une Belgique caractérisée par un régime particulièrement stable et réputé démocratique. Pourtant, à la lecture des analyses et commentaires relatifs aux récentes grèves, le doute s’instille quant à la compréhension de ce système, non seulement par le citoyen lambda, mais aussi par certains journalistes et politiques.
Il ne s’agit pas ici de prendre position dans l’affrontement qui se joue autour de la politique des gouvernements fédéral et (dans une moindre mesure) régionaux ou communautaires1, mais bien de s’interroger sur la manière dont celui-ci se voit de manière récurrente dénoncé comme antidémocratique.
Le gouvernement en place est démocratiquement élu
Un premier argument que l’on entend de manière récurrente est celui selon lequel la contestation de l’action d’un « gouvernement démocratiquement élu » serait inacceptable. Outre le fait que le gouvernement n’est pas élu, mais nommé par le Roi et confirmé par un vote de confiance des Chambres, le caractère démocratiquement légitime d’un gouvernement n’empêche pas de lui opposer une résistance.
Ce caractère du gouvernement découle de sa constitution au cours d’un processus conforme au droit public et n’est pas contesté par le monde syndical. Il est un fait certain que les dernières élections législatives ont été libres, se sont déroulées de manière satisfaisante et que le gouvernement en place n’est en rien putschiste. Le droit du gouvernement à gouverner est donc incontestable.
S’il n’y a donc pas lieu de dénoncer la légitimité démocratique du gouvernement, il n’est pas davantage acceptable de réduire la démocratie à l’instauration du règne sans partage d’une équipe gouvernementale. Car la démocratie ne se limite nullement aux élections et encore moins à la désignation indirecte d’un exécutif qu’il conviendrait ensuite de laisser agir sans protester. Les lamentations à propos de la dépolitisation des citoyens, du fossé entre eux et les politiques furent suffisamment constantes au cours des dernières décennies pour qu’on se réjouisse des récents sursauts d’implication. Rappelons au passage que les terribles mesures de dégressivité des allocations de chômage décidées par le gouvernement précédent et qui vont faire passer des milliers de personnes sous le seuil de pauvreté n’ont provoqué que peu de remous. N’est-ce pas de cela qu’il convient de s’affliger, plutôt que de la mobilisation actuelle ?
La démocratie, un écheveau de pouvoirs
Il semble en fait que nombreux sont ceux qui se sont laissé convaincre que la démocratie se réduisait à des élections dont le résultat, pour incontestable qu’il puisse être, devait être interprété comme un blanc-seing. Or, une démocratie qui se réduirait à l’organisation cyclique de scrutins serait bel et bien morte.
En effet, penser que l’on peut fonder une société démocratique sur son seul gouvernement démocratique par les institutions étatiques revient à ignorer un élément essentiel : le fait que toute société ouverte est un écheveau de pouvoirs.
Ainsi, dans nos sociétés capitalistes, il faut être particulièrement inattentif pour ne pas voir que le pouvoir ne se limite pas aux sphères étatiques. Au regard des sommes que brassent certaines firmes, de l’organisation de la défense des intérêts qui y sont liés, de la proximité sociale entre ses élites et celles du monde politique et des capacités techniques d’action de certaines entreprises, le monde économique est très loin d’être sous la coupe exclusive de l’État, lequel n’y fait bien souvent que de la figuration.
Les acteurs culturels, médiatiques, associatifs, sportifs ou religieux exercent également un pouvoir important, variant dans le temps et l’espace, mais ne laissant jamais l’État seul aux commandes. Lorsque des contrepouvoirs se mettent en place et agissent, ils ne battent pas unilatéralement en brèche un monopole étatique. Au contraire, ils prétendent intervenir dans un jeu en place.
Face à cette situation, l’on peut désirer réduire les pouvoirs aux seules institutions étatiques, ce qui revient à mettre sur pied un État totalitaire, en charge de l’exercice de tous les pouvoirs au sein de la société.
On peut, au contraire, chercher à établir une société démocratique. Il convient alors, plutôt que d’étouffer la diversité, de chercher à l’équilibrer. Cette quête est précisément l’un des fondements de la démocratie. L’idée de séparation des pouvoirs en est l’incarnation la plus connue, qui vise à inscrire jusqu’au cœur de l’État l’idée de l’immobilisation du pouvoir par le pouvoir, dans le but de l’empêcher de se développer (trop) librement et sans contrôle. C’est ainsi que même le pouvoir des élus de la nation est limité, par l’intervention du pouvoir judiciaire, par exemple. Mais, à son tour, l’emprise des magistrats est limitée par des voies de recours internes et par l’obligation d’appliquer des lois dont ils ne sont pas les auteurs. Si l’on devrait davantage parler d’équilibre des pouvoirs que de séparation stricte, il n’en demeure pas moins que la démocratie elle-même est conçue autour de l’idée que chaque pouvoir doit être en même temps un contrepouvoir. Plutôt que de réduire l’écheveau, la démocratie l’organise.
Cette situation trouve à s’appliquer hors des institutions étatiques, lorsqu’il est question de fonder, outre un État démocratique, une société démocratique. Par exemple, des contrepouvoirs internationaux — telle la Cour européenne des droits de l’homme — mettent des bâtons dans les roues d’un État qui, seul face à sa population, pourrait être tenté d’oublier qu’il la sert. Mais la société civile — au sens le plus large — a également un rôle éminent à jouer. On songera bien entendu au quatrième pouvoir que doit constituer la presse, au monde artistique dont le rôle contestataire fut souvent essentiel ou encore aux Églises qui dans les pays du Bloc de l’Est, jouèrent un rôle essentiel de contrepouvoir. Ceux qui considèrent que les syndicats contestent illégitimement les décisions d’un gouvernement démocratique se réjouissent-ils que notre presse, moribonde, soit largement incapable de jouer son rôle de contrepoids ?
La contestation sociale, vecteur de démocratie
C’est dans ce contexte qu’il faut considérer les contestations sociales. Celles-ci peuvent porter sur la protection de droits conquis, mais aussi sur la mise en cause du fonctionnement d’institutions (ce fut le cas de la Marche blanche), sur la revendication de politiques particulières (des organisations environnementalistes s’en sont fait les championnes) ou sur toute autre exigence que des citoyens jugeront bonne de défendre en investissant l’espace public.
Lorsqu’ils manifestent, font la grève et bloquent les déplacements, les travailleurs, syndiqués ou non, ne font rien d’autre que de participer au fonctionnement de la démocratie. Un fonctionnement conflictuel, certes, mais qui n’en est pas illégitime pour autant.
Le gouvernement en place, pour parfaitement légitime qu’il soit, ne détient qu’une parcelle de pouvoir et doit partager la direction des affaires publiques avec bien d’autres acteurs, étatiques ou non. La démocratie n’est donc pas affectée, mais bien réalisée par l’intervention de divers pouvoirs. À cet égard, un règne sans partage des syndicats serait aussi délétère que la réduction de leur action à des modalités — que souhaitent certains — qui ne gêneraient plus personne et ne couteraient rien.
C’est afin de rendre possible l’exercice de ce (contre)pouvoir que des libertés civiles et politiques ont été reconnues aux citoyens. Dont le droit de grève et de manifestation, lequel inclut la faculté de bloquer pacifiquement l’espace public.
Une question de pouvoirs et de rapports de forces
Il faut ici prendre en compte un autre élément essentiel des critiques des mouvements sociaux actuels : le fait que les grèves seraient couteuses, qu’elles dérangeraient, qu’elles ne constitueraient en aucun cas un processus de concertation sociale, voire qu’elles seraient une violence en cela même qu’elles contraindraient d’autres acteurs sociaux à l’inaction et à l’immobilité.
La première question à se poser en la matière est de savoir si le fait de contraindre autrui est un évènement exceptionnel. Force est de constater que non, ce qui est parfaitement logique dans une société régie par un écheveau de pouvoirs. Nombreux sont les acteurs sociaux qui prennent des décisions et adoptent des comportements qui ont des répercussions sur d’innombrables personnes qui ne leur ont rien demandé. C’est ainsi que, lorsque, pour complaire à ses actionnaires exigeant un rendement à deux chiffres, une entreprise délocalise des activités pourtant rentables, lorsqu’un secteur économique, à grand renfort de lobbying, obtient que certaines politiques soient menées en sa faveur, lorsqu’un groupe industriel empoche des aides prélevées sur nos impôts pour finir par plier bagage pour des cieux plus propices à son enrichissement, dans tous ces cas, des actions sont menées qui ont un cout collectif et qui contraignent des franges plus ou moins larges de la société. On pourrait de la même manière s’interroger quant aux discours déployés dans les médias et la publicité, quant à la mise sur le marché de produits nocifs, quant à l’exposition à des œuvres d’art interpelantes ou choquantes, ou encore quant à l’obstruction faite à des réformes législatives non sociales, par exemple en matière de droits reproductifs ou familiaux, qu’il s’agisse de s’opposer au mariage pour tous ou à la réduction du droit à l’avortement.
Bien entendu, le fait que soient très courantes des actions collectives ayant des répercussions sur la société, bien au-delà du cercle des personnes adhérant au mouvement, voilà qui ne les justifie pas en soi. « Nous sommes nombreux à faire de même » ne garantit pas que l’action soit légitime. Cependant, cela doit nous inciter à nous interroger sur le choix de nos indignations et, en tout cas, à ne pas voir le fait même comme illégitime.
Par ailleurs, il est ici nécessaire de se rappeler que les mouvements sociaux procèdent de l’exercice de libertés civiles et politiques afin d’exercer un pouvoir légitime au sein de l’entrelacs de pouvoirs propre à la démocratie.
S’agissant de l’exercice d’un pouvoir dans un contexte de conflictualité des pouvoirs, il est logique de qualifier ces actions de « luttes sociales ». Il s’agit bel et bien de modifier un équilibre particulier des pouvoirs au bénéfice de celui que l’on sert. Dans un tel contexte, la grève n’est pas un outil de dialogue social, mais un mode de remise en cause d’un rapport de force. La grève générale, la mobilisation des militants, l’immobilisation du pays sont ainsi des démonstrations de force. Elles visent à établir un équilibre nouveau qui, espèrent les militants, permettra de contraindre à la négociation ou d’y arriver renforcés s’il est acquis qu’elle ait lieu. Bien plus rarement — et ce n’est certainement pas le cas actuellement — les mouvements sociaux auront en vue un renversement du régime politique.
Comment dès lors reprocher à un mouvement social de générer de l’inconfort, de faire pression et de contraindre la collectivité à prendre en compte certains points de vue ? Cette contrainte est parfaitement logique dans le contexte d’action. Elle est la stricte participation, aux côtés d’autres acteurs (ou face à eux), à un système de pouvoirs. Elle est de même nature que d’autres coups de force, comme celle exercée par les organisations patronales, par exemple, lorsqu’elles menacent de désinvestissements et de pertes d’emploi si des régimes fiscaux favorables ne leur sont pas concédés. Prétendre supprimer cette part de conflictualité reviendrait à empêcher le jeu des pouvoirs et à donner le champ libre à celui qui parviendra à faire oublier la force dont il use. La décision, dans un bureau, de fermer une implantation industrielle, est souvent présentée comme le résultat de décisions rationnelles et inévitables, mais elle ne prend son sens réel que lorsqu’on tient compte des violences symboliques et sociales exercées au travers d’elle.
Accepter les luttes sociales. Y participer
Par conséquent, s’il est parfaitement légitime de s’opposer aux syndicats en critiquant leurs revendications, en contestant leur lecture des évènements, en pointant leur manque de vision prospective ou en dénonçant leur indignation sélective, voire leur instrumentalisation par certains politiques, il est inadéquat de les dénoncer en ce qu’ils sont acteurs de luttes sociales. Plutôt que de critiquer celles-ci pour elles-mêmes, il convient de les accepter… et d’y participer. Par là, on fera le jeu de la démocratie, y compris lorsqu’elle est conflictuelle.
Telles sont les luttes sociales et, telles, elles nous sont indispensables. Leur critique au nom d’un rêve irénique, d’une apologie de l’harmonie sociale ou d’une glorification de la liberté absolue de chacun, participe de la même dépolitisation que les « tous pourris », le repli égoïste sur nos privilèges individuels ou la quête de boucs émissaires. Cette dépolitisation est précisément à la base d’une léthargie démocratique qui nous empêche, à gauche comme à droite, de penser, de rêver, d’agir et de lutter collectivement pour faire advenir un futur meilleur pour tous.
Le pire scénario serait une délégitimation accrue des luttes sociales. Nous avons besoin d’une repolitisation théorique et pratique des questions sociales si nous ne voulons pas abandonner l’idée même de la démocratie.
- À ce propos, voir le récent billet de Quentin Le Bussy « À l’ombre de la Suédoise, l’orange sanguine vire sanglante : l’associatif paiera », http://bit.ly/1xwPNww