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Qu’est-ce qu’une démocratie ?

Numéro 1 - 2015 - conflit social démocratie mouvement social Société par Christophe Mincke

janvier 2015

Qu’est-ce qu’une démo­cra­tie ? Voi­là une ques­tion qui peut paraitre étrange à qui vit dans une Bel­gique carac­té­ri­sée par un régime par­ti­cu­liè­re­ment stable et répu­té démo­cra­tique. Pour­tant, à la lec­ture des ana­lyses et com­men­taires rela­tifs aux récentes grèves, le doute s’instille quant à la com­pré­hen­sion de ce sys­tème, non seule­ment par le citoyen lamb­da, mais aus­si par cer­tains journalistes […]

Éditorial

Qu’est-ce qu’une démo­cra­tie ? Voi­là une ques­tion qui peut paraitre étrange à qui vit dans une Bel­gique carac­té­ri­sée par un régime par­ti­cu­liè­re­ment stable et répu­té démo­cra­tique. Pour­tant, à la lec­ture des ana­lyses et com­men­taires rela­tifs aux récentes grèves, le doute s’instille quant à la com­pré­hen­sion de ce sys­tème, non seule­ment par le citoyen lamb­da, mais aus­si par cer­tains jour­na­listes et politiques.

Il ne s’agit pas ici de prendre posi­tion dans l’affrontement qui se joue autour de la poli­tique des gou­ver­ne­ments fédé­ral et (dans une moindre mesure) régio­naux ou com­mu­nau­taires1, mais bien de s’interroger sur la manière dont celui-ci se voit de manière récur­rente dénon­cé comme antidémocratique.

Le gouvernement en place est démocratiquement élu

Un pre­mier argu­ment que l’on entend de manière récur­rente est celui selon lequel la contes­ta­tion de l’action d’un « gou­ver­ne­ment démo­cra­ti­que­ment élu » serait inac­cep­table. Outre le fait que le gou­ver­ne­ment n’est pas élu, mais nom­mé par le Roi et confir­mé par un vote de confiance des Chambres, le carac­tère démo­cra­ti­que­ment légi­time d’un gou­ver­ne­ment n’empêche pas de lui oppo­ser une résistance.

Ce carac­tère du gou­ver­ne­ment découle de sa consti­tu­tion au cours d’un pro­ces­sus conforme au droit public et n’est pas contes­té par le monde syn­di­cal. Il est un fait cer­tain que les der­nières élec­tions légis­la­tives ont été libres, se sont dérou­lées de manière satis­fai­sante et que le gou­ver­ne­ment en place n’est en rien put­schiste. Le droit du gou­ver­ne­ment à gou­ver­ner est donc incontestable.

S’il n’y a donc pas lieu de dénon­cer la légi­ti­mi­té démo­cra­tique du gou­ver­ne­ment, il n’est pas davan­tage accep­table de réduire la démo­cra­tie à l’instauration du règne sans par­tage d’une équipe gou­ver­ne­men­tale. Car la démo­cra­tie ne se limite nul­le­ment aux élec­tions et encore moins à la dési­gna­tion indi­recte d’un exé­cu­tif qu’il convien­drait ensuite de lais­ser agir sans pro­tes­ter. Les lamen­ta­tions à pro­pos de la dépo­li­ti­sa­tion des citoyens, du fos­sé entre eux et les poli­tiques furent suf­fi­sam­ment constantes au cours des der­nières décen­nies pour qu’on se réjouisse des récents sur­sauts d’implication. Rap­pe­lons au pas­sage que les ter­ribles mesures de dégres­si­vi­té des allo­ca­tions de chô­mage déci­dées par le gou­ver­ne­ment pré­cé­dent et qui vont faire pas­ser des mil­liers de per­sonnes sous le seuil de pau­vre­té n’ont pro­vo­qué que peu de remous. N’est-ce pas de cela qu’il convient de s’affliger, plu­tôt que de la mobi­li­sa­tion actuelle ?

La démocratie, un écheveau de pouvoirs

Il semble en fait que nom­breux sont ceux qui se sont lais­sé convaincre que la démo­cra­tie se rédui­sait à des élec­tions dont le résul­tat, pour incon­tes­table qu’il puisse être, devait être inter­pré­té comme un blanc-seing. Or, une démo­cra­tie qui se rédui­rait à l’organisation cyclique de scru­tins serait bel et bien morte.

En effet, pen­ser que l’on peut fon­der une socié­té démo­cra­tique sur son seul gou­ver­ne­ment démo­cra­tique par les ins­ti­tu­tions éta­tiques revient à igno­rer un élé­ment essen­tiel : le fait que toute socié­té ouverte est un éche­veau de pouvoirs.

Ain­si, dans nos socié­tés capi­ta­listes, il faut être par­ti­cu­liè­re­ment inat­ten­tif pour ne pas voir que le pou­voir ne se limite pas aux sphères éta­tiques. Au regard des sommes que brassent cer­taines firmes, de l’organisation de la défense des inté­rêts qui y sont liés, de la proxi­mi­té sociale entre ses élites et celles du monde poli­tique et des capa­ci­tés tech­niques d’action de cer­taines entre­prises, le monde éco­no­mique est très loin d’être sous la coupe exclu­sive de l’État, lequel n’y fait bien sou­vent que de la figuration.

Les acteurs cultu­rels, média­tiques, asso­cia­tifs, spor­tifs ou reli­gieux exercent éga­le­ment un pou­voir impor­tant, variant dans le temps et l’espace, mais ne lais­sant jamais l’État seul aux com­mandes. Lorsque des contre­pou­voirs se mettent en place et agissent, ils ne battent pas uni­la­té­ra­le­ment en brèche un mono­pole éta­tique. Au contraire, ils pré­tendent inter­ve­nir dans un jeu en place.

Face à cette situa­tion, l’on peut dési­rer réduire les pou­voirs aux seules ins­ti­tu­tions éta­tiques, ce qui revient à mettre sur pied un État tota­li­taire, en charge de l’exercice de tous les pou­voirs au sein de la société.

On peut, au contraire, cher­cher à éta­blir une socié­té démo­cra­tique. Il convient alors, plu­tôt que d’étouffer la diver­si­té, de cher­cher à l’équilibrer. Cette quête est pré­ci­sé­ment l’un des fon­de­ments de la démo­cra­tie. L’idée de sépa­ra­tion des pou­voirs en est l’incarnation la plus connue, qui vise à ins­crire jusqu’au cœur de l’État l’idée de l’immobilisation du pou­voir par le pou­voir, dans le but de l’empêcher de se déve­lop­per (trop) libre­ment et sans contrôle. C’est ain­si que même le pou­voir des élus de la nation est limi­té, par l’intervention du pou­voir judi­ciaire, par exemple. Mais, à son tour, l’emprise des magis­trats est limi­tée par des voies de recours internes et par l’obligation d’appliquer des lois dont ils ne sont pas les auteurs. Si l’on devrait davan­tage par­ler d’équilibre des pou­voirs que de sépa­ra­tion stricte, il n’en demeure pas moins que la démo­cra­tie elle-même est conçue autour de l’idée que chaque pou­voir doit être en même temps un contre­pou­voir. Plu­tôt que de réduire l’écheveau, la démo­cra­tie l’organise.

Cette situa­tion trouve à s’appliquer hors des ins­ti­tu­tions éta­tiques, lorsqu’il est ques­tion de fon­der, outre un État démo­cra­tique, une socié­té démo­cra­tique. Par exemple, des contre­pou­voirs inter­na­tio­naux — telle la Cour euro­péenne des droits de l’homme — mettent des bâtons dans les roues d’un État qui, seul face à sa popu­la­tion, pour­rait être ten­té d’oublier qu’il la sert. Mais la socié­té civile — au sens le plus large — a éga­le­ment un rôle émi­nent à jouer. On son­ge­ra bien enten­du au qua­trième pou­voir que doit consti­tuer la presse, au monde artis­tique dont le rôle contes­ta­taire fut sou­vent essen­tiel ou encore aux Églises qui dans les pays du Bloc de l’Est, jouèrent un rôle essen­tiel de contre­pou­voir. Ceux qui consi­dèrent que les syn­di­cats contestent illé­gi­ti­me­ment les déci­sions d’un gou­ver­ne­ment démo­cra­tique se réjouissent-ils que notre presse, mori­bonde, soit lar­ge­ment inca­pable de jouer son rôle de contrepoids ?

La contestation sociale, vecteur de démocratie

C’est dans ce contexte qu’il faut consi­dé­rer les contes­ta­tions sociales. Celles-ci peuvent por­ter sur la pro­tec­tion de droits conquis, mais aus­si sur la mise en cause du fonc­tion­ne­ment d’institutions (ce fut le cas de la Marche blanche), sur la reven­di­ca­tion de poli­tiques par­ti­cu­lières (des orga­ni­sa­tions envi­ron­ne­men­ta­listes s’en sont fait les cham­pionnes) ou sur toute autre exi­gence que des citoyens juge­ront bonne de défendre en inves­tis­sant l’espace public.

Lorsqu’ils mani­festent, font la grève et bloquent les dépla­ce­ments, les tra­vailleurs, syn­di­qués ou non, ne font rien d’autre que de par­ti­ci­per au fonc­tion­ne­ment de la démo­cra­tie. Un fonc­tion­ne­ment conflic­tuel, certes, mais qui n’en est pas illé­gi­time pour autant.

Le gou­ver­ne­ment en place, pour par­fai­te­ment légi­time qu’il soit, ne détient qu’une par­celle de pou­voir et doit par­ta­ger la direc­tion des affaires publiques avec bien d’autres acteurs, éta­tiques ou non. La démo­cra­tie n’est donc pas affec­tée, mais bien réa­li­sée par l’intervention de divers pou­voirs. À cet égard, un règne sans par­tage des syn­di­cats serait aus­si délé­tère que la réduc­tion de leur action à des moda­li­tés — que sou­haitent cer­tains — qui ne gêne­raient plus per­sonne et ne cou­te­raient rien.

C’est afin de rendre pos­sible l’exercice de ce (contre)pouvoir que des liber­tés civiles et poli­tiques ont été recon­nues aux citoyens. Dont le droit de grève et de mani­fes­ta­tion, lequel inclut la facul­té de blo­quer paci­fi­que­ment l’espace public.

Une question de pouvoirs et de rapports de forces

Il faut ici prendre en compte un autre élé­ment essen­tiel des cri­tiques des mou­ve­ments sociaux actuels : le fait que les grèves seraient cou­teuses, qu’elles déran­ge­raient, qu’elles ne consti­tue­raient en aucun cas un pro­ces­sus de concer­ta­tion sociale, voire qu’elles seraient une vio­lence en cela même qu’elles contrain­draient d’autres acteurs sociaux à l’inaction et à l’immobilité.

La pre­mière ques­tion à se poser en la matière est de savoir si le fait de contraindre autrui est un évè­ne­ment excep­tion­nel. Force est de consta­ter que non, ce qui est par­fai­te­ment logique dans une socié­té régie par un éche­veau de pou­voirs. Nom­breux sont les acteurs sociaux qui prennent des déci­sions et adoptent des com­por­te­ments qui ont des réper­cus­sions sur d’innombrables per­sonnes qui ne leur ont rien deman­dé. C’est ain­si que, lorsque, pour com­plaire à ses action­naires exi­geant un ren­de­ment à deux chiffres, une entre­prise délo­ca­lise des acti­vi­tés pour­tant ren­tables, lorsqu’un sec­teur éco­no­mique, à grand ren­fort de lob­bying, obtient que cer­taines poli­tiques soient menées en sa faveur, lorsqu’un groupe indus­triel empoche des aides pré­le­vées sur nos impôts pour finir par plier bagage pour des cieux plus pro­pices à son enri­chis­se­ment, dans tous ces cas, des actions sont menées qui ont un cout col­lec­tif et qui contraignent des franges plus ou moins larges de la socié­té. On pour­rait de la même manière s’interroger quant aux dis­cours déployés dans les médias et la publi­ci­té, quant à la mise sur le mar­ché de pro­duits nocifs, quant à l’exposition à des œuvres d’art inter­pe­lantes ou cho­quantes, ou encore quant à l’obstruction faite à des réformes légis­la­tives non sociales, par exemple en matière de droits repro­duc­tifs ou fami­liaux, qu’il s’agisse de s’opposer au mariage pour tous ou à la réduc­tion du droit à l’avortement.

Bien enten­du, le fait que soient très cou­rantes des actions col­lec­tives ayant des réper­cus­sions sur la socié­té, bien au-delà du cercle des per­sonnes adhé­rant au mou­ve­ment, voi­là qui ne les jus­ti­fie pas en soi. « Nous sommes nom­breux à faire de même » ne garan­tit pas que l’action soit légi­time. Cepen­dant, cela doit nous inci­ter à nous inter­ro­ger sur le choix de nos indi­gna­tions et, en tout cas, à ne pas voir le fait même comme illégitime.

Par ailleurs, il est ici néces­saire de se rap­pe­ler que les mou­ve­ments sociaux pro­cèdent de l’exercice de liber­tés civiles et poli­tiques afin d’exercer un pou­voir légi­time au sein de l’entrelacs de pou­voirs propre à la démocratie.

S’agissant de l’exercice d’un pou­voir dans un contexte de conflic­tua­li­té des pou­voirs, il est logique de qua­li­fier ces actions de « luttes sociales ». Il s’agit bel et bien de modi­fier un équi­libre par­ti­cu­lier des pou­voirs au béné­fice de celui que l’on sert. Dans un tel contexte, la grève n’est pas un outil de dia­logue social, mais un mode de remise en cause d’un rap­port de force. La grève géné­rale, la mobi­li­sa­tion des mili­tants, l’immobilisation du pays sont ain­si des démons­tra­tions de force. Elles visent à éta­blir un équi­libre nou­veau qui, espèrent les mili­tants, per­met­tra de contraindre à la négo­cia­tion ou d’y arri­ver ren­for­cés s’il est acquis qu’elle ait lieu. Bien plus rare­ment — et ce n’est cer­tai­ne­ment pas le cas actuel­le­ment — les mou­ve­ments sociaux auront en vue un ren­ver­se­ment du régime politique.

Com­ment dès lors repro­cher à un mou­ve­ment social de géné­rer de l’inconfort, de faire pres­sion et de contraindre la col­lec­ti­vi­té à prendre en compte cer­tains points de vue ? Cette contrainte est par­fai­te­ment logique dans le contexte d’action. Elle est la stricte par­ti­ci­pa­tion, aux côtés d’autres acteurs (ou face à eux), à un sys­tème de pou­voirs. Elle est de même nature que d’autres coups de force, comme celle exer­cée par les orga­ni­sa­tions patro­nales, par exemple, lorsqu’elles menacent de dés­in­ves­tis­se­ments et de pertes d’emploi si des régimes fis­caux favo­rables ne leur sont pas concé­dés. Pré­tendre sup­pri­mer cette part de conflic­tua­li­té revien­drait à empê­cher le jeu des pou­voirs et à don­ner le champ libre à celui qui par­vien­dra à faire oublier la force dont il use. La déci­sion, dans un bureau, de fer­mer une implan­ta­tion indus­trielle, est sou­vent pré­sen­tée comme le résul­tat de déci­sions ration­nelles et inévi­tables, mais elle ne prend son sens réel que lorsqu’on tient compte des vio­lences sym­bo­liques et sociales exer­cées au tra­vers d’elle.

Accepter les luttes sociales. Y participer

Par consé­quent, s’il est par­fai­te­ment légi­time de s’opposer aux syn­di­cats en cri­ti­quant leurs reven­di­ca­tions, en contes­tant leur lec­ture des évè­ne­ments, en poin­tant leur manque de vision pros­pec­tive ou en dénon­çant leur indi­gna­tion sélec­tive, voire leur ins­tru­men­ta­li­sa­tion par cer­tains poli­tiques, il est inadé­quat de les dénon­cer en ce qu’ils sont acteurs de luttes sociales. Plu­tôt que de cri­ti­quer celles-ci pour elles-mêmes, il convient de les accep­ter… et d’y par­ti­ci­per. Par là, on fera le jeu de la démo­cra­tie, y com­pris lorsqu’elle est conflictuelle.

Telles sont les luttes sociales et, telles, elles nous sont indis­pen­sables. Leur cri­tique au nom d’un rêve iré­nique, d’une apo­lo­gie de l’harmonie sociale ou d’une glo­ri­fi­ca­tion de la liber­té abso­lue de cha­cun, par­ti­cipe de la même dépo­li­ti­sa­tion que les « tous pour­ris », le repli égoïste sur nos pri­vi­lèges indi­vi­duels ou la quête de boucs émis­saires. Cette dépo­li­ti­sa­tion est pré­ci­sé­ment à la base d’une léthar­gie démo­cra­tique qui nous empêche, à gauche comme à droite, de pen­ser, de rêver, d’agir et de lut­ter col­lec­ti­ve­ment pour faire adve­nir un futur meilleur pour tous.

Le pire scé­na­rio serait une délé­gi­ti­ma­tion accrue des luttes sociales. Nous avons besoin d’une repo­li­ti­sa­tion théo­rique et pra­tique des ques­tions sociales si nous ne vou­lons pas aban­don­ner l’idée même de la démocratie.

  1. À ce pro­pos, voir le récent billet de Quen­tin Le Bus­sy « À l’ombre de la Sué­doise, l’orange san­guine vire san­glante : l’associatif paie­ra », http://bit.ly/1xwPNww

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.