Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Puissance montante qui modifie les règles du jeu ?

Numéro 4 Avril 2013 par Benjamin Barton

avril 2013

À en croire de nom­breux obser­va­teurs, sur­tout en Occi­dent, le « siècle chi­nois » ne serait plus une ques­tion de temps, mais une réa­li­té. La Chine — de fac­to puis­sance pla­né­taire — serait à même de refaire le monde à sa façon. Or, en obser­vant de plus près, cette per­cep­tion cor­res­pond mal aux objec­tifs majeurs de la poli­tique étran­gère, ins­tau­rés sous Deng Xiao­ping : inté­grer le sys­tème afin de main­te­nir la moder­ni­sa­tion éco­no­mique du pays, garan­tir la sta­bi­li­té poli­tique interne et faire preuve de dis­cré­tion sur la scène internationale.

La poli­tique étran­gère de la Chine repose sur deux objec­tifs inter­dé­pen­dants majeurs, qui trouvent leurs racines dans les réformes lan­cées sous l’impulsion de Deng Xiao­ping à la fin des années 1970 : sub­ve­nir à la moder­ni­sa­tion éco­no­mique de la nation et assu­rer sa sta­bi­li­té poli­tique. Du point de vue éco­no­mique, l’objectif de Deng demeure inchan­gé : com­bler le retard encou­ru lors du XXe siècle face aux avan­cées des pays déve­lop­pés. Cer­tains grands évè­ne­ments qui ont mar­qué le pays lors du siècle der­nier (les réformes agraires menées sous Mao Zedong, le chaos et le nihi­lisme nor­ma­tif de la révo­lu­tion cultu­relle) aident à jus­ti­fier la conti­nui­té de cette approche au XXIe siècle ; en réa­li­té, c’est la sur­vie même du sys­tème du par­ti unique qui en dépend. Pour la socié­té, la légi­ti­mi­té du Par­ti com­mu­niste chi­nois (PCC) est condi­tion­née par sa capa­ci­té de répondre aux besoins de modernisation.

En revanche, dans le contexte d’une crois­sance éco­no­mique épous­tou­flante, le gou­ver­ne­ment doit affir­mer sa pré­sence dans le monde afin de sou­te­nir le rythme aigu de la moder­ni­sa­tion. Par consé­quent, il mène, depuis le début du siècle, une poli­tique per­met­tant aux entre­prises, publiques et pri­vées, d’accéder au plus grand nombre de mar­chés étran­gers pos­sibles — sur­tout les mar­chés riches en res­sources natu­relles et ceux aptes à l’importation de mar­chan­dises chi­noises. Cette approche a per­mis à la Chine, en un temps rela­ti­ve­ment court, de deve­nir un acteur incon­tour­nable de la sphère inter­na­tio­nale. Or, pour ren­for­cer la com­pé­ti­ti­vi­té de ces acteurs éco­no­miques, le gou­ver­ne­ment n’hésite pas à réa­li­ser cer­tains choix poli­tiques qui appa­raissent très sus­pects et peu judi­cieux aux yeux de cer­tains cri­tiques occi­den­taux. Un nombre crois­sant de ceux-ci entre­voit de plus en plus ces actions comme le mar­queur d’une volon­té de remettre en ques­tion les règles du jeu inter­na­tio­nal par­fois per­çues comme pro­duit de et sou­tien à l’hégémonie amé­ri­caine. Selon eux, la Chine aurait ten­dance à reje­ter les valeurs libé­rales qui étayent le sys­tème de rela­tions inter­na­tio­nales conçu en Occi­dent et par­fois même à mon­ter d’autres acteurs contre un sys­tème per­çu comme impé­ria­liste et déséquilibré.

L’expansion du rayonnement de la politique étrangère chinoise

La Chine n’est deve­nue impor­ta­trice nette de res­sources natu­relles qu’en 1993. Depuis, l’explosion de sa crois­sance éco­no­mique a eu pour effet d’accélérer mas­si­ve­ment la demande en pétrole, mine­rais et autres pro­duits éner­gé­tiques en pro­ve­nance de l’étranger. En com­pa­rai­son avec leurs prin­ci­paux concur­rents impor­ta­teurs, les entre­prises publiques et pri­vées, spé­cia­li­sées dans l’exploitation de res­sources natu­relles, accu­saient à cette époque un cer­tain retard. Nombre d’entre elles ont sou­vent dû cher­cher à s’implanter sur des mar­chés moins satu­rés et faire preuve d’un rap­port qualité/prix meilleur mar­ché pour évi­ter de se faire pié­ti­ner par la concur­rence. Cela explique en par­tie pour­quoi les inté­rêts éco­no­miques chi­nois à l’étranger ont d’abord visé des mar­chés sou­vent déser­tés par les concur­rents occi­den­taux pour cause d’obstacles poli­tiques. Les entre­prises chi­noises sont appa­rues là où per­sonne n’osait mettre les pieds, par­ti­cu­liè­re­ment, les mar­chés défa­vo­ri­sés du Sud. La capa­ci­té à s’installer avec brio sur ces mar­chés en ruines, sur­tout sur le conti­nent afri­cain, est, par la suite, deve­nue en quelque sorte la marque de fabrique de ces entre­prises. Leur suc­cès peut être expli­qué par une mul­ti­tude de fac­teurs inter­dé­pen­dants, mais la rela­tion poli­tique entre le gou­ver­ne­ment chi­nois et les gou­ver­ne­ments de ces pays a très lar­ge­ment faci­li­té l’implantation de ces entre­prises. Pour ce faire, les diri­geants chi­nois ont mis au point un enga­ge­ment sol­li­ci­tant un échange de parts de mar­ché contre un sou­tien com­mer­cial, finan­cier, mili­taire et sur­tout poli­tique pour ces pays délaissés.

Alors que la plu­part de ces échanges sem­ble­raient avoir béné­fi­cié sur le plan éco­no­mique aux pays du Sud ayant conclu des accords, ce que Joshua Ramo a appe­lé le « consen­sus de Pékin1 », et ont donc créé très peu de polé­miques, d’autres ont atti­ré l’attention des Occi­den­taux. En effet, ces der­niers ont vive­ment cri­ti­qué le choix de l’implantation chi­noise au Vene­zue­la, en Ango­la, au Zim­babwe et au Sou­dan2. Par-des­sus tout, les reproches ont fus­ti­gé le sou­tien poli­tique appor­té par Pékin à des régimes soup­çon­nés de bafouer les prin­cipes poli­tiques et éco­no­miques pro­mus par les acteurs occi­den­taux. La réac­tion immé­diate par­mi cer­tains cercles d’analystes consis­tait à éta­blir une conjonc­tion entre la mon­tée en puis­sance de la Chine, son sou­tien poli­tique aux « États voyous » et les contra­dic­tions dans son com­por­te­ment avec la per­cep­tion occi­den­tale des rela­tions inter­na­tio­nales3. Autre­ment dit, alors que le minis­tère des Affaires étran­gères chi­nois a sou­vent jus­ti­fié ces échanges com­mer­ciaux « Sud-Sud » comme favo­rables au déve­lop­pe­ment éco­no­mique du pays tiers et de la Chine, en Europe et aux États-Unis cer­tains annon­çaient déjà une nou­velle ère où la RPC s’apprêtait à chan­ger les règles et les valeurs régis­sant le sys­tème international.

Des méthodes douteuses qui troublent les intentions

Ces appré­hen­sions ont rapi­de­ment pris de l’ampleur, sur­tout lorsque Pékin s’est retrou­vé à prendre la défense de ces « États voyous » dans le seul but de pro­té­ger les inves­tis­se­ments éner­gé­tiques de ses entre­prises. L’exemple type concerne le Sou­dan, où les inves­tis­se­ments chi­nois dans l’infrastructure pétro­lière sou­da­naise avaient déjà sus­ci­té quelques doutes en Europe et aux États-Unis du fait de l’embargo de longue date impo­sé au régime d’Omar el-Bechir. Lorsque les vio­lences eth­niques — qua­li­fiées par cer­tains de géno­ci­daires — ont écla­té dans la région du Dar­four, la Chine est venue en aide au régime d’el-Bechir au sein du Conseil de sécu­ri­té face aux menaces occi­den­tales de sanc­tions redou­blées, ain­si qu’à une éven­tuelle inter­ven­tion mili­taire pour mettre fin au conflit. Pékin s’est jus­ti­fié en évo­quant les « Cinq prin­cipes de coexis­tence paci­fique », qui prônent la réci­pro­ci­té dans le res­pect de la sou­ve­rai­ne­té ter­ri­to­riale et la non-ingé­rence dans les affaires inté­rieures. Pour ses diri­geants, le refus d’ingérence de tiers dans la réso­lu­tion du conflit sans l’accord expli­cite du gou­ver­ne­ment sou­da­nais s’expliquait par le sou­ci de pro­té­ger ses inté­rêts com­mer­ciaux et par la crainte que cette atti­tude puisse être inter­pré­tée au sein du pays comme un acquies­ce­ment à l’ingérence.

Dès lors, la Chine a été consi­dé­rée comme com­plice du régime d’el-Bechir et, même si ses diri­geants ont rapi­de­ment com­pris l’importance d’un chan­ge­ment d’approche pour contri­buer à la réso­lu­tion du conflit, le « consen­sus de Pékin » a mon­tré sa face cachée : anti­dé­mo­cra­tique, pro-auto­ri­ta­riste et mer­can­ti­liste. Pour les cri­tiques, la Chine aurait renou­ve­lé la même opé­ra­tion au Zim­babwe (en volant au secours du pré­sident Robert Mugabe face aux sanc­tions de l’ONU) et, dans une moindre mesure en Iran, où la Chine refuse de faire pres­sion sur le gou­ver­ne­ment ira­nien concer­nant son pro­gramme d’enrichissement d’uranium. De plus, la Chine se ser­vi­rait expli­ci­te­ment d’une tac­tique antioc­ci­den­tale en matière de poli­tique étran­gère pour s’approprier de nou­velles parts de mar­ché et ren­for­cer son influence poli­tique. Cela aurait sur­tout été le cas sur le conti­nent afri­cain où la Chine — en jouant la carte de la « soli­da­ri­té » face à un colo­nia­lisme pra­ti­qué par cer­tains pays euro­péens — cher­che­rait à accroitre son influence à l’encontre des inté­rêts occi­den­taux. Un exemple, sou­vent repris, appuie cet argu­ment : le gou­ver­ne­ment chi­nois refuse de se prê­ter à la poli­tique d’aide au déve­lop­pe­ment occi­den­tale construite autour du res­pect de condi­tions poli­tiques en échange de la dis­tri­bu­tion de fonds publics.

La Chine ne condi­tionne guère son aide au déve­lop­pe­ment car elle juge cette pra­tique qua­si impé­ria­liste. De même, elle ne par­tage pas for­cé­ment les mêmes valeurs poli­tiques que les Amé­ri­cains ou les Euro­péens. Sur le conti­nent afri­cain — où la pra­tique du condi­tion­ne­ment de l’aide au déve­lop­pe­ment est peu sou­te­nue par les acteurs poli­tiques locaux — cette situa­tion pro­fite ample­ment à l’approche chi­noise. Or, en Occi­dent, ce geste est per­çu comme l’exemple même de la « bête noire » qui refuse les règles du jeu, en posant des bâtons dans les roues de la pro­mo­tion des valeurs libé­rales uni­ver­selles, pri­mor­diales au fonc­tion­ne­ment opti­mal des rela­tions inter­na­tio­nales. Pour cer­tains, ce com­por­te­ment repré­sen­te­rait la preuve irré­fu­table que, der­rière la rhé­to­rique chi­noise de monde mul­ti­po­laire, des rela­tions inter­na­tio­nales démo­cra­ti­sées et d’échanges « gagnants-gagnants » se cache une réelle volon­té de s’opposer au sys­tème et aux valeurs des rela­tions inter­na­tio­nales contem­po­raines4.

Un acteur en quête de stabilité

La Chine cher­che­rait-elle alors vrai­ment à recons­ti­tuer à sa façon le sys­tème de rela­tions inter­na­tio­nales ? En effet, quelques-uns de ses com­por­te­ments sur la scène inter­na­tio­nale ont semé le doute. Trois argu­ments per­met­traient de se défier de la volon­té chi­noise de suivre les règles du jeu : les deux objec­tifs majeurs de sa poli­tique étran­gère men­tion­nés plus haut ; la prio­ri­té du voi­si­nage ; l’absence jusqu’à pré­sent d’un quel­conque « lea­deur­ship » sur la scène internationale.

À par­tir du moment où Deng et ses aco­lytes se déci­daient à moder­ni­ser le pays en pra­ti­quant la poli­tique de la « porte ouverte », ils accep­taient impli­ci­te­ment l’intégration du pays au sein des rela­tions inter­na­tio­nales, ain­si que toutes ses normes très for­te­ment occi­den­ta­li­sées. La volon­té chi­noise, en 1986, de lan­cer la pro­cé­dure d’adhésion à l’Organisation mon­diale du com­merce (OMC) reflète par­fai­te­ment ce choix aus­si bien tech­nique que sym­bo­lique. Depuis le début de la poli­tique d’ouverture, Pékin n’est jamais reve­nu en arrière sur un choix qui, à son ori­gine, ne se pré­sen­tait en rien comme une évi­dence. De nos jours, il paraît natu­rel d’observer que le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et la rela­tive sta­bi­li­té poli­tique qu’a connus le pays au cours de ces trois der­nières décen­nies dépendent consi­dé­ra­ble­ment des avan­tages dont béné­fi­cie la Chine grâce à sa par­ti­ci­pa­tion à ce sys­tème. Que le gou­ver­ne­ment cen­tral tente de faire bas­cu­ler l’équilibre et la sta­bi­li­té du sys­tème inter­na­tio­nal en refu­sant pro­gres­si­ve­ment les règles du jeu entrai­ne­rait un sérieux risque pour le pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion et désta­bi­li­se­rait la socié­té. En consé­quence, cela met­trait en péril la légi­ti­mi­té du PCC, tout en ren­dant caducs ses efforts de mieux ouvrir le pays alors que sa légi­ti­mi­té est déjà fra­gi­li­sée par des com­bats poli­tiques internes sans fin. Qu’il s’agisse des immo­la­tions de moines tibé­tains, de vio­lences inter­eth­niques dans la région du Xin­jiang ou de ten­sions pos­sibles dans le détroit de Taï­wan, le gou­ver­ne­ment cen­tral essaye tou­jours, tant bien que mal, d’assoir son auto­ri­té dans tout le pays.

Ce com­por­te­ment n’implique pas que le gou­ver­ne­ment chi­nois soit tota­le­ment satis­fait par le sys­tème, ni qu’il en res­pecte tota­le­ment les règles. De temps à autre, des décla­ra­tions sur la néces­si­té de démo­cra­ti­ser davan­tage les rela­tions inter­na­tio­nales, de réduire la place qu’occupe la super­puis­sance amé­ri­caine et de ren­for­cer l’impact des pays en voie de déve­lop­pe­ment au sein des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales sont faites par les diri­geants chi­nois5. En revanche, le désir de voir évo­luer le sys­tème des rela­tions inter­na­tio­nales vers un sys­tème qui cor­res­pond davan­tage à leurs attentes ne figure pas en tête de sa hié­rar­chie de prio­ri­tés. En effet, la stra­té­gie régio­nale de la Chine en Asie Paci­fique prime sur sa volon­té de restruc­tu­rer le sys­tème inter­na­tio­nal. Ici encore, le pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion, la légi­ti­mi­té poli­tique du PCC et les ques­tions de sou­ve­rai­ne­té natio­nale sont en jeu.

Les évè­ne­ments récents dans la mer de Chine orien­tale entre la Chine et son voi­sin japo­nais à pro­pos de la sou­ve­rai­ne­té sur les iles Diaoyu/Senkaku pré­sagent un ave­nir peu pro­met­teur dans la rela­tion avec les pays limi­trophes. Que ce soit pour la Rus­sie au nord, la Corée du Nord et le Japon à l’est, le Viet­nam, les Phi­lip­pines, le détroit de Malac­ca et l’Inde au sud, ain­si que l’omniprésence amé­ri­caine, l’Empire du Milieu fait face à un encer­cle­ment de voi­sins anxieux pour les­quels les rela­tions bila­té­rales sus­citent une pru­dence extrême ain­si qu’une diplo­ma­tie forte pour évi­ter des crises à répé­ti­tion. La bombe à retar­de­ment que repré­sente la fra­gi­li­té poli­tique régio­nale de la Chine occupe les esprits de ses diri­geants au vu des risques encou­rus pour la moder­ni­sa­tion et la sta­bi­li­té du pays. En dépit du refus du gou­ver­ne­ment chi­nois de bais­ser le ton de ses échanges avec son rival nip­pon lors de l’épisode Diaoyu/Senkaku, l’absence d’actions concrètes pour contrer les avan­cées japo­naises démontre la prise de conscience par Pékin des effets catas­tro­phiques d’un éven­tuel conflit ouvert dans la région.

Tout cela laisse à croire que la Chine recherche avant tout la sta­bi­li­té et le sta­tu­quo du sys­tème aus­si bien sur le plan régio­nal qu’international, afin de se concen­trer sur ses prio­ri­tés domes­tiques. Cela est d’autant plus vrai qu’à ce jour, la RPC n’a guère fait preuve de « lea­deur­ship » dans les affaires inter­na­tio­nales, pour pro­po­ser des ini­tia­tives en faveur d’un chan­ge­ment des règles du jeu ou pour pro­mou­voir un modèle alter­na­tif des rela­tions inter­éta­tiques. Quand Pékin se donne les moyens d’adopter une approche ou une stra­té­gie sur les pro­blé­ma­tiques mon­diales qui pour­rait modi­fier la conduite des rela­tions inter­na­tio­nales, les résul­tats sont géné­ra­le­ment en deçà des attentes. Au contraire, quand les occa­sions se pré­sentent, le gou­ver­ne­ment pré­fère faire marche arrière ou prendre ses dis­tances, dans le but de mieux contrô­ler son image.

Avec la mon­tée en puis­sance de la Chine, de nom­breux experts pré­voyaient sans attendre le « siècle chi­nois », où le gou­ver­ne­ment cen­tral met­trait à pro­fit son influence éco­no­mique ain­si que sa confiance renou­ve­lée pour bous­cu­ler l’ordre mon­dial. Cette pra­tique s’exercerait par l’intermédiaire de vec­teurs diver­gents, que Joseph Nye per­ce­vait à tra­vers l’exploitation gran­dis­sante du « soft power » chi­nois ou que Wang Jisi pré­sa­geait grâce à la « grande stra­té­gie » mise en place par Pékin6. En réa­li­té, Pékin peine pour le moment à assu­mer ce rôle de lea­deur sur la scène inter­na­tio­nale, pré­fé­rant plu­tôt évi­ter de trop s’impliquer dans les sujets d’actualité par les­quels elle n’est pas direc­te­ment concer­née. La Chine trouve plus sa place comme accom­pa­gna­trice que meneuse de jeu et se satis­fait de battre en retrait mal­gré ses prouesses éco­no­miques et mili­taires. Une phi­lo­so­phie empreinte à nou­veau par la pen­sée de Deng, quand il témoi­gnait d’une vigi­lance extrême face à des poli­tiques trop ambi­tieuses. Deng conseillait en effet à ses col­la­bo­ra­teurs et suc­ces­seurs : « Gar­der la tête froide et conser­ver un pro­fil bas, ne jamais pré­tendre dominer. »

Cette poli­tique conti­nue à être d’actualité, comme le montrent les prises de posi­tion chi­noises au Conseil de sécu­ri­té des Nations unies sur la réso­lu­tion de la guerre civile syrienne et l’affaire libyenne. Elles sont la preuve d’hésitations diplo­ma­tiques qui ont fini par se tra­duire par un repli der­rière le vote russe. D’autres exemples confirment cette ten­dance pré­cau­tion­neuse. Les experts sur le pro­gramme nucléaire nord-coréen s’accordent à dire que la Chine — acteur qui a sans doute le plus d’emprise sur les Nord-Coréens — se place plu­tôt en faci­li­ta­teur qu’en chef d’orchestre. Enfin, le retour en arrière du gou­ver­ne­ment chi­nois à la suite de sa volon­té décla­rée de prendre la copré­si­dence du méca­nisme « Shade » de coor­di­na­tion inter­na­tio­nale des infor­ma­tions dans le cadre de la lutte contre la pira­te­rie soma­lienne — alors que les enjeux poli­tiques étaient nuls (la par­ti­ci­pa­tion au méca­nisme étant entiè­re­ment libre de condi­tions) — prouve à nou­veau que la Chine ne se voit pas encore mener le jeu. À l’heure actuelle, la posi­tion chi­noise reflète trop de dis­tance, de timi­di­té sur les grandes thé­ma­tiques pour pou­voir sou­te­nir la thèse du siècle chinois.

Les risques de l’«image miroir » occidentale

L’émergence de la Chine est un phé­no­mène indé­niable, inat­ten­du et for­te­ment impré­vi­sible — à tel point que le gou­ver­ne­ment lui-même semble pei­ner à l’heure actuelle sur la direc­tion à prendre pour l’avenir du pays au sein de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Par contre, en Occi­dent, les rumeurs vont bon train sur le sort que connai­tra le pays dans les années à venir. Or, l’erreur sou­vent com­mise est de prendre pour exemple l’expérience vécue par l’émergence des puis­sances occi­den­tales. En Occi­dent, les craintes face au sta­tut gran­dis­sant de la RPC se jus­ti­fient par le manque de trans­pa­rence dont font preuve les diri­geants chi­nois dans cer­tains de leurs choix poli­tiques, de même que par le secret qui règne autour des déci­sions prises au PCC et au sein de l’armée popu­laire de libération.

Cela étant, il demeure essen­tiel de por­ter un regard cri­tique sur les ana­lyses qui sou­tiennent l’hypothèse d’une volon­té chi­noise de se cou­ler dans le moule de la super­puis­sance bri­tan­nique du XIXe siècle ou amé­ri­caine du XXe siècle. Les siècles « bri­tan­nique » ou « amé­ri­cain » ne se prêtent pas à une com­pa­rai­son avec le phé­no­mène chi­nois et les ana­lo­gies occi­den­tales peuvent être trom­peuses, car l’explosion de la Chine sur la scène inter­na­tio­nale n’entrainera pas auto­ma­ti­que­ment le bou­le­ver­se­ment des règles du jeu. Dans ces trois cas de figure, les contextes varient consi­dé­ra­ble­ment. Ain­si, la RPC ne montre qua­si aucune voca­tion à prendre les devants, ce qui deman­de­rait un inves­tis­se­ment éco­no­mique, poli­tique, social et mili­taire consi­dé­rable sur le long terme — inves­tis­se­ment que le gou­ver­ne­ment cen­tral ne peut pas encore se per­mettre d’envisager. Le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et la moder­ni­sa­tion du pays ain­si que la légi­ti­mi­té du sys­tème à par­ti unique ne repré­sentent en aucun cas des fina­li­tés et, avec le temps, de nou­veaux thèmes à conno­ta­tions sociales internes pren­dront davan­tage d’importance dans l’agenda du gou­ver­ne­ment (la cor­rup­tion, l’environnement, l’immobilier, les flux migra­toires…). Pour réa­li­ser ces objec­tifs, le gou­ver­ne­ment chi­nois dépen­dra de plus en plus de la sta­bi­li­té du sys­tème inter­na­tio­nal, dont le pays béné­fi­cie dans une large mesure.

À court et à moyen terme, sa mon­tée éco­no­mique et poli­tique sur la scène inter­na­tio­nale se réa­li­se­ra dans le cadre du sys­tème inter­na­tio­nal actuel­le­ment en place. Son com­por­te­ment ne reflè­te­ra pas tou­jours cette pos­ture favo­ri­sant l’intégration, mais le pays ne peut se per­mettre de trop insis­ter sur le renou­vè­le­ment de ce sys­tème, au péril de mettre en cause ce pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion, si cru­cial pour le PCC. À long terme, la dyna­mique chan­ge­ra indu­bi­ta­ble­ment, sur­tout si la Chine conti­nue sur sa lan­cée éco­no­mique et se posi­tionne aux quatre coins de la pla­nète alors que l’emprise occi­den­tale pour­suit son déclin. En revanche, jusqu’à pré­sent, assez peu d’exemples laissent à croire que la RPC fait preuve de volon­té ou de moyens suf­fi­sants pour déclen­cher une vague de chan­ge­ments sur la scène inter­na­tio­nale. De ce fait, sa poli­tique étran­gère risque de se carac­té­ri­ser à moyen terme par une quête de sta­bi­li­té et de sta­tut quo des règles du jeu qui régissent impli­ci­te­ment les rela­tions internationales.

  1. J. Ramo, The Bei­jing Consen­sus, Londres, The Forei­gn Poli­cy Cen­ter, 2004.
  2. Deux articles publiés par des jour­naux bri­tan­niques résument bien ce sen­ti­ment, sur­tout par rap­port à l’Afrique : D.Blair, « Why Chi­na is trying to colo­nise Afri­ca », The Tele­graph, 31 aout 2007 ; A.Malone, « How
    China’s taking over Afri­ca, and why the West should be VERY wor­ried », The Dai­ly Mail, 18 juillet 2008.
  3. Un article de X. Min résume bien ce scé­na­rio : « The Lone­liest Super­po­wer : How did Chi­na end up with only with rogue states as its real friends ? », Asia Paci­fic Watch, 9 novembre 2012.
  4. C. Wal­ker et S. Cook, « The dark side of Chi­na aid », Inter­na­tio­nal Herald Tri­bune, 25 mars 2010.
  5. En 2010, Xi Jin­ping a notam­ment renou­ve­lé ce dis­cours lors de dis­cus­sions avec l’ancien pré­sident russe Dmi­tri Med­ve­dev : www.globalresearch.ca/creating-a-multi-polar-world-beijing-moscow-make- case-against-uni­la­te­ra­lism/18315.
  6. J. Nye, « The rise of China’s soft power », Wall Street Jour­nal Asia, 29 décembre 2009 ; J. Wang, « China’s search for a Grand Stra­te­gy », Forei­gn Affairs, mars/avril 2011.

Benjamin Barton


Auteur