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Printemps arabe et islam : la révolution illusoire ?

Numéro 2 février 2014 par Jean-Michel Corre

février 2014

Les révoltes du Prin­temps arabe pou­vaient-elles libé­rer les pays concer­nés des dic­ta­tures et du car­can de socié­tés sou­mises à un una­ni­misme théo­rique et reli­gieux ? Pour Jean-Michel Corre, l’analyse des faits depuis trois ans montre que, au tra­vers des dif­fé­rences locales et natio­nales, un long tra­vail reste à faire pour que de nou­veaux rap­ports puissent s’établir entre reli­gion, socié­té et pou­voir qui res­pectent l’autonomie de l’individu. Bau­douin Dupret ne par­tage pas cette ana­lyse de Jean-Michel Corre. Pour lui, l’échec le plus patent du Prin­temps arabe est celui des com­men­ta­teurs, qui ont sub­sti­tué à l’analyse leurs propres dési­dé­ra­tas, eux-mêmes assi­mi­lés un peu rapi­de­ment à la « volon­té des peuples ». En réa­li­té, dit-il, la ques­tion des rela­tions que l’islam et le poli­tique entre­tiennent est posée à un niveau de géné­ra­li­té et d’abstraction qui ne per­met pas d’y répondre. La majo­ri­té des com­men­ta­teurs ont éla­bo­ré un « maitre-réci­té » char­gé de don­ner une cohé­rence à qui pré­tend à une véri­té exclu­sive au détri­ment d’une réa­li­té polymorphe.

[/À Cho­kri Belaïd et Moha­med Brahmi
Lâche­ment assassinés
Qui ne ver­ront pas éclore
le prin­temps tuni­sien
/]

Avec des sou­lè­ve­ments inat­ten­dus, venus de Tuni­sie et d’Égypte puis d’autres pays ara­bo-musul­mans, l’année 2011 s’annonçait comme un Prin­temps arabe. L’opinion a cru, trop vite, que la chute de quelques tyrans ouvrait la voie aux dési­rs de la jeu­nesse et des peuples : démo­cra­tie, liber­té, déve­lop­pe­ment et emploi. Deux ans et demi après, c’est le désen­chan­te­ment. La plu­part des régimes sont res­tés en place, la Syrie brule, et les deux pays phare, Tuni­sie et Égypte font montre d’un échec patent à régler les pro­blèmes réels et à recréer une vision et un espoir. Au lieu d’entrer dans la moder­ni­té et de faire épa­nouir leur socié­té, des forces du pas­sé, Frères musul­mans et sala­fistes (en arrière-plan et sur le ter­rain) se sont empa­rées des rouages du pou­voir et centrent la pro­blé­ma­tique non pas sur les pro­blèmes sociaux et sur un pro­gramme de réforme, mais sur les vieilles que­relles du rôle de la reli­gion dans la conduite des affaires publiques. Élec­tions, il y a eu, mais on en est à dis­cu­ter du rôle de la cha­ria dans la légis­la­tion. Une grande par­tie de l’opinion publique égyp­tienne a fait tom­ber Mor­si. Une autre par­tie, peut-être moindre, vou­drait le voir reve­nir au pou­voir comme hié­rarque isla­miste, et se pare désor­mais de légi­ti­mi­té démo­cra­tique en ver­tu des élec­tions pas­sées. En Tuni­sie, le débat reste non violent, mais les ques­tions sont iden­tiques. C’est une vieille ques­tion qui res­sur­git : une socié­té majo­ri­tai­re­ment musul­mane est-elle mure pour la démo­cra­tie ? La mise en pra­tique des droits humains, de l’égalité homme-femme, la recherche du bien-être des popu­la­tions par des pro­grammes éco­no­miques et sociaux alter­na­tifs qui fassent l’objet de débats et d’une alter­na­tive au pou­voir dans une socié­té paci­fiée, tout cela est-il com­pa­tible avec l’islam politique ?


L’engrenage de la révolte

Dans les pays domi­nés par des tyrans et leurs « forces de l’ordre », l’iniquité et l’arbitraire de l’« État pro­fond » sont la règle. Il a paru d’autant plus éton­nant que la rage d’un ven­deur de légumes à la sau­vette, dans une petite ville de Tuni­sie dont per­sonne ne connais­sait le nom, l’ait mené à un geste inha­bi­tuel — le sui­cide par le feu, mais tout sui­cide est contraire à l’islam — et que cet acte ait déclen­ché la révolte de la jeu­nesse tuni­sienne. Celle-ci a osé dire ce que ses ainés tai­saient, par sou­mis­sion et par peur. La dic­ta­ture, l’accaparement des richesses, un sys­tème édu­ca­tif sans débou­chés, le chô­mage des « diplô­més » sor­tis du secon­daire, un mépris des lais­sés-pour-compte, l’appauvrissement de l’intérieur du pays délais­sé par la manne tou­ris­tique, Moham­med Boua­zi­zi ne put plus le sup­por­ter et s’immola par le feu le 17 décembre 2010. Et les mani­fes­ta­tions s’amplifièrent, la jeu­nesse tuni­sienne étant rejointe par toutes les forces d’opposition au tyran, y com­pris, avec un déca­lage, par les Frères musul­mans. Moins d’un mois après, le 14 jan­vier 2011, le dic­ta­teur Ben Ali se réfu­gie en Ara­bie saou­dite (la France l’ayant refu­sé). Le régime tombe. Les démo­crates du monde entier sont sidé­rés et heu­reux. Un élan révo­lu­tion­naire, une vic­toire des droits de l’homme peut donc être acquise par une jeu­nesse aux mains nues, armée de seuls outils que la mon­dia­li­sa­tion tech­no­lo­gique et l’exemple de la démo­cra­tie occi­den­tale ont mis à son ser­vice — inter­net, les télé­phones mobiles, la tête pleine d’espoir et d’idéal des jeunes gens. Sur ce bouillon de culture, un évè­ne­ment déclen­cheur peut chan­ger l’Histoire.

Le 25 jan­vier 2011, sur la place de la Libé­ra­tion (Midân at-tah­rir) du Caire, la jeu­nesse égyp­tienne emboite le pas. Elle aus­si souffre des mêmes maux. Dès le 11 février, Hos­ni Mou­ba­rak, der­nier pha­raon, tombe. Dans les deux pays, l’armée a lais­sé faire, voire a accom­pa­gné le mou­ve­ment. Et — oh miracle pour les com­men­ta­teurs aver­tis — aucune main cachée du conser­va­tisme ou de l’extrémisme musul­man n’a opé­ré. C’est plu­tôt penauds que Frères musul­mans et sala­fistes de tous poils se sont ral­liés aux mou­ve­ments, sou­vent sous l’influence de leurs groupes de jeunes soli­daires de l’ensemble de la jeu­nesse. Et en Égypte, coptes et musul­mans ont agi dans la plus par­faite entente, ce qui est excep­tion­nel. Le monde entier est à l’écoute, et tout par­ti­cu­liè­re­ment le monde arabe, d’autant que celui-ci n’est guère à l’unisson de ses régimes politiques.

Dès février 2011, la fièvre gagne le Bah­reïn, la Libye (Cyré­naïque), puis le Maroc, en mars le Yémen et le reste de la Libye, en avril, c’est au tour de la Syrie. Le Koweït et cer­tains émi­rats prennent des mesures pré­ven­tives sous forme de dis­tri­bu­tion d’argent et d’allusions aux liber­tés (sur­tout ne par­lons pas de démo­cra­tie) pour ne pas être gagnés pas la fièvre. La révolte aty­pique du Bah­reïn (il s’agit de la majo­ri­té chiite) est répri­mée avec l’aide de l’armée saou­dienne. Notre pro­pos n’est pas de retra­cer ici les évè­ne­ments dans cha­cun des pays du « prin­temps arabe », et comme les conflits et les luttes intes­tines conti­nuent, une chro­nique poli­tique ne serait pas à jour. Il s’agit plu­tôt d’ana­ly­ser le signi­fiant de ces révoltes par rap­port aux socié­tés arabes et à l’islam qui les carac­té­rise toutes (mal­gré le cas par­ti­cu­lier du Liban et des mino­ri­tés chré­tiennes ailleurs, en dimi­nu­tion permanente).

L’espoir et les dif­fi­cul­tés d’une réforme démo­cra­tique réelle qui sta­bi­lise ces socié­tés, en fasse des voi­sins médi­ter­ra­néens esti­mables et esti­més, dans une réci­pro­ci­té de res­pect et de bon voi­si­nage, sont éga­le­ment notre affaire, d’autant plus que par le phé­no­mène de l’immigration, nous sommes en Europe des par­te­naires obli­gés de leurs pro­blé­ma­tiques. Il est temps de mettre de côté les pudeurs diplo­ma­tiques des diverses ini­tia­tives euro­péennes de par­te­na­riat, de dia­logue euro-médi­ter­ra­néen qui ne s’adressaient qu’aux gou­ver­nants, aux ques­tions com­mer­ciales, aux inves­tis­se­ments — aux épi­phé­no­mènes des socié­tés et non aux socié­tés elles-mêmes. Il est temps de s’intéresser à celles-ci ; à leur reli­gion qui reste un phé­no­mène struc­tu­rant, à leurs valeurs évo­lu­tives et par­fois conflic­tuelles entre elles et vis-à-vis de nous. Nous devons au « Prin­temps arabe » de le com­prendre dans son déclen­che­ment, dans son dérou­le­ment, dans ses incer­ti­tudes, pour ne pas inter­fé­rer dans un sens contraire à l’évolution de ces pays vers une socié­té plus juste, plus moderne, plus res­pec­tueuse des droits de la per­sonne. Au-delà des inter­fé­rences claires et déli­bé­rées — effec­tives en Libye, dis­crètes ailleurs, atten­dues en vain en Syrie, nous sommes de toute façon en inter­fé­rence, en inter­ac­tion avec ces socié­tés dans le cadre de la mon­dia­li­sa­tion et comme suite à une coexis­tence mul­ti­sé­cu­laire, poli­tique, reli­gieuse, phi­lo­so­phique, éco­no­mique. Pour paro­dier Flau­bert, Moham­med Boua­zi­zi et Lina Ben Mhen­ni (la pre­mière blog­geuse tuni­sienne), c’est nous !

Le terrain du printemps arabe

Le monde ara­bo-musul­man médi­ter­ra­néen pré­sente, mal­gré sa diver­si­té, des carac­té­ris­tiques socio­po­li­tiques com­munes. La popu­la­tion a connu un élan démo­gra­phique hors du com­mun, tri­plant ou presque en nombre en soixante ans depuis les indé­pen­dances ou le pre­mier chan­ge­ment de régime (Égypte, Libye). La moder­ni­sa­tion de ces pays, véri­table néces­si­té poli­tique pour légi­ti­mer les nou­veaux régimes, s’est tra­duite par une géné­ra­li­sa­tion pro­gres­sive de l’enseignement de base, une cer­taine cou­ver­ture médi­cale, des sub­ven­tions à la consom­ma­tion (tou­jours le pain, puis l’huile, les car­bu­rants…). La fai­blesse des res­sources des gou­ver­ne­ments, mal­gré l’exploitation du pétrole ou des phos­phates, a eu pour consé­quence la fai­blesse du niveau de l’enseignement, son inadap­ta­tion aux besoins d’une éco­no­mie à construire, la fai­blesse, voire l’inexistence des ser­vices sociaux en dehors des grandes villes. La socié­té s’est for­te­ment dua­li­sée. Une classe bour­geoise cita­dine a trus­té l’emploi dans la fonc­tion publique, dans l’import-export, dans les indus­tries pro­té­gées et a béné­fi­cié des retom­bées de la cor­rup­tion géné­ra­li­sée. Ses enfants étu­dient dans des ins­ti­tu­tions pri­vées puis en Europe. Les langues de culture sont res­tées celles des anciens pays colo­ni­sa­teurs ou celles des tou­ristes majo­ri­taires. La masse popu­laire, celle des bourgs et des cam­pagnes, est res­tée dans sa pau­vre­té fon­cière (pas d’extension des terres culti­vables, pas d’emploi indus­triel sauf dans la frange mari­time ou dans les grandes villes en Égypte), dans une culture, une édu­ca­tion ban­cales, à che­val sur un dia­lecte ou langue (ber­bère) par­lé, et deux langues mal apprises, l’arabe lit­té­raire et la langue euro­péenne ver­na­cu­laire du pays. Seules les sub­ven­tions de l’État pour la nour­ri­ture et l’énergie ont per­mis de sor­tir de la misère la majo­ri­té de la popu­la­tion. Il ne faut pas jeter trop faci­le­ment la pierre aux diri­geants. Le fac­teur démo­gra­phique est res­té incon­trô­lable. La reli­gion n’a pas été le moindre obs­tacle à des poli­tiques et des pra­tiques de limi­ta­tion des naissances.

Ces don­nées de base sont res­tées inaper­çues de l’opinion même « éclai­rée » occi­den­tale qui s’est foca­li­sée sur la connais­sance des capi­tales et des grandes villes, des bandes côtières, des chiffres natio­naux de pro­duc­tion et de consom­ma­tion, de PIB. Les pro­grès des chiffres glo­baux ont per­mis de don­ner une béné­dic­tion aux prêts inter­na­tio­naux, aux inves­tis­se­ments notam­ment dans l’exploitation des res­sources natu­relles, dans le tex­tile-habille­ment, dans le bâti­ment et le tou­risme, et de pas­ser sous silence la nature qua­si dic­ta­to­riale des régimes et les atteintes sys­té­ma­tiques aux droits humains. Seules les « révoltes de la faim », quand les gou­ver­ne­ments, à la demande des ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales, ten­taient de réduire les sub­ven­tions de sur­vie à la popu­la­tion, venaient mettre un bémol, et jeter une inquié­tude sur la sta­bi­li­té des régimes en place. Pour­tant la socio­lo­gie poli­tique de ces pays était bien connue des spé­cia­listes de tous bords, mais on se foca­li­sait sur le dan­ger isla­miste et son poten­tiel expan­sion­niste, les régimes auto­ri­taires et auto­cra­tiques étant consi­dé­rés comme le meilleur rem­part ou le moindre mal. On a vou­lu igno­rer les pro­blèmes sociaux et humains d’une popu­la­tion crois­sante, pau­pé­ri­sée, en marge du pro­grès mais infor­mée des gabe­gies de ses diri­geants, de l’exemple de consom­ma­tion occi­den­tale par les séries télé­vi­sées, et vivant donc dans une frus­tra­tion per­ma­nente. Igno­rer aus­si que, pas­sés cer­tains moments d’ivresse natio­na­liste, le refuge des pauvres ne peut être qu’une iden­ti­fi­ca­tion à l’islam, mal connu, guère ensei­gné, mais pro­messe d’une vie meilleure, plus tard… La matu­ra­tion poli­tique n’a pu pro­gres­ser, la police des régimes ayant veillé à ce que les ten­ta­tives d’action poli­tique par des par­tis popu­laires ou popu­listes ne connaissent que des suc­cès éphé­mères, avant de mener leurs lea­deurs en prison.


Un dérou­le­ment ambigu

Les régimes en place étaient si pour­ris que la révolte était inévi­table. Quand et com­ment, pour intro­duire quoi sont des ques­tions aus­si vieilles que la « Révo­lu­tion fran­çaise » et la chute de l’« ancien régime ». Les « jour­nées révo­lu­tion­naires » connaissent tou­jours leurs din­dons de la farce. Dans la mesure où les mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion furent spon­ta­nés, leur par­ti­ci­pa­tion était hété­ro­clite, sou­vent peu poli­ti­sée et sans lea­deurs. L’entêtement du déses­poir a pu ame­ner à la chute du tyran, mais sans tra­cer d’épure pour un nou­veau pou­voir et une socié­té plus juste. À côté de par­tis dits « laïcs » ou « cen­tristes » impro­vi­sés (sauf au Maroc et dans une moindre mesure en Tuni­sie) ou ras­sem­blant des restes de l’ancien régime encore pré­sents dans les ins­ti­tu­tions et les pou­voirs armés, ce sont bien enten­du les par­tis isla­miques, voire sala­fistes qui res­sur­girent ou appa­rurent comme dotés d’une légi­ti­mi­té popu­laire (la foi… et les bonnes œuvres des Frères musul­mans dis­po­sant de fonds en pro­ve­nance des émi­rats, les sala­fistes en pro­ve­nance de l’Arabie saou­dite). Leur par­ti­ci­pa­tion, même tar­dive, aux mani­fes­ta­tions du « Prin­temps » per­mit leur consé­cra­tion. Le Maroc connait une expé­rience par­ti­cu­lière, les isla­mistes étant venus au pou­voir sous contrôle de la monar­chie. Mais en Tuni­sie et en Égypte, la prise du pou­voir des Frères musul­mans s’est tra­duite par une véri­table confis­ca­tion de la révo­lu­tion, en même temps qu’une inca­pa­ci­té à gérer le pays et ses pro­blèmes socioé­co­no­miques. Mor­si est déjà tom­bé en Égypte quand nous écri­vons ces lignes. En Tuni­sie, la situa­tion est fluc­tuante, mais le pro­blème de l’islamisation de la socié­té, reje­tée par une frac­tion impor­tante des Tuni­siens et de la classe poli­tique, est le même, et le main­tien en place du régime des Frères musul­mans est remis en question.

Comme naguère en Iran, le pro­gramme isla­miste, même modé­ré par les Frères musul­mans, « L’islam est la solu­tion, le Coran est notre Consti­tu­tion » se montre vide de sens dans une socié­té contem­po­raine, s’il l’a jamais été. Ce pla­cage d’un slo­gan, pour iden­ti­taire qu’il soit, sur une socié­té qui ne s’est pas autre­ment struc­tu­rée, se révèle inef­fi­cace et néga­tif pour une idéo­lo­gie qui ne tirait son sens que de sa double oppo­si­tion au pou­voir auto­ri­taire et à la sécu­la­ri­sa­tion géné­rale des socié­tés. Et pour­tant, là où il y a encore débat, c’est pour dis­cu­ter dans des assem­blées fort peu repré­sen­ta­tives d’un côté, sur les réseaux sociaux de l’autre, du carac­tère musul­man ou pas de l’État, ou de la cha­ria comme source de droit (voir plus loin). Fina­le­ment, en Égypte l’armée est rede­ve­nue l’arbitre. La Tuni­sie retient son souffle devant les exi­gences des sala­fistes qui tentent de dépas­ser les Frères musul­mans par la droite et imposent déjà dans cer­taines villes de l’intérieur une police des mœurs sem­blable à celle de l’Arabie saou­dite ou de l’Iran, cepen­dant que des agents pro­vo­ca­teurs (de quel bord ?) assas­sinent des lea­deurs de la gauche laïque et s’en prennent à l’armée. Pauvre prin­temps arabe qui vati­cine entre les fusils des armées et l’imposition du voile ou de la burqa.


Pour­quoi un « dégage » ne fait pas le printemps…

Le mot d’ordre désor­mais célèbre des mani­fes­tants tuni­siens, « dégage », deve­nu « dégaz » ailleurs, puis « arhal » dans tous les pays arabes, était le sym­bole d’une révolte, mais pas d’un pro­gramme, d’une alter­nance claire. En fait, la socié­té ara­bo-musul­mane n’a pas l’alternance dans son empreinte psy­chique. De tout temps, les oulé­mas ont décré­té qu’un pou­voir même tyran­nique était légi­time aus­si long­temps qu’il per­met­tait l’exercice de la reli­gion musul­mane. Le pen­seur nord-afri­cain Ibn Khal­doun — consi­dé­ré comme l’annonciateur de la socio­lo­gie poli­tique dès le XIVesiècle —, s’est lui-même arrê­té à ce point de son ana­lyse pour­tant avi­sée des types de gouvernements.

L’histoire poli­tique musul­mane res­semble à une mar­mite qui bout : de temps en temps, le cou­vercle saute ain­si que les diri­geants. L’eau reste la même, sauf quand des enva­his­seurs viennent chan­ger la donne, ou quand c’est d’en haut que vient le chan­ge­ment (Moham­med Ali en Égypte, Bour­gui­ba en Tuni­sie). Dans les socié­tés arabes modernes, c’est la proxi­mi­té d’une Europe démo­cra­ti­sée qui, même à tra­vers la domi­na­tion colo­niale, a répan­du la notion de pro­gramme poli­tique, d’alternance, d’un choix mul­tiple pour faire pro­gres­ser une socié­té. Des par­tis com­mu­nistes clan­des­tins (et très éli­tistes) ont été créés presque par­tout, ain­si que des par­tis isla­mistes qui à l’exception des Frères musul­mans (en Égypte, mais aus­si dans presque tous les autres pays arabes) sont res­tés, jusque naguère à l’état d’embryons. Le par­ti Baath fait figure d’exception, seul par­ti laïc ayant accé­dé au pou­voir en Irak et en Syrie, mais avec les carac­té­ris­tiques auto­ri­taires et le des­tin qu’on lui connait. Mais dans l’ensemble, il n’a pas exis­té de débat sub­stan­tiel et orga­ni­sé sur les pro­blèmes poli­tiques et sociaux de la socié­té, alors même que celle-ci connais­sait des bou­le­ver­se­ments démo­gra­phiques, éco­no­miques, socié­taux (que faut-il prendre ou refu­ser de la socié­té occi­den­tale, de son consu­mé­risme, de ses valeurs, com­ment se déve­lop­per ?) qui récla­maient l’élaboration et la mise en œuvre d’un pro­jet adap­té à chaque pays.


Tariq Rama­dan ou l’esquisse d’un programme

Dès la fin 2012, Tariq Rama­dan a publié L’islam et le réveil arabe. En bon connais­seur de l’islam et des pays arabes, il s’est rapi­de­ment inquié­té de la façon dont le champ des pos­sibles, sou­dai­ne­ment ouvert dans cer­tains de ces pays, allait se rem­plir. Quoi que l’on pense de cer­taines ini­tia­tives de ce pen­seur égyp­to-suisse1, c’est le seul intel­lec­tuel musul­man fran­co­phone qui, à notre connais­sance, ait ouvert en détail cette pro­blé­ma­tique, comme musul­man concer­né et comme occi­den­tal. Il parait oppor­tun d’analyser le conte­nu de ce livre pro­gramme, écrit quand tout sem­blait pos­sible, mais incer­tain. Pour citer la qua­trième de cou­ver­ture de l’ouvrage, « Le monde arabe sau­ra-t-il se réap­pro­prier sa mémoire pour réin­ven­ter l’éducation popu­laire, le droit des femmes, la jus­tice sociale, la créa­ti­vi­té artis­tique, la mai­trise de l’économie, la lutte contre la cor­rup­tion et la démo­cra­tie réelle ? Enfin, cette éman­ci­pa­tion peut-elle être envi­sa­gée avec l’islam, vécu non pas comme un car­can, mais comme une richesse éthique et culturelle ? »


Le constat de Tariq Ramadan

Après avoir noté que les révoltes ont ras­sem­blé des oppo­si­tions dis­pa­rates aux dic­ta­tures, sans coor­di­na­tion et sans vision poli­tique com­mune, Rama­dan constate que désor­mais la place de l’islam est au cœur des débats sur sa com­pa­ti­bi­li­té avec le plu­ra­lisme démo­cra­tique : peut-on avoir des opi­nions diver­gentes et faut-il admettre, orga­ni­ser l’alternance entre par­tis et hommes poli­tiques au moins nomi­na­le­ment musul­mans, ou car­ré­ment laïcst ? Dans ce cadre, quel peut, doit être le rôle des par­tis isla­miques ? Ils existent par­tout, même s’ils expriment des valeurs et posi­tions variées, voire oppo­sées. Ils ont expri­mé un rejet ou une accep­ta­tion du sys­tème démo­cra­tique, pas­sant par­fois d’une posi­tion à l’autre, mais tou­jours dans la pers­pec­tive où un régime accep­table est celui qui donne de l’espace à l’islam poli­tique, cet islam qui, au titre de suc­ces­seur de la lutte anti­co­lo­niale et du pan­ara­bisme, pro­meut une vision ver­ti­cale de l’Histoire où l’alternance n’a pas vrai­ment sa place. Si les isla­mistes dif­fèrent sur les moyens, paci­fiques ou vio­lents dans la recherche du pou­voir, ils ne conçoivent pas une socié­té sécu­la­ri­sée. Ce concept leur paraît direc­te­ment impor­té d’un Occi­dent déca­dent et oppres­seur, et la laï­ci­té kéma­liste, impo­sée à la Tur­quie, dic­ta­to­riale et muse­lant l’islam en le gérant direc­te­ment leur est un repous­soir. Bour­gui­ba aura eu une ges­tion de la laï­ci­té bien dif­fé­rente, vou­lant la conci­lier avec les valeurs de l’islam. Mais l’opinion majo­ri­taire des « reli­gieux » ne s’y est pas trom­pée. Et pour Rama­dan les pro­grès sécu­liers de la Tuni­sie et son sta­tut de la femme seraient sur­tout à usage externe. Qu’on per­mette au Tuni­sois qu’est cet auteur de pen­ser que Rama­dan a une vision défor­mée de la Tuni­sie (pays où il ne s’est guère ren­du). La Tuni­sie pro­fonde est certes res­tée plus tra­di­tion­nelle, machiste et sim­plis­te­ment musul­mane que Bour­gui­ba ne l’aurait vou­lu. Mais il s’est créé en Tuni­sie une véri­table bour­geoi­sie intel­lec­tuelle, qu’elle soit laïque, peu croyante ou musul­mane pro­gres­siste. Elle est mino­ri­taire, les évè­ne­ments récents l’ont mon­tré, mais elle repré­sente un vivier alter­na­tif, au point que les sala­fistes en éli­minent quelques représentants.

En fait, dans un cha­pitre cen­tral inti­tu­lé « Islam, isla­misme, sécu­la­ri­sa­tion », Rama­dan peine à sou­te­nir que la tra­di­tion intel­lec­tuelle musul­mane défende la sépa­ra­tion du reli­gieux et du poli­tique ain­si que la plu­ra­li­té d’interprétation des sources de droit. Il reproche à l’Occident d’avoir rete­nu de l’islam des posi­tions mino­ri­taires sur l’immixtion du reli­gieux dans le poli­tique, mais il s’étonne de « cette accep­ta­tion par les musul­mans eux-mêmes […] de cette lec­ture réduc­trice et biai­sée de l’histoire de la pen­sée isla­mique », car pour lui « la réfé­rence à l’islam invite aus­si à la libé­ra­tion des intel­li­gences par l’acquisition du savoir, la ratio­na­li­té auto­nome, l’esprit cri­tique et la liber­té de pen­sée ». Il écrit par ailleurs « Il importe que les pays majo­ri­tai­re­ment musul­mans s’interrogent, de l’intérieur, sur le rap­port de l’islam aux dif­fé­rents types d’autorité », reli­gieuse (les « ‘iba­dât »), humaine et sociale (les « mu’âmalât »).

Deux remarques s’imposent. Tout d’abord, Rama­dan n’aime pas les intel­lec­tuels musul­mans « occi­den­ta­li­sés » ou « sécu­la­ri­sés » qui font les bonnes dis­tinc­tions (mais pour de mau­vaises rai­sons selon lui ?). Alors que par ailleurs, et il faut le lui recon­naitre, il défend des posi­tions de dis­tinc­tion des ordres reli­gieux et civil, de liber­té de conscience etc. très proches de celles des « laïques ».

Ensuite, Rama­dan va affir­mer que l’autonomie de l’homme et la liber­té de pen­sée, notam­ment en matière d’organisation de la cité, sont dans l’essence même du Coran, et des pre­miers exé­gètes. Les pays « majo­ri­tai­re­ment musul­mans » et les régimes auto­ri­taires qui les ont diri­gés ont per­du ou vou­lu perdre de vue cette dis­tinc­tion fon­da­men­tale. Dans un mou­ve­ment de balan­cier, Rama­dan reprend les cri­tiques clas­siques contre les « orien­ta­listes » dénon­cés par Edward Saïd, isla­mo­logues euro­péens biai­sés par leur sen­ti­ment de supé­rio­ri­té, et « les colo­ni­sa­teurs du pas­sé qui vou­laient faire accroire aux colo­ni­sés que leur retard tenait à l’incapacité de l’islam de réa­li­ser ce divorce entre le poli­tique et le reli­gieux ». Mais il doit bien recon­naitre que les milieux conser­va­teurs reli­gieux ont reje­té les notions sécu­lières en se pré­sen­tant comme seuls garants de la reli­gion et des inté­rêts du peuple, en ne creu­sant pas les vraies ques­tions « qui minent les socié­tés majo­ri­tai­re­ment musul­manes et arabes en particulier ».

Rama­dan détaille d’ailleurs les domaines où l’argumentaire de ces reli­gieux vise plus à don­ner une légi­ti­mi­té « isla­mique » à des dis­cours et non à des solu­tions répon­dant aux défis contem­po­rains. Dans le domaine éco­no­mique, on invoque une « finance isla­mique », mais aucune voie alter­na­tive n’est éla­bo­rée qui satis­fasse une éthique isla­mique. Quant à l’enseignement, il est dans un « état alar­mant » souf­frant de l’absence d’un regard cri­tique sur les méthodes, et se foca­li­sant sur un ensei­gne­ment reli­gieux cen­tré sur l’acquisition par cœur. Les matières stric­te­ment scien­ti­fiques sont pro­mues, tan­dis que les sciences humaines sont relé­guées au second plan tout comme la poli­tique cultu­relle. Cette absence de vision glo­bale dans la moder­ni­té va para­ly­ser la pen­sée dyna­mique, faire l’impasse sur pro­grammes poli­tiques et sociaux accep­tant des alter­na­tives — on le res­sen­ti­ra bien après la chute des dic­ta­tures quand il s’agira de gérer des sociétés.

L’esquisse d’un cor­pus réfor­miste musul­man et démo­cra­tique, c’est le but de cette contri­bu­tion de Rama­dan, qui vou­lait espé­rer, cou­rant 2012, que les nou­veaux pou­voirs émer­geant s’en ins­pirent. Il ne faut pas s’attendre à un pro­gramme poli­tique pré­cis. Pour des rai­sons his­to­riques, les socié­tés ara­bo-musul­manes ont pris un retard tel que la recon­nais­sance dans le cadre isla­mique d’un État civil (daw­la mada­nia) à dis­tin­guer d’un État isla­mique, et d’une socié­té civile (muj­ta­ma’ mada­ni) est une pre­mière étape qui n’est pas encore véri­ta­ble­ment fran­chie, sauf en Tur­quie (mais c’est une autre his­toire au-delà de la pré­sente réflexion). Rama­dan estime (un peu vite et sans preuves, les expé­riences en cours per­mettent d’en dou­ter) que les Frères musul­mans ont fran­chi ce pas, mais il recon­nait par ailleurs qu’il ya au moins cinq ten­dances chez les Frères musul­mans égyp­tiens depuis la chute de Muba­rak. Il engage son opi­nion, dans la ligne de ses écrits pré­cé­dents, mais d’une façon plus forte, en faveur de cette État et socié­té civile, de l’acceptation des diver­gences d’opinion reli­gieuse et phi­lo­so­phique, des prin­cipes des droits de l’homme, du sys­tème démo­cra­tique, de l’alternance au pou­voir. Il recom­mande l’acceptation pleine et entière de la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme, alors que jusqu’à pré­sent les États arabes ont adop­té une Décla­ra­tion isla­mique des des droits de l’homme, et une Décla­ra­tion de Tunis à ce sujet qui non seule­ment gomment un peu cer­tains aspects (dont l’égalité de la femme), mais sur­tout spé­ci­fient que rien dans ces décla­ra­tions de prin­cipe ne peut s’opposer à la cha­ria. Ces textes ont pu être approu­vés par l’Arabie saou­dite et les émi­rats, c’est dire leur ambigüi­té. Rama­dan met tou­te­fois en exergue les décla­ra­tions allant dans un sens plus inclu­sif d’un cer­tain nombre d’intellectuels ou d’autorités musul­manes, y com­pris de la part de cer­tains Frères musulmans.

Mais la pierre de touche de l’acceptation des droits de l’homme, et de la moder­ni­té par les musul­mans, leurs États pré­sents et futurs est la ques­tion de la cha­ria. Ce mot, rare dans le Coran, désigne la « voie de Dieu », la recherche spi­ri­tuelle et du bel-agir. Las, les socié­tés humaines sont avides de règles, qui donnent du pou­voir aux édic­teurs et de la sécu­ri­té aux simples croyants. C’est donc le fiq’h, la juris­pru­dence juri­dique que l’on fait pas­ser depuis treize siècles pour la volon­té de Dieu. Ce cor­pus légis­la­tif et pres­crip­tif a fait cou­ler beau­coup d’encre… et de sang. Si quelque 250 ver­sets du Coran sur 6 300 traitent de règles dans ce domaine, leur inter­pré­ta­tion et leur exten­sion par les com­men­taires sur la vie et l’exemple du Pro­phète (la Sira que nous trans­mettent les hadiths) en ont fait une matière volu­mi­neuse, impré­cise, sujet de dis­putes théo­lo­giques, juri­diques, et cause de mal­heur pour bien des justiciables.

Pour­tant, tout est et devrait être matière à contex­tua­li­sa­tion, à « his­to­ri­sa­tion » pour reprendre le terme de l’écrivain fran­çais Abdel­wa­hab Med­deb2. Le calife Omar ayant déjà contex­tua­li­sé cer­taines règles cora­niques, caduques pour des rai­sons éco­no­miques (le par­tage du butin) ou sociales (la puni­tion de la main tran­chée pour un voleur), aucune école de l’islam ne peut nier ce degré de varia­bi­li­té des pres­crip­tions. Mais l’islam tra­di­tion­nel, issu du Moyen-Âge et non de la période pro­phé­tique, s’est effor­cé de res­treindre l’usage de la contex­tua­li­sa­tion par les juristes, et a même ajou­té des règles et des peines bien plus sévères, issues non du Coran, mais de la Torah, comme la lapi­da­tion de la femme adul­tère. Les pen­seurs modernes ou moder­nistes de l’Islam ont donc là un obs­tacle for­mi­dable à fran­chir, d’autant que le terme cha­ria est deve­nu aus­si emblé­ma­tique qu’il est incertain.

Rama­dan est donc au pied du mur. Il est conscient de l’antinomie entre de nom­breuses règles sha­ria­tiques et les valeurs huma­nistes qu’il veut défendre comme com­pa­tible avec l’islam. Comme il cri­tique déjà l’enseignement de l’islam comme insub­stan­tiel et dépas­sé, accep­ter la mise à l’écart de la cha­ria le met­trait en dehors d’une large sec­tion de la « com­mu­nau­té musulmane2 ». Il va lou­voyer : « Cer­tains conçoivent la cha­ria comme un code stric­te­ment nor­ma­tif et divin. D’autres, comme moi, pensent que c’est une construc­tion humaine qui nous donne des orien­ta­tions éthiques. Le débat consti­tu­tion­nel devrait ame­ner à dis­cu­ter de la sub­stance du mot cha­ria. Au lieu d’évacuer ce réfé­rent, don­nons-lui une sub­stance cri­tique de l’intérieur. » « Je suis un réfor­miste… Féti­chi­ser la cha­ria et en consti­tuer un corps de prin­cipes sacrés est dan­ge­reux, c’est la pos­si­bi­li­té d’une théo­cra­tie isla­mique. Mais on ne peut éva­cuer ce terme de la conscience musul­mane. Il s’agit plu­tôt d’en cri­ti­quer la substance ».

En défi­ni­tive, on doit bien remar­quer que Tariq Rama­dan « conseille » aux pro­ta­go­nistes du Prin­temps arabe de bien tra­cer la ligne entre reli­gion et poli­tique, de ne pas oublier l’éthique authen­ti­que­ment musul­mane, celle du Pro­phète, qui peut, qui doit les ins­pi­rer glo­ba­le­ment à trou­ver de solu­tions nou­velles aux pro­blèmes éco­no­miques, sociaux, cultu­rels… pour abou­tir à « il serait donc ques­tion de la bonne gou­ver­nance al hukm ar-râchid ». Rama­dan fait là une allu­sion mal­heu­reuse au qua­li­fi­ca­tif don­né aux quatre pre­miers suc­ces­seurs du Pro­phète (Abou Bakr, Omar, Oth­man et Ali, les râschi­dun ou bien-gui­dés), dont trois furent assas­si­nés, qui ne s’entendirent sur pas grand-chose, et dont la période « bien-gui­dée » se ter­mi­na par une guerre civile, la mise à l’écart d’Ali, la créa­tion d’un empire omeyyade imi­té de Byzance, et le début de la dis­sen­sion chiite. On a donc l’exemple mal­heu­reux d’une « bonne gou­ver­nance » com­plè­te­ment ratée. On ne peut que consta­ter que Rama­dan n’élabore pas une métho­do­lo­gie de la syn­thèse entre les droits de l’homme et les droits sociaux dans le cadre de la moder­ni­té, et les « vraies » valeurs musul­manes. Il affirme que cette syn­thèse est pos­sible, et il n’a sans doute pas tort concep­tuel­le­ment. Mais dans la réa­li­té pré­sente, et à l’occasion des pre­miers débats consé­cu­tifs au Prin­temps arabe, il ne pou­vait dès mi-2012 que se lamen­ter de l’incapacité du monde musul­man à se repen­ser : « La nature des débats actuels révèle la mul­ti­tude des impasses dans les­quelles s’engouffrent les socié­tés arabes contem­po­raines… C’est peu dire que notre opti­misme est ébran­lé quand nous ana­ly­sons les évo­lu­tions ulté­rieures au départ des dictateurs. »


L’absence d’une pen­sée poli­tique isla­mique moderne

Tariq Rama­dan, l’actualité l’y menant, est sor­ti de son domaine d’analyse habi­tuel, celui des musul­mans en Occi­dent, où on peut esti­mer qu’il a joué un rôle paci­fi­ca­teur en met­tant en relief la com­mu­nau­té de valeurs et la capa­ci­té de coha­bi­ta­tion ou de co-inclu­sion dyna­mique entre les pays occi­den­taux et leurs citoyens musul­mans, géné­ra­le­ment issus de l’immigration.

Il est symp­to­ma­tique que Rama­dan, au-delà d’une ana­lyse sin­cère des défauts et manques des socié­tés poli­tiques ara­bo-musul­manes, ne puisse pas même esquis­ser un sché­ma d’élaboration d’une socié­té démo­cra­tique musul­mane ou du pas­sage de socié­tés tra­di­tion­na­listes à la socié­té démo­cra­tique moderne qui n’est pas à inven­ter, mais à adap­ter à chaque pays doté d’une his­toire, d’une popu­la­tion et de tra­di­tions propres. On a déjà noté que ce n’est pas son domaine habi­tuel de réflexion. Il est inté­res­sant de remar­quer que lors de son débat avec Abdel­wa­hab Med­deb (Le Monde, 24 avril 2011), celui-ci lui a jus­te­ment fait le reproche sui­vant : « Nous n’avons pas à réin­ven­ter ce qui l’a été déjà… Nous devons même en tant que musul­mans remer­cier les Grecs… À entendre Tariq Rama­dan, j’ai l’impression qu’il s’efforce de réin­ven­ter ex nihi­lo la démo­cra­tie en lui impo­sant l’entonnoir de la cha­ria, alors que l’instrument de la tech­nique poli­tique est à notre dis­po­si­tion. L’Occident a inven­té la démo­cra­tie ; le cor­pus qui a pré­si­dé à sa nais­sance est un acquis pour toute l’humanité… Les Lumières n’appartiennent plus à l’Occident. Elles sont la pro­prié­té de l’humain. »

Ce reproche ne s’adresse pas seule­ment à Rama­dan, mais éga­le­ment à la plus grande par­tie des pen­seurs et hommes poli­tiques des pays du prin­temps arabe et de ceux qui y aspirent. Ils savent ce qu’ils n’ont plus vou­lu, le dic­ta­teur, ou ne vou­draient plus, mais les alliances étaient et sont encore hété­ro­clites, et le rap­port à la démo­cra­tie et aux valeurs uni­ver­selles ou occi­den­tales est sou­vent impré­cis, voire négatif.

Les élec­tions, quand elles ont eu lieu, ont ame­né des majo­ri­tés isla­mistes (de ten­dances dif­fé­rentes certes, et les Frères musul­mans tuni­siens ont pré­fé­ré consti­tuer leur majo­ri­té avec de pré­ten­dus « laïques »). Pou­vait-on croire que la « vota­tion » puisse en elle-même pro­mou­voir des valeurs démo­cra­tiques ? Tous les connais­seurs de ces pays savaient que, l’enthousiasme pas­sé, le fond des masses peu édu­quées se tour­ne­rait vers les par­tis isla­miques, et que les nou­velles Consti­tu­tions devraient avoir un réfé­rent isla­mique, sous le nom facile et vague de cha­ria. Certes, on a assis­té en juillet 2013 à un retour­ne­ment éton­nant en Égypte et des évè­ne­ments qui consacrent l’absence de vision poli­tique des Frères musul­mans et leur échec social et éco­no­mique de la ges­tion d’une nation. Mais c’est l’armée qui (com­plot ou pas) devient la garante d’un refus de l’islamisation incom­pé­tente du pou­voir. La même évo­lu­tion est pos­sible en Tuni­sie, les fac­teurs de bou­le­ver­se­ment poli­tique sont les mêmes, à l’exception de l’attitude de l’armée qui n’a pas la même tra­di­tion d’immixtion dans les affaires politiques.

Mais dans tous les cas, la crise est due au fait que ces socié­tés, mal­gré leur poten­tiel et leur culture, n’ont pas déve­lop­pé une socié­té civile, et encore moins une culture de la liber­té d’opinion et de l’alternance poli­tique. On n’a pas trai­té ici du cas libyen, où c’est un retour au tri­ba­lisme, aux auto­no­mies locales et aux milices pri­vées qui a suc­cé­dé à la chute du dic­ta­teur. Quant à la Syrie, la situa­tion est dra­ma­tique sous tous les angles. La voie médiane turque, dont les diri­geants se disent des « démo­crates chré­tiens » musul­mans, est sou­vent évo­quée. Mais elle est le résul­tat d’une his­toire natio­nale par­ti­cu­lière, liée depuis plu­sieurs décen­nies à son pas-de-deux avec l’Europe et à un héri­tage répu­bli­cain laïc kéma­liste qui semble d’ailleurs pro­gres­si­ve­ment remis en cause de fac­to par le pou­voir isla­mique actuel. La valeur d’exemple de la Tur­quie — venant d’un État de sur­croit non-arabe et ancien oppres­seur — est sujette à caution.

Y a‑t-il malgré tout un modèle islamique pour une société arabe ?

Cette ques­tion peut paraitre incon­grue, s’agissant d’une reli­gion et d’une socié­té qui ont connu des empires, des émi­rats et une forme de socié­té glo­ba­li­sée pro­pice au déve­lop­pe­ment tant des popu­la­tions que de la pen­sée et des sciences. Mais les siècles ont pas­sé, les aspects créa­tifs et dyna­miques de socié­tés ara­bo-musul­manes fon­dés sur la liber­té de pen­sée ont dis­pa­ru. Le balan­cier est repar­ti vers le monde chré­tien depuis le XVIe siècle. Le XXe siècle, celui des indé­pen­dances recou­vrées et des modèles alter­na­tifs, aurait pu voir rejaillir une créa­ti­vi­té sociale et poli­tique. Ce ne fut pas le cas. Le besoin de « réforme » de l’islam, res­sen­ti par ses intel­lec­tuels pour remon­ter la pente face à l’Occident, se tra­dui­sit par des pro­po­si­tions oppo­sées, réac­tion­naires ou conser­va­trices d’un côté, moder­nistes de l’autre, qui se com­bat­tirent au plan reli­gieux sans jamais dépas­ser celui-ci.

Les moder­nistes ne cherchent pas à créer une socié­té isla­mique, mais à inté­grer les pays musul­mans dans le sys­tème mon­dial de res­pect de la démo­cra­tie et des droits de l’homme. L’autre camp vou­drait trou­ver dans le Coran et la Sun­na les élé­ments néces­saires à la conduite poli­tique d’une socié­té. Mais comme dans le domaine reli­gieux pro­pre­ment dit, il n’y a pas una­ni­mi­té en cette matière. Pour­tant, la démarche expé­ri­men­tale de connaitre et com­prendre l’Occident de l’intérieur, pour poser les jalons d’un rehaus­se­ment d’une socié­té musul­mane, a exis­té depuis Moham­mad Ali, pacha d’Égypte qui envoya, dès 1826, une mis­sion de jeunes intel­lec­tuels en France. Par­mi eux se trou­vait Rifaa Al Tah­ta­wi qui y séjour­na cinq ans et écri­vit L’or de Paris, enquête socio­lo­gique sur un pays déve­lop­pé d’Occident à l’aune des prin­cipes de l’islam. On peut consi­dé­rer que tous les « enquê­teurs » qui sui­virent s’inspirèrent de ses consta­ta­tions. Si Moham­med Ali moder­ni­sa une par­tie de l’économie et l’armée égyp­tienne, les struc­tures socio­lo­giques ne chan­gèrent guère. La com­pa­rai­son entre Islam et Occi­dent res­ta un sujet de dis­cus­sions intenses. Le mou­ve­ment de la Nah­da (Renais­sance) fit la jonc­tion entre le XIXe et le XXe siècles autour de sa revue Al Manar, lue dans tout le monde arabe. Mais après des décen­nies d’ouverture intel­lec­tuelle, le der­nier lea­der du mou­ve­ment, Rachid Rida renon­ça à une moder­ni­sa­tion inter­mé­diaire pour prô­ner direc­te­ment le fon­da­men­ta­lisme wah­ha­bite qu’il condam­nait vingt ans plus tôt. Etrange revi­re­ment intel­lec­tuel, signe d’impasse et d’incapacité des « clercs ».

L’intégrisme fon­da­men­ta­liste qui rede­vint un modèle intel­lec­tuel pri­sé peut être défi­ni comme un isla­misme qui n’accepte aucun pou­voir poli­tique n’appliquant pas la cha­ria. La révolte est alors légi­time. Il avait été clai­re­ment énon­cé… au début du XIVe siècle par le phi­lo­sophe et juris­con­sulte Ibn Tay­miyya, contem­po­rain d’Ibn Khal­dûn quand il pro­non­ça une fat­wa contre le pou­voir mon­gol à Bagh­dad. Bien que musul­mans, ces enva­his­seurs qui avaient mis fin à l’empire abbas­side en 1258 sui­vaient les codes de leurs ancêtres (dont de nom­breux avaient été chré­tiens nes­to­riens) plu­tôt que la cha­ria. Ils étaient donc apos­tats, tout bon musul­man devait s’opposer à eux. Le pou­voir légi­time est celui qui se débar­rasse des impu­re­tés issues de tra­di­tions dou­teuses (cultes des saints, célé­bra­tion de la nais­sance du pro­phète et autres cou­tumes) et qui s’en tient stric­te­ment à la cha­ria dans son énon­cia­tion la plus stricte, la plus pré­ten­du­ment intem­po­relle. Une longue liste de mou­ve­ments inté­gristes pro­cède de cette ana­lyse, qu’il s’agisse des wah­ha­bites, de Sayyid Qotb exé­cu­té au Caire en 1966, du FIS algé­rien, de Ben Laden, des sala­fistes paci­fistes ou vio­lents. Il nous inté­resse ici de réa­li­ser com­bien ces mou­ve­ments se passent de toute éla­bo­ra­tion du conte­nu dune « bonne poli­tique musul­mane », puisque celui-ci a été don­né une fois pour toutes par Dieu et le Pro­phète. Et ils mettent hors jeu, par leurs accu­sa­tions ou leurs fat­was, tout musul­man qui éla­bore de la convi­via­li­té poli­tique. S’ils ont par­ti­ci­pé aux élec­tions en Tuni­sie et en Égypte, c’est pour gagner de l’influence, mais sans envi­sa­ger une par­ti­ci­pa­tion à une coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale, même avec les Frères, car ce serait pour eux contre nature.

Les Frères musul­mans sont un cas à la fois emblé­ma­tique et par­ti­cu­lier. Has­san Al-Ban­na qui fon­da la confré­rie en 1928 était un ins­ti­tu­teur pieux. Comme tout le monde musul­man, il fut secoué par la sup­pres­sion du Cali­fat par Atatürk en 1923 et créa un mou­ve­ment des­ti­né à gui­der la socié­té musul­mane désor­mais sans chef (théo­rique). Ses prin­cipes étaient simples et fon­da­men­ta­listes : le Coran est la consti­tu­tion, la cha­ria la loi, le (jihâd, la voie. Tou­te­fois Al Ban­na était rela­ti­ve­ment moder­niste, puisqu’il était aus­si par­ti­san de l’éducation des filles, de la dif­fu­sion du savoir et des sciences et de la bien­fai­sance tour­née vers les pauvres. Extré­miste par rap­port au pou­voir poli­tique de son temps, secret par le mode de fonc­tion­ne­ment de sa confré­rie, il fut assas­si­né en 1949, sans doute sur ordre du roi Farouk. Bien que fon­da­men­ta­liste, le mou­ve­ment des Frères musul­mans, parce qu’il dis­po­sait d’associations regrou­pant jusqu’à deux mil­lions de membres, dut se poser la ques­tion de sa par­ti­ci­pa­tion à la vie politique.

Dans l’Égypte post-nas­sé­rienne, les Frères furent tolé­rés et purent pré­sen­ter des can­di­dats aux élec­tions, comme « indé­pen­dants ». Ils se démar­quèrent donc des mou­ve­ments isla­mistes et sala­fistes qui se sont déve­lop­pés depuis les trois der­nières décen­nies du XXe siècle. Sur le tard, Has­san Al-Ban­na avait d’ailleurs dit que des ins­ti­tu­tions de type bri­tan­nique n’étaient pas contraires à l’islam et pou­vaient per­mettre l’accession au pou­voir de bons musul­mans. Néan­moins, en 2011, la révolte de la place Tah­rir se fit sans eux. Ils mon­tèrent dans le train en marche, mais au tra­vers de dis­sen­sions entre cinq branches dif­fé­rentes. Leur vic­toire élec­to­rale et la débâcle qui a sui­vi ont confir­mé par une mise à l’épreuve cette vacui­té de doc­trine et de capa­ci­té politiques.

Il y a vingt ans déjà, mal­gré la mon­tée des inté­grismes musul­mans dans le dar-el-islam et en Occi­dent, l’analyste du monde musul­man Oli­vier Roy n’avait pas hési­té à prendre le contre­pied de l’opinion la plus répan­due en publiant L’échec de l’islam poli­tique. Depuis, dans de nom­breux ouvrages et articles, il a bien mon­tré que l’État isla­mique est un leurre, car il n’y a pas de nos jours d’État reli­gieux, même l’Iran théo­cra­tique uti­lise des méca­nismes de pou­voir de type occi­den­tal et n’a guère fait école dans le monde sun­nite. Certes, le wah­ha­bisme saou­dien se per­pé­tue, et le conser­va­tisme musul­man a réus­si à élar­gir son emprise.

Mais l’islam radi­cal moderne est quant à lui for­te­ment ancré dans des modes de vie et de pen­sée occi­den­taux, il n’a d’ailleurs pas éla­bo­ré le sché­ma d’une socié­té nou­velle, autre­ment que rêvée sem­blable à celle du Pro­phète. Les isla­mistes autoch­tones de tous poils ont dû éga­le­ment évo­luer. On peut pen­ser qu’O. Roy met trop faci­le­ment dans la même mou­vance les Frères musul­mans et les autres isla­mistes, alors que ces der­niers les consi­dèrent ceux-ci comme des moder­nistes déviants. De nos jours, un héri­tage dif­fé­ren­cié per­siste entre ces deux familles de pen­sée, concur­rentes sur le ter­rain. Mais leurs ébauches de pro­gramme poli­tiques sont éga­le­ment vagues, et la réfé­rence musul­mane ne suf­fit plus. La thèse sur­pre­nante à pre­mière vue d’O. Roy est que l’islam poli­tique et la démo­cra­tie marchent désor­mais main dans la main. Les évè­ne­ments des trente der­nières années ont selon lui modi­fié les modes d’action des radi­caux, au sein de socié­tés qui n’acceptent plus vio­lence et ter­ro­risme qui deviennent contre­pro­duc­tifs. Dans son der­nier ouvrage, publié aux États-Unis en avril 2012, The Isla­mists are coming : who they real­ly are, O. Roy fait la liste des ral­lie­ments des isla­mistes aux pro­ces­sus démo­cra­tiques, qui vont jusqu’à l’allégeance aux monar­chies ché­ri­fiennes du Maroc et de Jor­da­nie. Il note les com­pro­mis­sions des Frères musul­mans dans l’Égypte de Mou­ba­rak, en Jor­da­nie, au Koweït, au Maroc. Il rap­pelle que Moham­med Ghan­nou­chi, fon­da­teur du par­ti tuni­sien En-Nah­da (de ten­dance fré­riste) aurait choi­si la voie démo­cra­tique il y a vingt ans déjà, mal­gré la contrainte de l’exil. Enfin, dès l’évidence de la chute des dic­ta­teurs en Tuni­sie en en Égypte, les Frères par­ti­ci­pèrent au mou­ve­ment et les sala­fistes (à com­prendre comme des isla­mistes plus extrêmes) s’empressèrent de créer des par­tis poli­tiques et de par­ti­ci­per aux élec­tions. Dans cette inter­pré­ta­tion, les isla­mistes ne pour­raient plus reve­nir sur la démo­cra­tie mul­ti­par­tite, à peine de perdre une par­tie de leur légi­ti­mi­té et de leur électorat.

Depuis le Prin­temps arabe, cette affir­ma­tion forte, et un peu sur­pre­nante, mérite d’être réexa­mi­née. O. Roy décla­rait dès le 20 jan­vier 2011 « Oui : dans toutes ces révo­lu­tions, les isla­mistes sont absents. Ça ne veut pas dire qu’ils ne vont pas reve­nir. L’islamisme est fini, comme solu­tion poli­tique et comme idéo­lo­gie. Mais les isla­mistes sont là, et c’est donc la grande incon­nue. » Les mani­fes­tants avaient un but, ren­ver­ser la dic­ta­ture, mais pas de pro­gramme, pas de struc­tures poli­tiques, pas d’unité idéo­lo­gique. Mais des valeurs sous-jacentes sont deve­nues visibles, et incon­tour­nables : indi­vi­dua­lisme, gout de la liber­té, aspi­ra­tion à une jus­tice sociale. Les élec­tions ont don­né la vic­toire, en Tuni­sie comme en Égypte, aux seules struc­tures poli­tiques dans la socié­té, les Frères musul­mans et leurs épi­gones, et les isla­mistes orga­ni­sés en toute hâte. Mais la poli­tique est deve­nue dans ces deux pays un jeu d’équilibristes qui com­mettent des erreurs et peuvent tom­ber. Dans un article récent (Le Monde, 10 juillet 2013), O. Roy écrit : « Le champ reli­gieux s’est démo­cra­ti­sé, sans for­cé­ment pas­ser par la case de la réforme reli­gieuse ou de la sécu­la­ri­sa­tion. […] Sur­tout la réis­la­mi­sa­tion évi­dente qui a tou­ché la socié­té depuis trente ans ne s’est pas faite au pro­fit des Frères, qui ont une vision auto­ri­taire, cen­tra­li­sée et patriar­cale de l’autorité reli­gieuse, mais elle a favo­ri­sé de nou­velles formes de reli­gio­si­té, très indi­vi­dua­listes et très diver­si­fiées. L’extension du sala­fisme exprime para­doxa­le­ment l’émergence d’un islam plus indi­vi­dua­liste, moins poli­ti­sé, s’il est très rigo­riste… On peut aus­si espé­rer que les Frères musul­mans, après avoir expri­mé leur colère et res­ser­ré ain­si leurs rangs, n’échapperont pas à la néces­si­té de faire leur auto­cri­tique et de réfor­mer leur par­ti au risque de se retrou­ver dans un nou­veau ghet­to. Mais pour cela il faut une nou­velle géné­ra­tion, et la lourde hié­rar­chie d’une confré­rie géron­to­cra­tique ne se prête guère à un tel chan­ge­ment. La seule légi­ti­mi­té des Frères musul­mans, comme M. Mor­si n’a ces­sé de le cla­mer dans son der­nier dis­cours, était jus­te­ment un vote, pas l’islam. Et c’est pour­quoi il faut des élec­tions au plus vite. »

Mais les évè­ne­ments ont été rapides à sanc­tion­ner un gou­ver­ne­ment inca­pable de gou­ver­ner. La Tuni­sie risque de connaitre la même évo­lu­tion, tant son gou­ver­ne­ment se révèle éga­le­ment inca­pable de mettre en œuvre des poli­tiques répon­dant aux besoins de la socié­té. Et l’on retrouve en fili­grane la même consta­ta­tion chez les ana­lystes aver­tis : rien n’est prêt pour une autre ges­tion, démo­cra­tique et d’éthique musul­mane, des affaires publiques, et il fau­dra au moins une géné­ra­tion pour y arri­ver, à condi­tion que des poli­tiques ad hoc soient mises en œuvre, notam­ment dans l’enseignement géné­ral et dans celui de la reli­gion, dans le sou­tien à une socié­té civile tout juste émer­gente. Or l’actualité s’est écar­tée, jusqu’à pré­sent, d’une telle dyna­mique, car le recours aux urnes n’a même pas per­mis de mettre en place des struc­tures nou­velles de concer­ta­tion pour défi­nir la notion d’État, de Consti­tu­tion et de droits fondamentaux.

Les faits montrent donc qu’il n’y a pas de modèle moderne d’un gou­ver­ne­ment isla­mique. Les pen­seurs hété­ro­doxes de l’islam avaient rai­son. Le Pro­phète n’était pas roi, ce sont les cir­cons­tances de vide ins­ti­tu­tion­nel et de dan­ger de tra­hi­son qui l’avaient ame­né à diri­ger ce qui deve­nait un peuple. Il revient aux musul­mans en colère d’inventer leurs régimes poli­tiques en res­pec­tant l’éthique et la maç­la­ha (l’intérêt com­mun) et en pas­sant par une phase de construc­tion ins­ti­tu­tion­nelle où cha­cun accepte de ne pas pré­ju­ger de l’avenir du peuple.


Une révo­lu­tion illusoire ?

Dans notre monde de l’immédiateté — des catas­trophes, des chan­ge­ments de poli­tiques, des nou­velles appli­ca­tions tech­no­lo­giques – nous nous atten­dons à ce qu’une mani­fes­ta­tion qui réus­sit change fon­da­men­ta­le­ment la donne d’un pays ou groupe de pays concer­nés. C’est oublier que la Renais­sance, le pro­tes­tan­tisme, les Lumières, la Révo­lu­tion fran­çaise ont mis des dizaines d’années, des géné­ra­tions, des siècles à dérou­ler leurs effets et remo­de­ler la pen­sée humaine, les socié­tés et leur régime politique

L’islam a connu plu­sieurs âges d’or, il a su être tolé­rant, créa­tif dans les arts et la gou­ver­nance des hommes. Il ne sau­rait y avoir incom­pa­ti­bi­li­té essen­tielle entre la richesse spi­ri­tuelle d’une reli­gion et la liber­té des hommes qui y adhèrent. Mais, et quoi que sou­haitent les croyants de l’une ou l’autre foi, l’histoire façon­née par les hommes se joue des cré­dos et impose des ten­dances lourdes posi­tives ou néga­tives à la suite impré­vi­sible des évè­ne­ments. Disons que la ten­dance lourde actuelle de l’islam, et Rama­dan avait rai­son d’être inquiet dès 2012, est d’être une valeur refuge, une ortho­doxie fixiste pour être sécu­ri­sante, une pré­ten­tion au tota­li­ta­risme comme le fut long­temps le chris­tia­nisme. Tou­te­fois, les évè­ne­ments du Prin­temps arabe qui conti­nue­ront à nous éton­ner, nous effrayer ou nous don­ner espoir à nou­veau ont intro­duit un nou­veau para­mètre. La citoyen­ne­té ara­bo-musul­mane de cha­cun de ces pays est en train d’émerger, et elle emprunte beau­coup à la moder­ni­té. Res­pec­tons le temps long du chan­ge­ment qui lui est néces­saire, l’Occident a eu lui aus­si sa len­teur, ses reculs, ses erreurs. Car « Dieu veut vous éprou­ver en ce qu’il vous donne », Coran, V‑48.

  1. Nous ne par­ta­geons pas l’analyse de Caro­line Fou­rest dans son livre Frère Tariq et dans les quelques débats télé­vi­sés ayant oppo­sé plus que confron­té les deux inter­ve­nants. Rama­dan est un musul­man conser­va­teur moder­niste. Il est donc sur le fil du rasoir, vou­lant remettre en cause le moins pos­sible la tra­di­tion musul­mane tout en par­ti­ci­pant, ancien pro­fes­seur de phi­lo­so­phie en Suisse et mili­tant tiers-mon­diste de tou­jours, aux valeurs « occi­den­tales » des droits humains, des droits sociaux, des liber­tés fon­da­men­tales et de l’égalité de sexes. L’ayant écou­té et lu depuis nombre d’années, et scep­tique au début, je lui recon­nais le des­sein de rame­ner l’islam à ses valeurs d’origine comme pré­misses d’une plus grande libé­ra­tion per­met­tant seule une véri­table spi­ri­tua­li­té, musul­mane ou pas. Son mora­toire sur les hudûd (peines capi­tales), et notam­ment sur la lapi­da­tion de la femme adul­tère a été une erreur grave (de plus, cette lapi­da­tion pré­vue par la loi mosaïque est clai­re­ment anti-cora­nique — voire la sou­rate de la Lumière). Sa seule excuse est — et il ne s’en cache pas — de vou­loir res­ter audible de la com­mu­nau­té des croyants pour l’aider à se réfor­mer. De plus, il s’est clai­re­ment dis­tan­cié des Frères musul­mans, mal­gré son appar­te­nance fami­liale. Enfin, les sites sala­fistes le condamnent comme kafir (rené­gat). Pré­tendre qu’il veut en fait isla­mi­ser la socié­té et qu’il tient un double lan­gage, c’est se pri­ver de l’apport d’un pen­seur écou­té et faire tout sim­ple­ment une erreur de jugement.
  2. Dans un débat avec Tariq Rama­dan « De la cha­ria à l’islamophobie, de l’homosexualité au sta­tut de la femme », Le Monde, 22 avril 2011.

Jean-Michel Corre


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