logo
Lancer la vidéo

Presse en ligne et presse papier. Complémentarité plutôt que concurrence

Numéro 09 Septembre 2009 - par Tibère Tessak -

Le développement d’Internet met en péril la rentabilité économique des journaux, déjà bien fragile, et bouleverse le rapport à l’information en permettant un accès immédiat. Mais le rapport de ces deux supports pourrait être complémentaire à condition que l’on tienne compte de leurs spécificités respectives : à Internet, la gratuité et des nouvelles brèves, des dépêches d’agence, du contenu multimédia, des dossiers pédagogiques... ; au journal papier, des analyses de fond payantes qui prennent du recul. Cependant la presse écrite ne pourra survivre qu’en devenant des plates-formes d’informations multimédias. De manière plus générale, il faudra réfléchir au financement d’Internet de manière à desserrer l’emprise de la publicité.

Le 17 mars dernier, le Seattle Post-Intelligencer a été, pour la dernière fois de son existence, publié en format papier. Le journal de la ville de Seattle, fondé en 1863, n’a pas renoncé pour autant à ses activités, mais a décidé d’abandonner sa version papier pour devenir un quotidien uniquement en ligne. Traditionnellement tiré à 114.000 exemplaires, le journal était financièrement au bord du gouffre, principalement à cause de la baisse de ses recettes publicitaires. Outre le haut-le-cœur que cette nouvelle a dû provoquer chez de nombreux éditeurs de presse européens, on peut légitimement se demander si le cas du Seattle Post-Intelligencer est vraiment symptomatique de la crise qui frappe la presse mondiale. Est-il le précurseur d’un transfert de support à terme inévitable, pour nos quotidiens belges aussi ? Ce n’est évidemment pas aussi simple.

L’arrivée d’Internet au milieu des années nonante, malgré les nombreux bouleversements progressifs qu’elle a induits, a été bien accueillie par la presse francophone belge. Très rapidement chaque quotidien a eu son site et a investi plus ou moins massivement la Toile.

Rappelons que la presse, à cette époque, venait depuis peu de faire sa révolution informatique et le transfert d’un contenu textuel d’un support à un autre se faisait alors en quelques secondes, réduisant les coûts marginaux à presque rien. En termes d’image, par ailleurs, il était de bon ton d’avoir un site, un quotidien moderne à l’aube du XXIe siècle ne pouvant très rapidement plus se passer de cette vitrine informationnelle branchée et indispensable qu’était le Web. Économiquement enfin, une présence sur le Net ne mettait encore rien en péril étant donné le faible taux de connexion de la population. Le Web ne concurrençait alors pas l’audience papier et était plutôt considéré comme un complément de celle-ci, comme une vitrine promotionnelle : les journaux pensaient alors pouvoir élargir leur lectorat grâce au Web.

Une gratuité plus ou moins assumée

La question de la viabilité économique va cependant se poser rapidement. Plusieurs possibilités s’offrent aux journaux mis en ligne : la gratuité totale, partielle, ou nulle. Le Web se développant et se démocratisant, progressivement, le modèle de gratuité partielle (ou en tout cas de certains contenus disponibles gratuitement) s’impose progressivement quasiment partout [1]. On peut supposer qu’une sorte de « dilemme du prisonnier » s’est imposée aux titres de presse : le concurrent qui baisse ses prix gagne des parts de marché et peut ainsi augmenter ses revenus publicitaires et ses ventes papier et donc accroître éventuellement son bénéfice…, mais si son concurrent principal en fait autant, les deux peuvent y perdre. Gratuité donc, avec accès payant pour certaines informations plus conséquentes, par exemple pour l’accès aux archives ou à l’un ou l’autre outil didactique taillé pour le Web (animations flash, diaporama de photos de presse, etc.). Seuls certains quotidiens plus thématiques (finance, hippisme…) peuvent encore se permettre un modèle intégralement payant et trouvent alors un modèle économique tout à fait rentable sur la toile.

Pour les autres commence alors la recherche de sources de revenus. Pour un média en pleine évolution, l’aventure s’avère délicate et périlleuse. Pour illustrer la complexité de la chose, l’exemple du New York Times est frappant : la version Web du célèbre quotidien américain est passée d’un modèle gratuit à un modèle payant en 2005, puis est redevenue entièrement gratuite en 2007, en visant un financement uniquement basé sur la publicité. Il est pourtant question aujourd’hui que le NYTimes retourne à un format payant à la rentrée 2009 pour certains contenus tant le pari de la publicité comme seule source de revenus s’avère périlleux. Tout cela pour montrer que, le média évoluant, le rapport à celui-ci se complexifie et les business plans sont encore particulièrement fragiles.

En parallèle, le modèle économique de la presse écrite s’érode. Jusqu’alors les rentrées financières des quotidiens étaient réparties entre prix du journal et publicité (dont les petites annonces). Le Soir, par exemple, assure 60 % de ses rentrées par de la publicité, dont 20 % par les offres d’emploi dans le supplément « Références ». L’arrivée et le développement du Web ont donc attaqué frontalement ce modèle économique : désormais, un journal en ligne est non seulement gratuit (ou presque), mais les petites annonces ont trouvé sur le Net un support bien plus concurrentiel, moins cher et avec plus de visibilité et désertent donc les quotidiens. Enfin, la publicité en ligne, si elle existe bel et bien et est en pleine croissance, est encore loin de pouvoir produire à elle seule assez de rentrées pour rentabiliser la mise en ligne d’articles de presse. On a pour coutume de dire qu’actuellement, celle-ci rapporte dix fois moins (par lecteur) que sur support papier [2].

Un nouveau rapport à l’information

Mais outre le modèle économique, le grand bouleversement auquel va être confrontée la presse écrite se situe dans son rapport même à l’information. Jusqu’alors, l’immédiateté (ou ce qui s’en rapprochait) était plus ou moins réservée à la radio et dans une autre mesure à la télévision. La temporalité de la presse écrite étant alors calibrée sur les rotatives. Le Web, quant à lui, (et encore plus particulièrement le Web 2.0, avec des outils tels Twitter) est aussi dans l’immédiateté, avec une force et une rapidité de diffusion jusqu’alors jamais vues (une info fait désormais le tour de la terre en quelques centièmes de seconde et est relayée par de nombreux endroits quasi simultanément) et accessible à tous. C’est là le propre du Web, un outil ouvert, dérégulé, accessible à tous, participatif à l’extrême, permettant une circulation du contenu à la vitesse de la lumière, mais la plupart du temps peu soucieux d’un recoupement de l’information, de l’analyse, de l’objectivation, de la critique, du recul qui, par définition, nécessitent du temps et du travail. Par sa dimension instantanée et interactive, le Web n’est en rien incompatible avec l’information écrite, mais a ses propres codes et usages.

Le succès au rendez-vous

Depuis 1995, la presse en ligne n’a cessé de croître en termes d’audience. Principalement parce que le nombre de personnes connectées au Web a augmenté de façon colossale, et en tous lieux (on ne va plus sur le Net uniquement à domicile, le soir, après le souper, mais aussi la journée au boulot). On assiste donc à un transfert des sources d’information, et Internet est désormais la principale source d’information pour plus 60 % des Européens. Dans ce sens, la presse en ligne devient une référence (avec certes une concurrence démultipliée) et son audience ne cesse d’augmenter par rapport à la presse papier, dont le lectorat s’érode sans discontinuer.

À titre d’illustration, «  »« class='spip_url spip_out auto' rel='nofollow external'>www.lesoir.be» dépasse les 100.000 visiteurs uniques par jour depuis octobre 2008, avec, par exemple, un pic de 160.000 visiteurs uniques le 8 juin dernier, et 1,7 million de pages vues ce même jour. Entre octobre 2007 et octobre 2008, l’audience de ce même site a progressé de 57 %, passant ainsi de 64.564 visiteurs uniques par jour à 101.396 [3]. Avec plus d’un million de pages vues (1.061.119) et 112.854 visiteurs uniques par jour, en juin, «  » » class='spip_url spip_out auto' rel='nofollow external'>www.lesoir.be» a battu un nouveau record d’audience. Or, bien qu’il soit le premier site d’information belge francophone en termes d’audience, il n’est pourtant toujours pas rentable.

Une relation complémentaire ?

Un succès sur le Web, mais en parallèle une crise sur papier (entre 2007 et 2008, environ 4% de moyenne de diminution de tirage) et une perte financière conséquente…, le raccourci est vite fait : le Net serait en train de phagocyter la presse écrite. C’est pourtant plus compliqué que ça. Comme dans de nombreux domaines, le Web a certes forcé la presse à modifier ce qu’elle était depuis des décennies, mais au lieu de concurrence, il serait plus juste d’envisager cette relation en termes de complémentarité.

Il faut rappeler que si le Web s’est incommensurablement développé, il s’est aussi beaucoup dispersé. En termes d’informations, il fourmille du meilleur comme du pire et il n’est pas toujours facile de s’y retrouver, de vérifier la crédibilité des contenus, les erreurs, les tromperies, les manipulations qui sont aussi légion et demandent au surfeur un minimum d’attention, de sens critique et de réflexion. Dans ce sens, les sites de presse sont des références, des îlots solides dans un océan d’informations plus ou moins fiables et leurs articles sont des gages de sérieux, d’information professionnelle, à savoir (théoriquement du moins) de qualité, recoupée, fruit d’un véritable travail journalistique, d’analyse etc. Car il est des évidences que le Net ne remet pas en question, en dépit de ce qu’on peut croire : le journalisme reste un métier, la production d’informations demande du temps et un travail de professionnel.

Pour envisager la relation presse et Internet non plus en termes de concurrence, mais bien de complémentarité, il faut alors réfléchir à la particularité des supports, réfléchir à ce qui doit être gratuit et ce qui doit être payant. Publier sur le Web une dépêche d’agence gratuitement, c’est du bon sens, d’une part, parce que la concurrence ne s’en prive pas et, d’autre part, parce que l’internaute est friand de l’usage des fils d’infos. Mais l’analyse, le contenu, le fond, le recul, ce qui a toujours fait l’identité de la presse écrite, non seulement s’accorde mal avec un support écran (essayez de lire quatre pages sur un écran), mais aussi mal avec la temporalité du Net (un internaute reste rarement plus d’une minute sur une page Web et a plutôt tendance à cliquer compulsivement) Et puis, le contenu du Web a ses limites. Blogs, wikis, etc. ne sont évidemment pas dénués d’intérêt, mais la subjectivité y règne en maître et l’internaute cherche aussi du solide. Essayer d’avoir des informations fiables sur le conflit israélo-palestinien via les blogs ou les wikis est, par exemple, impossible. D’où l’intérêt renouvelé d’un contenu journalistique, d’une information solide, fiable, de qualité.

Les journaux ont donc un rôle indispensable à jouer sur la toile, reste alors à comprendre sous quelle forme l’optimiser. Un simple transfert de contenu du papier au Web, s’il est techniquement le plus évident, c’est prendre le risque pour un journal de se concurrencer soi-même. Par contre, garder pour le format papier un contenu de fond, des analyses, de l’information de qualité et de quantité constituées en prenant le temps nécessaire, et réserver au Net un fil d’informations, de dépêches, mais aussi éventuellement du contenu multimédia, des outils pédagogiques que seul un ordinateur peut offrir, c’est tirer la quintessence de ce que chaque média peut offrir. Et comme tels, les médias ne sont plus concurrents, mais bel et bien complémentaires.

Alors que la demande de contenu se fait de plus en plus sentir, on constate pourtant que les éditeurs de presse agissent de manière suicidaire puisque en réponse à la crise de la presse, ils s’en prennent à l’information en diminuant le nombre de journalistes. Et ils tombent dans le piège en se mettant à offrir dans les quotidiens papier ce que le lecteur trouve déjà sur le Web : une info de plus en plus courte, légère, brute…

Le journaliste devra aussi, pour sa part, et malgré les tentations que le Web pourra lui offrir, continuer à faire son lent labeur de recoupement, de vérification, de recherche et d’analyse et ne pas tomber, comme de plus en plus souvent, dans le piège de la rapidité, de la rumeur et des « on dit » que le Web a tendance à faire circuler et amplifier. Il en va de sa crédibilité et de sa survie.

Il y a donc un avenir pour la presse papier tout comme pour la presse en ligne. Les journaux doivent cependant intégrer qu’ils ne pourront survivre qu’en devenant des plates-formes d’information multimédias : écrit, image, animation, film, son… Car chacun de ses supports peut trouver une légitimité selon l’information : le recul, l’analyse, une temporalité plus maîtrisée pour le papier en complément de fils d’information continus, immédiats et interactifs pour le Web.

Quant au modèle économique de la presse en ligne, à moins de truffer toujours plus la presse de publicités (ce qui pose question, mais aussi problème en période de crise économique majeure), il faudra un jour oser se pencher vers des solutions générales des revenus sur le Web. Des pistes particulièrement intéressantes existent, telles la « licence globale », qui fait payer l’internaute directement via sa facture de communication Internet et de façon forfaitaire les usages logiquement payant du Net : téléchargement de musique, information… et rétribue de la sorte les auteurs de façon équilibrée. Cela permettrait par ailleurs de se défaire de la dépendance à la publicité en ligne et des problèmes de ciblage et de protection de la vie privée qu’elle engendre de plus en plus. On se met alors à rêver d’un Web, dépourvu de publicité, contenant des informations de qualité, qui serait un vrai relais complémentaire d’une presse écrite solide, consistante et décomplexée.


[1Par gratuité partielle, nous entendons un site accessible dans sa grande majorité gratuitement ou un site ne mettant pas tout le contenu du journal papier sur le site.

[2Certaines études estiment qu’il faut entre cent mille et un million de « clics » sur un article pour que celui-ci devienne rentable par ses revenus publicitaires.

[3À titre de comparaison, la DH.be compte approximativement 80.000 visiteurs par jour, lalibre.be environ 45.000.

Partager

Tibère Tessak


Auteur