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Presse écrite, faim de papier ?
Le présent dossier se propose de faire le point sur la situation de la presse écrite en Belgique francophone. En plus de soixante ans d’histoire de La Revue nouvelle, c’est presque devenu une tradition de revenir régulièrement sur le sujet. La dernière fois, c’était en septembre 2004 avec un dossier baptisé « Libérer la liberté de […]
Le présent dossier se propose de faire le point sur la situation de la presse écrite en Belgique francophone. En plus de soixante ans d’histoire de La Revue nouvelle, c’est presque devenu une tradition de revenir régulièrement sur le sujet. La dernière fois, c’était en septembre 2004 avec un dossier baptisé « Libérer la liberté de la presse ». Cinq ans plus tard, nous pourrions reprendre ce titre car nous restons passionnément attachés à l’épanouissement de ce fondement de notre identité démocratique belge. Plus que jamais, il est en effet vital que les journalistes puissent exercer sans entrave, en pleine possession de tous leurs moyens, leur profession de producteurs de la « publicité », c’est-à-dire d’exposition publique des faits qui intéressent la société, en construisant les analyses et en exposant les opinions et les idées au débat. Nous estimons d’ailleurs qu’une partie de l’incertitude identitaire que traversent les Belges francophones, qu’ils habitent Bruxelles ou la Wallonie, tient non seulement à l’évolution du mouvement flamand, mais aussi à la difficulté de nos médias de structurer un espace public qui permette vraiment de « faire société », c’est-à-dire de se connaître et de parler à partir d’un lieu réel, ancré, pas seulement d’une sorte de « no man’s land » coincé entre un géant culturel français et un pays dont on ignore à peu près tout de la majorité (flamande) de sa population.
Les États Généraux et la mutation web
Il est donc heureux que le 17 février 2009, le Parlement de la Communauté française ait adopté à l’unanimité une résolution qui prône l’organisation d’États généraux de la presse. Alarmé par les restructurations en cours à l’époque dans plusieurs rédactions, le troisième pouvoir a bien compris que le quatrième traversait une crise sans précédent et qu’il lui fallait agir. La conjonction de la baisse structurelle des diffusions payantes, de la chute des recettes publicitaires provoquée par la crise économique et du succès croissant de l’Internet a en effet conféré un tour plus qu’inquiétant à la situation d’un secteur déjà fortement contraint par l’étroitesse de son marché. L’enjeu des États généraux sera donc d’examiner les réponses qui peuvent être apportées par le politique à ces évolutions. Parmi celles-ci, la montée en puissance de l’Internet fait penser que l’exercice d’informer est en train de vivre un tournant aussi important que celui provoqué par l’arrivée de la télégraphie, de la radio ou de la télévision.
Combiner toile et papier
Tibère Tessak, Arnaud Grégoire, Céline Fion et Pierre Van den Dungen examinent différentes facettes des changements qui sont ainsi induits par le fait que le Web devient progressivement la principale source d’information d’une majorité de la population. Si le support « papier » y perd de plus en plus de poids, en revanche, c’est l’écrit qui s’y trouve paradoxalement renforcé. Mais au risque d’un appauvrissement au moins économique. Tibère Tessak évoque à cet égard le véritable dilemme du prisonnier auquel les journaux sont confrontés en étant forcés par une concurrence auto-destructrice de rendre de plus en plus de choses gratuitement accessibles. Or on sait que pour sortir de ce genre de dilemme, l’économie a inventé la convention collective qui organise l’auto-régulation. La piste pourrait inspirer les éditeurs qui sont encore en train de chercher le bon modèle économique de relation entre les recettes venant de la vente au numéro et les recettes venant de l’Internet qui restent il faut le dire encore très marginales.
Arnaud Grégoire décrit comment progressivement les rédactions des principaux quotidiens belges commencent à réorganiser leurs modes de production autour de l’Internet, insistant sur ses risques et sur ses possibilités encore inexploitées. Quant à Céline Fion, elle décrit bien l’impact de la nouvelle technique de communication sur une profession constamment à la limite du burn out, mais qui tient sans doute encore le coup parce qu’elle se raccroche à son identité de productrice de biens culturels. En tout cas, la crise aurait au moins un mérite, celui de montrer que si la presse traditionnelle veut continuer à jouer les références en matière d’information, elle se doit de réinvestir massivement dans ce qui fait sa valeur : le travail de vérification, la production d’analyses fouillées, le recul… C’est le point de vue défendu dans ce dossier comme par l’Association des journalistes professionnels (AJP) qui a raison de refuser que l’on continue de considérer le « core business » de la presse, à savoir le journalisme, comme une simple variable d’ajustement.
Les conditions de l’indépendance de la presse
Mais évidemment, cela implique que les journaux puissent survivre économiquement et disposent des recettes leur permettant d’assurer leur indépendance. Le détour par l’histoire dans lequel Pierre Van den Dungen nous emmène montre bien qu’entre la fragilité économique et la fragilité rédactionnelle, il n’y a souvent potentiellement qu’un pas. D’où l’ambiguïté congénitale des États généraux, initiative émanant du politique à l’égard d’un secteur dont la liberté doit être constamment re-libérée. Mais heureusement, si la presse joue sans doute une fonction de service public, personne ne demande sa mise sous tutelle publique. Il s’agit plutôt de renforcer les conditions de son indépendance. On retiendra ici qu’il y en a au moins deux.
La première est la condition nécessaire, mais pas suffisante : il s’agit d’assurer la viabilité économique des journaux. Si les montants de l’aide à la presse doivent assurément être augmentés, personne n’imagine qu’ils ne représenteront jamais plus qu’une petite partie des recettes des journaux. Mais il revient surtout au politique de créer le cadre réglementaire qui permette à l’activité de presse écrite de rester financièrement viable. Dans ce cadre, sa responsabilité est notamment de veiller à ce que la « réclame » continue d’être la condition de possibilité de la « publicité » et par conséquent que la presse — qui n’est pas, elle, un média public par ailleurs complètement subsidié et réglé par un contrat de gestion — puisse bénéficier d’un maximum de recettes publicitaires. Il revient encore au politique de créer les conditions pour que les producteurs d’information (les auteurs) ne soient pas dépossédés des fruits de leur travail par le média Internet.
La seconde condition, la condition suffisante, est de nature journalistique : il s’agit de renforcer la capacité des journalistes à s’engager résolument dans la voie d’un journalisme réflexif, c’est-à-dire qui s’interroge collectivement sur son exercice, qui s’engage dans les sociétés de rédacteurs et qui prend réellement au sérieux les questions de déontologie.
Ce journalisme réflexif, investissant dans la formation et l’investigation, l’analyse, le recul, plutôt que dans la vulgarisation à tous crins, doit également être poussé au maximum dans les écoles de journalisme dont il faudra aussi un jour interroger les modes de production (et parfois de surproduction qui contribue à la pression économique sur les journalistes).
Loin de s’opposer, ces deux conditions sont indissolublement liées. Pas de presse écrite durable — c’est-à-dire combinant Toile et papier — sans viabilité économique. Pas de journaux sans journalisme de qualité.
Faim de papier ? Peu importe après tout. Pourvu qu’il y ait appétit de lecture et que la saveur des écrits nous rende plus gourmets et gourmands.