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Presse écrite, faim de papier ?

Numéro 9 Septembre 2009 par Lechat Benoît

septembre 2009

Le pré­sent dos­sier se pro­pose de faire le point sur la situa­tion de la presse écrite en Bel­gique fran­co­phone. En plus de soixante ans d’his­toire de La Revue nou­velle, c’est presque deve­nu une tra­di­tion de reve­nir régu­liè­re­ment sur le sujet. La der­nière fois, c’é­tait en sep­tembre 2004 avec un dos­sier bap­ti­sé « Libé­rer la liber­té de […]

Le pré­sent dos­sier se pro­pose de faire le point sur la situa­tion de la presse écrite en Bel­gique fran­co­phone. En plus de soixante ans d’his­toire de La Revue nou­velle, c’est presque deve­nu une tra­di­tion de reve­nir régu­liè­re­ment sur le sujet. La der­nière fois, c’é­tait en sep­tembre 2004 avec un dos­sier bap­ti­sé « Libé­rer la liber­té de la presse ». Cinq ans plus tard, nous pour­rions reprendre ce titre car nous res­tons pas­sion­né­ment atta­chés à l’é­pa­nouis­se­ment de ce fon­de­ment de notre iden­ti­té démo­cra­tique belge. Plus que jamais, il est en effet vital que les jour­na­listes puissent exer­cer sans entrave, en pleine pos­ses­sion de tous leurs moyens, leur pro­fes­sion de pro­duc­teurs de la « publi­ci­té », c’est-à-dire d’ex­po­si­tion publique des faits qui inté­ressent la socié­té, en construi­sant les ana­lyses et en expo­sant les opi­nions et les idées au débat. Nous esti­mons d’ailleurs qu’une par­tie de l’in­cer­ti­tude iden­ti­taire que tra­versent les Belges fran­co­phones, qu’ils habitent Bruxelles ou la Wal­lo­nie, tient non seule­ment à l’é­vo­lu­tion du mou­ve­ment fla­mand, mais aus­si à la dif­fi­cul­té de nos médias de struc­tu­rer un espace public qui per­mette vrai­ment de « faire socié­té », c’est-à-dire de se connaître et de par­ler à par­tir d’un lieu réel, ancré, pas seule­ment d’une sorte de « no man’s land » coin­cé entre un géant cultu­rel fran­çais et un pays dont on ignore à peu près tout de la majo­ri­té (fla­mande) de sa population.

Les États Généraux et la mutation web

Il est donc heu­reux que le 17 février 2009, le Par­le­ment de la Com­mu­nau­té fran­çaise ait adop­té à l’u­na­ni­mi­té une réso­lu­tion qui prône l’or­ga­ni­sa­tion d’É­tats géné­raux de la presse. Alar­mé par les restruc­tu­ra­tions en cours à l’é­poque dans plu­sieurs rédac­tions, le troi­sième pou­voir a bien com­pris que le qua­trième tra­ver­sait une crise sans pré­cé­dent et qu’il lui fal­lait agir. La conjonc­tion de la baisse struc­tu­relle des dif­fu­sions payantes, de la chute des recettes publi­ci­taires pro­vo­quée par la crise éco­no­mique et du suc­cès crois­sant de l’In­ter­net a en effet confé­ré un tour plus qu’in­quié­tant à la situa­tion d’un sec­teur déjà for­te­ment contraint par l’é­troi­tesse de son mar­ché. L’en­jeu des États géné­raux sera donc d’exa­mi­ner les réponses qui peuvent être appor­tées par le poli­tique à ces évo­lu­tions. Par­mi celles-ci, la mon­tée en puis­sance de l’In­ter­net fait pen­ser que l’exer­cice d’in­for­mer est en train de vivre un tour­nant aus­si impor­tant que celui pro­vo­qué par l’ar­ri­vée de la télé­gra­phie, de la radio ou de la télévision.

Com­bi­ner toile et papier
Tibère Tes­sak, Arnaud Gré­goire, Céline Fion et Pierre Van den Dun­gen exa­minent dif­fé­rentes facettes des chan­ge­ments qui sont ain­si induits par le fait que le Web devient pro­gres­si­ve­ment la prin­ci­pale source d’in­for­ma­tion d’une majo­ri­té de la popu­la­tion. Si le sup­port « papier » y perd de plus en plus de poids, en revanche, c’est l’é­crit qui s’y trouve paradoxa­lement ren­for­cé. Mais au risque d’un appau­vris­se­ment au moins éco­no­mique. Tibère Tes­sak évoque à cet égard le véri­table dilemme du pri­son­nier auquel les jour­naux sont confron­tés en étant for­cés par une concur­rence auto-des­truc­trice de rendre de plus en plus de choses gra­tui­te­ment acces­sibles. Or on sait que pour sor­tir de ce genre de dilemme, l’é­co­no­mie a inven­té la conven­tion col­lec­tive qui orga­nise l’au­to-régu­la­tion. La piste pour­rait ins­pi­rer les édi­teurs qui sont encore en train de cher­cher le bon modèle éco­no­mique de rela­tion entre les recettes venant de la vente au numé­ro et les recettes venant de l’In­ter­net qui res­tent il faut le dire encore très marginales.

Arnaud Gré­goire décrit com­ment pro­gres­si­ve­ment les rédac­tions des prin­ci­paux quo­ti­diens belges com­mencent à réor­ga­ni­ser leurs modes de pro­duc­tion autour de l’In­ter­net, insis­tant sur ses risques et sur ses pos­si­bi­li­tés encore inex­ploi­tées. Quant à Céline Fion, elle décrit bien l’im­pact de la nou­velle tech­nique de com­mu­ni­ca­tion sur une pro­fes­sion constam­ment à la limite du burn out, mais qui tient sans doute encore le coup parce qu’elle se rac­croche à son iden­ti­té de pro­duc­trice de biens cultu­rels. En tout cas, la crise aurait au moins un mérite, celui de mon­trer que si la presse tra­di­tion­nelle veut conti­nuer à jouer les réfé­rences en matière d’in­for­ma­tion, elle se doit de réin­ves­tir mas­si­ve­ment dans ce qui fait sa valeur : le tra­vail de véri­fi­ca­tion, la pro­duc­tion d’a­na­lyses fouillées, le recul… C’est le point de vue défen­du dans ce dos­sier comme par l’As­so­cia­tion des jour­na­listes pro­fes­sion­nels (AJP) qui a rai­son de refu­ser que l’on conti­nue de consi­dé­rer le « core busi­ness » de la presse, à savoir le jour­na­lisme, comme une simple variable d’ajustement.

Les conditions de l’indépendance de la presse

Mais évi­dem­ment, cela implique que les jour­naux puissent sur­vivre éco­no­mi­que­ment et dis­posent des recettes leur per­met­tant d’as­su­rer leur indé­pen­dance. Le détour par l’his­toire dans lequel Pierre Van den Dun­gen nous emmène montre bien qu’entre la fra­gi­li­té éco­no­mique et la fra­gi­li­té rédac­tion­nelle, il n’y a sou­vent poten­tiel­le­ment qu’un pas. D’où l’am­bi­guï­té congé­ni­tale des États géné­raux, ini­tia­tive éma­nant du poli­tique à l’é­gard d’un sec­teur dont la liber­té doit être constam­ment re-libé­rée. Mais heu­reu­se­ment, si la presse joue sans doute une fonc­tion de ser­vice public, per­sonne ne demande sa mise sous tutelle publique. Il s’a­git plu­tôt de ren­for­cer les condi­tions de son indé­pen­dance. On retien­dra ici qu’il y en a au moins deux.

La pre­mière est la condi­tion néces­saire, mais pas suf­fi­sante : il s’a­git d’as­su­rer la via­bi­li­té éco­no­mique des jour­naux. Si les mon­tants de l’aide à la presse doivent assu­ré­ment être aug­men­tés, per­sonne n’i­ma­gine qu’ils ne repré­sen­te­ront jamais plus qu’une petite par­tie des recettes des jour­naux. Mais il revient sur­tout au poli­tique de créer le cadre régle­men­taire qui per­mette à l’ac­ti­vi­té de presse écrite de res­ter finan­ciè­re­ment viable. Dans ce cadre, sa res­pon­sa­bi­li­té est notam­ment de veiller à ce que la « réclame » conti­nue d’être la condi­tion de pos­si­bi­li­té de la « publi­ci­té » et par consé­quent que la presse — qui n’est pas, elle, un média public par ailleurs com­plè­te­ment sub­si­dié et réglé par un contrat de ges­tion — puisse béné­fi­cier d’un maxi­mum de recettes publi­ci­taires. Il revient encore au poli­tique de créer les condi­tions pour que les pro­duc­teurs d’in­for­ma­tion (les auteurs) ne soient pas dépos­sé­dés des fruits de leur tra­vail par le média Internet.

La seconde condi­tion, la condi­tion suf­fi­sante, est de nature jour­na­lis­tique : il s’a­git de ren­for­cer la capa­ci­té des jour­na­listes à s’en­ga­ger réso­lu­ment dans la voie d’un jour­na­lisme réflexif, c’est-à-dire qui s’in­ter­roge col­lec­ti­ve­ment sur son exer­cice, qui s’en­gage dans les socié­tés de rédac­teurs et qui prend réel­le­ment au sérieux les ques­tions de déontologie.

Ce jour­na­lisme réflexif, inves­tis­sant dans la for­ma­tion et l’in­ves­ti­ga­tion, l’a­na­lyse, le recul, plu­tôt que dans la vul­ga­ri­sa­tion à tous crins, doit éga­le­ment être pous­sé au maxi­mum dans les écoles de jour­na­lisme dont il fau­dra aus­si un jour inter­ro­ger les modes de pro­duc­tion (et par­fois de sur­pro­duc­tion qui contri­bue à la pres­sion éco­no­mique sur les journalistes).

Loin de s’op­po­ser, ces deux condi­tions sont indis­so­lu­ble­ment liées. Pas de presse écrite durable — c’est-à-dire com­bi­nant Toile et papier — sans via­bi­li­té éco­no­mique. Pas de jour­naux sans jour­na­lisme de qualité.

Faim de papier ? Peu importe après tout. Pour­vu qu’il y ait appé­tit de lec­ture et que la saveur des écrits nous rende plus gour­mets et gourmands.

Lechat Benoît


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