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Prendre à César tout ce qui ne lui appartient pas
La présence des femmes dans le milieu artistique reste fragile. Cantonnées à certaines fonctions, sujettes à un harcèlement accepté par le milieu, elles sont particulièrement touchées par la précarisation des artistes. Pourtant, des alternatives sont possibles !
Nos culs ne vous appartiennent pas
Depuis l’automne 2017, la précarité des femmes artistes a occupé la toile et s’est insérée dans ce qui est en train de devenir une puissante lutte féministe.
D’entrée de jeu, la question du corps de la femme se « dépose » dans l’espace public, se dissémine, traverse les frontières, fait évènement. Ce n’est pas seulement la honte qui change de camp, c’est une colère qui fait irruption. Les récits intimes, nombreux, pluriels se condensent, s’amplifient si bien que, très vite, les prises de parole rendent visible la domination masculine, remettent en cause le rapport de force.
L’affaire Weinstein est affaire parce que la prise de parole des victimes a entrainé la « mise en congé » d’un homme tout-puissant et la mise en vente de sa société de production. Les actrices, leur mouvement collectif a rendu audible le « non » des femmes. Ce « non » puissant crée une rupture, brise, pour nous tou.te.s, le cours normal des choses. Jusqu’alors, le producteur (comme d’autres) abusait impunément de sa position de domination pour violenter des femmes qui dépendaient de lui professionnellement.
Cette victoire a‑t-elle donné le gout de la victoire à la vague de hashtags qui l’a accompagnée et prolongée ? Peu de hashtags ont donné des noms. Pourtant, chaque témoignage s’est inscrit dans une chaine qui a renversé le principe de l’omerta. Les victimes se sont senties fortes. La honte, comme outil de contrôle, a cessé d’être opérante. Des récits, habituellement condamnés au silence ou à la sphère privée, hashtag après hashtag, ont occupé l’espace public et mis en lumière une violence globale, politique. Leur nombre a débordé de la toile. En France, les plaintes pour harcèlement et viols ont augmenté de manière significative durant le dernier trimestre de 2017 (après l’affaire Weinstein). Par rapport à la même période en 2016, le dépôt de plaintes pour viol et harcèlement a progressé de 17,6 % et 30,9 %
Sous une autre forme, les revendications ont pris corps, aussi, le 8 mars 2018,
en Espagne. Sur une pancarte, à Barcelone, on pouvait lire : « Nos culs ne vous appartiennent pas » ou encore « Si nos corps comptent si peu, produisez sans nous ». Dans plus de deux-cents villes espagnoles, les femmes ont fait grève. Selon les syndicats, elles étaient 5,3 millions à manifester dans les rues espagnoles. À Bilbao, elles chantaient appelant toutes les femmes à la révolte contre l’état machiste.
Le nom des femmes
Selon la poétesse espagnole, Marta Rgaryen, d’internet à la rue, d’un pays à l’autre, le fait que les femmes aient pris la parole indique un changement culturel. Un destape (une ouverture). Les femmes délivrées, par elles-mêmes, d’être des muses soumises délivreraient, du même coup, les hommes et les garçons du devoir d’être forts et aventuriers, capables d’affronter des dragons, manipuler des sorcières ou abuser de jeunes filles endormies… comme le prince charmant.
Dans La société du spectacle, en 1969, un homme, Guy Debord écrivait «[…] Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes médiatisé par des images. Le spectacle compris dans sa totalité est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n’est pas un mode de supplément au monde réel. Il est le cœur de l’irréalisme de la société réelle. Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissement, le spectacle […] est l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production et sa consommation corolaire. »
On ne s’étonnera pas, dès lors, de la fragile présence des femmes dans le milieu artistique1. Seuls 4 % des chefs d’orchestre sont des femmes. À poste égal et compétences égales, une femme artiste gagne en moyenne 18 % de moins qu’un homme. Majoritairement présentes dans les écoles d’art (plus ou moins 60 %), les femmes représentent quatre dixièmes des artistes effectivement actif.ve.s, deux dixièmes des artistes aidé.e.s par des fonds publics, des artistes programmé.e.s ou des dirigeant.e.s. Elles sont sous-représentées dans les médias et en termes de consécration artistique (un dixième des artistes récompensées par des prix). Quant à la violence sexiste, elle est particulièrement acceptée dans le milieu. En Belgique, le théâtre de Tanneurs s’est séparé cet hiver de son directeur, David Strosberg, accusé de harclement par de nombreuses comédiennes et metteuses-en-scène. Les faits étaient connus. La rumeur, les plaintes déposées auprès du conseil d’administration restaient, jusqu’à il y a peu, sans effets.
Si nous voulons soutenir le changement de récits dont parle la poétesse espagnole et promouvoir une modification dans les rapports sociaux entre les personnes, ne devrions-nous pas nous engager dans l’égalité économique et professionnelle dans le monde artistique ?
Le test de Bechdel est un test qui vise à démontrer par l’absurde à quel point certains films, livres et autres œuvres scénarisées sont centrés sur le genre masculin des personnages. Une œuvre réussit le test si les trois affirmations suivantes sont vraies : l’œuvre montre deux femmes identifiables (elles portent un nom), elles parlent ensemble, elles parlent d’autre chose que d’un personnage masculin. Encore aujourd’hui, une majorité des films ne passe pas le test de Bechdel ce qui implique que les femmes n’ont pas de vrais rôles, n’apportent pas grand-chose à l’histoire.
Mon métier
« Après une licence en philologie romane, j’ai fait des études de dessin à Saint-Luc. Ensuite, armée de mes diplômes, j’ai trouvé du travail : quelques intérims dans l’enseignement et en librairie. Au bout de deux ans, j’ai décroché un mi-temps à la Fnac. Je consacrais mon autre moitié de temps à l’écriture de livres pour enfants, mon métier.
En 1996, je suis devenue maman. Mon fils est né avec une déficience immunitaire. Ses hospitalisations fréquentes m’ont empêchée de reprendre mon travail alimentaire. Je n’avais pas cumulé assez d’heures pour avoir accès au chômage. Aucune allocation n’existe pour les parents forcés de s’arrêter pour soigner leurs enfants. Je suis devenue dépendante de mon compagnon. Heureusement, il est salarié. J’ai dessiné, écrit entre les tâches ménagères et les soins de mon fils. Dès ma première publication, alors que je négocie mon premier contrat d’auteur, on me signale que le seul statut possible pour moi est le statut d’indépendant. L’administration fiscale confirme. Après avoir lu l’étude de la Scam sur les conditions matérielles de travail des auteurs et des autrices de documentaire2, j’ai décidé de calculer mes revenus. En 2016, une fois payées mes cotisations d’indépendant, il me reste 320 euros par mois.
Si je témoigne anonymement, aujourd’hui, c’est parce que je n’ai pas le choix. Dans mon métier, l’image compte. Me plaindre de mes conditions de travail donnerait un mauvais signal, n’inciterait peut-être pas mon éditeur à me publier, les libraires à m’inviter. Pour être soutenue, je dois plaire, être positive. Je suis totalement dépendante. Mais gagner aussi peu après tant d’années de travail est humiliant.
Je m’entends bien avec mon compagnon. Cependant, dépendre de lui n’est pas facile. Parfois, je me dis que j’ai fait des choix égoïstes. Je me sens coupable de ne pas pouvoir aider ma famille, mes amis. Je me dis aussi que je ne dois pas être très bonne. Il m’est arrivé, en recevant un prix, de penser qu’il devait y avoir une erreur. Dépendre des bourses est humiliant. Les commissions sont sélectives. Parfois les pouvoirs publics m’aident, parfois pas : ”Parce qu’avec votre expérience, votre carrière, c’est quand même fou que vous ayez encore besoin de subsides” (véridique!). Mon éditeur, comme tous les éditeurs, est un marchand. Pour publier un nouvel ouvrage, il regarde le tirage du précédent, les ventes. Pour bien vendre, je dois être visible, mes œuvres doivent être bien promues. Pour être bien promue, mon travail ne suffit pas, je dois être positive, charismatique, séduire. Pas toujours facile en vieillissant.
Ces derniers mois, le combat des femmes m’a enthousiasmée et sortie de cet état qui m’emmenait surement sur les routes de la fatigue. Nous sommes si nombreuses… c’est porteur. Ce qui redonne aussi (bien sûr) du sens à mon travail, c’est la rencontre avec mes lecteurs et mes lectrices. Voir des jeunes esprits qui s’éveillent au beau, aux sens, au rire, qui s’indignent est un véritable carburant. Cela me rappelle que j’ai choisi ce métier parce que je pensais que nous pouvions inventer d’autres mondes que celui-ci, que l’argent n’était pas ma motivation première3. »
Ce témoignage met en lumière les conditions (matérielles et de travail) d’existence d’une autrice belge francophone avec vingt ans de carrière, bien publiée. S’il dénonce le monopole de l’apparence, l’impérieuse nécessité de plaire pour cette femme (et les autres), il interroge l’économie de la culture qui s’appuie sur un travail gratuit.
Le travail gratuit
Le travail gratuit, les femmes artistes ou non connaissent ça ! Elles l’ont appris de leur mère, de leurs grands-mères, tantes, sœurs… En 2010, une personne de sexe féminin de onze ans et plus résidant en France consacre en moyenne 2 heures et 7 minutes par jour au travail domestique, soit près de 15 heures par semaine. Ce travail non rémunéré représente des services. Il participe au bienêtre matériel de la population, sans pour autant apparaitre dans la production nationale, telle que mesurée par le produit intérieur brut (PIB). Si l’on valorisait cette activité au minimum salarial, cela représenterait plus ou moins 292 milliards d’euros. Les mères de famille en couple réalisent en moyenne 34 heures de travail domestique par semaine, contre 17 pour les hommes.Le temps hebdomadaire moyen passé aux tâches domestiques par ces mères est comparable au temps moyen de travail rémunéré d’un homme dans la même situation (33 heures).
Aujourd’hui, en Europe, 80 % des « travailleuses » vivent avec des revenus en dessous du seuil de pauvreté, ce sont des femmes seules avec enfant. Les inégalités, en Belgique, existent également en termes d’allocations de chômage. Les femmes au chômage disposent d’allocations moins élevées que les hommes car elles ont plus souvent qu’eux le statut de cohabitante.
L’humiliation et la dépendance, exprimées dans le témoignage de l’autrice jeunesse dépassent les conditions matérielles d’existence des artistes et sont partagées par nombre de femmes à travers le monde. Cette précarité financière les expose à la violence dans la sphère domestique et professionnelle. Elles l’ont écrit de hashtag en hashtag. C’est pourquoi, elles revendiquent l’égalité économique et professionnelle. Dans le domaine de la culture, on leur rétorque que le problème est structurel et que leur combat est un combat de locataires légèrement moins bien logé.e.s que d’autres… C’est vrai que le financement de la culture, en Belgique francophone, ne permet pas de financer correctement le travail artistique.
Non loin d’ici
Pourtant, non loin d’ici, en Suède, Anna Serner, directrice du Centre du cinéma, s’est fixé des objectifs pour remédier aux inégalités. Avec son équipe, elle s’est formée à analyser les biais invisibles qui créent la disparité dans la répartition des subsides. Épinglons le fait (pour n’en nommer qu’un) que, dans la sélection des dossiers, les femmes étaient bien souvent jugées sur leur expérience alors que la plupart du temps, les hommes étaient jugés sur leur potentiel.
À la suite de cette formation, pour déjouer les réponses sexistes (bien souvent inconscientes) aux demandes de soutien, le Centre du cinéma suédois a mis en place une grille d’évaluation fondée sur trois critères : la pertinence (l’angle de lecture est-il pertinent?), l’originalité (le dossier traite-t-il d’un sujet peu abordé par le cinéma?) et la gestion (le budget est-il bien organisé sur un plan budgétaire?).
Depuis 2000, la proportion des films suédois réalisés par des femmes est passée de 19 % à 44 %, le financement des films scénarisés par des femmes de 26 % à 46 % et la proportion de films produits par des femmes a grimpé de 28 % à 56 %. Cet engagement a porté ses fruits. En 2015, sept films représentaient la Suède à la Biennale de Berlin, plus de la moitié d’entre eux étaient réalisés par des femmes ; six films suédois étaient présents à Cannes, réalisés à 33 % par des femmes.
En Belgique, pour la première fois en 2016, le Centre du cinéma a proposé des statistiques genrées de la commission de sélection des films. Que nous apprennent-elles ?
- Cent-quarante-et-un projets ont été déposés, quarante-quatre projets ont été soutenus.
- Quatorze femmes et trente-six hommes ont demandé une aide à l’écriture.
- Cinq femmes et dix-neuf hommes ont demandé une aide au développement.
- Trois femmes et seize hommes ont demandé une aide à la production pour un premier film.
- Sept cinéastes avec plus d’expérience (deuxième film ou plus) ont demandé une aide à la production, aucune femme.
- En aide à l’écriture, treize demandes ont été soutenues, cinq projets de femmes.
- En ce qui concerne l’aide au développement, sept films ont été soutenus dont deux projets de femmes.
Enfin, pour ce qui est de l’aide à la prouction, huit premiers films ont été soutenus dont un projet de femme.
À travers l’ensemble des pays européens, le constat est pratiquement le même. Les financements publics sont majoritairement demandés par des hommes. Dès la sortie de l’école, les filles ont disparu. Pour remédier à cette disparition et comprendre pourquoi à la fin de leur formation les garçons sont plus nombreux à se diriger vers la réalisation, peut-être devrions-nous analyser l’école, ses professeurs, le cursus. Que dit-on aux filles lorsqu’elles expriment le désir de faire des films ? Que dit-on aux garçons ? C’est un milieu compétitif incompatible avec la vie de famille ? C’est dur, mais t’es capable, fonce ! Lorsque les un.e.s et les autres présentent leurs films, interroge-t-on les filles et les garçons sur les aspects personnels de leur travail ? Aborde-t-on des questions techniques avec les un.e.s et les autres ? Surtout, dit-on aux jeunes filles qu’on attend leurs récits, leur vision du monde, que nous manquons de femmes cinéastes ?
Le manque de moyens est réel. Le montant de l’aide à l’écriture accordé en 2016 aux treize projets soutenus par le Centre du cinéma est de 12500 euros. En supposant que les scénaristes ne travaillent pas plus d’un an, leur rémunération brute par mois s’élèverait à 1041,67 euros… Le scénario écrit en une semaine est un mythe ! En déduisant les charges, nous ne serions pas très loin du montant déclaré par l’autrice anonyme. Pour autant, l’inégalité dans la répartition des fonds publics ne se justifie pas. Elle maintient un système patriarcal dont on ne peut ignorer la violence. Les femmes exigent d’en finir avec la plus ancienne des inégalités, celle de l’homme et de la femme et de « prendre à César tout ce qui ne lui appartient pas »4. Ces femmes savent qu’elles devront conquérir les imaginaires, lutter contre le sexisme ordinaire, voire assumé, et offrir aux publics des récits qui donnent aux femmes une place égale à celle des hommes. À terme, les hommes pourraient y gagner. Puisqu’il n’y a pas assez d’argent, ce partage ne pourra qu’aboutir à d’autres choix de production.
- Voir à ce propos le rapport français du haut conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes sur les inégalités dans le domaine des arts et de la culture.
- Un métier de nantis ? Étude sur les conditions de travail des auteurs et des autrices de documentaire », Renaud Maes, Paola Stévenne.
- Témoignage anonyme à la suite d’un métier de nantis d’une autrice jeunesse.
- Paul Eluard, notes sur la poésie, GLM, 1936.