Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Pour une évaluation subversive

Numéro 9/10 septembre/octobre 2014 - sciences sociales par Thomas Lemaigre

septembre 2014

C’est deve­nu une antienne, il faut éva­luer. Éva­luer quoi ? Mais éva­luer, par­di ! Tout ! Tous ! Tout le temps ! Notre socié­té aime la qua­li­té, de même que les per­for­mances. Elle pro­meut donc l’évaluation conti­nue. Le moni­to­ring, pour être plus pré­cis (mais moins fran­co­phone), c’est-à-dire un sui­vi conti­nu de l’activité en fonc­tion de variables mesurables.

Autre­fois, le contrôle inter­ve­nait essen­tiel­le­ment par le biais de coups de sondes : enquêtes, pro­cé­dures d’évaluation, exa­mens, etc. Mais l’informatique, entre autres, nous per­met désor­mais de connaitre en per­ma­nence la posi­tion des trains et camions, le flux de voi­tures en un point, la pro­duc­ti­vi­té de chaque tra­vailleur dans cha­cune des tâches qui lui sont assi­gnées, les délais de réponse, les temps d’attente, les taux de satis­fac­tion, le sui­vi des pro­grammes de for­ma­tion, les indices d’écoute, etc.

La ten­ta­tion est alors immense d’instaurer un omni­mo­ni­to­ring des­ti­né à suivre chaque acti­vi­té humaine en per­ma­nence, afin de tra­quer tout dys­fonc­tion­ne­ment, tout gou­lot d’étranglement, toute rup­ture de charge, toute insa­tis­fac­tion, toute baisse de per­for­mance. Du point de vue de la mise en œuvre, une dif­fi­cul­té se fait rapi­de­ment jour : on ne peut éva­luer selon n’importe quel cri­tère. Il n’existe pas de cap­teur à même de mesu­rer la joie des usa­gers d’un ser­vice ou l’épanouissement au tra­vail, pas davan­tage l’humanité de la solu­tion appor­tée à un pro­blème. Il faut donc défi­nir des cri­tères objec­ti­ve­ment mesu­rables au moyen des appa­reils rudi­men­taires que demeurent nos sys­tèmes informatiques.

Dans cer­tains cas, c’est par­ti­cu­liè­re­ment facile. Ain­si de l’évaluation des per­for­mances de nos trans­ports en com­mun qui s’accommode sans dif­fi­cul­té de la comp­ta­bi­li­sa­tion des retards. Cet indi­ca­teur appa­rait en effet à la fois objec­tif, aisé­ment mesu­rable et consen­suel… même si l’amabilité du contrô­leur, la pro­pre­té des rames de métro ou la qua­li­té des infra­struc­tures d’accueil ne se laissent pas si sim­ple­ment cap­ter. Poten­tiel­le­ment plus pro­blé­ma­tique est l’extension de ce type de logique au monde judi­ciaire et para­ju­di­ciaire, par exemple. La mesure de la charge de tra­vail y est en effet deve­nue cen­trale dans l’évaluation du tra­vail accom­pli. Mais qu’est-ce que rendre jus­tice ? Gérer un flux de dos­siers ou garan­tir le trai­te­ment de qua­li­té d’une affaire ? Il en va de même dans les mai­sons de jus­tice — qui gèrent, entre autres, le sui­vi des libé­ra­tions condi­tion­nelles — où un moni­to­ring per­ma­nent des moindres actes des assis­tants de jus­tice a été mis en place. D’où une ques­tion simple : peut-on consi­dé­rer qu’accélérer les flux et réduire les gou­lots d’étranglement peut tenir lieu d’accroissement de la qua­li­té ? La ques­tion a toute sa per­ti­nence alors qu’il semble que soit relan­cée la réflexion sur une pro­cé­dure de com­pa­ru­tion immé­diate en matière pénale.

On le devine déjà, un des dan­gers est celui de la conta­mi­na­tion de sec­teurs tou­jours plus nom­breux par une pure logique de ges­tion des flux. C’est ain­si que, régu­liè­re­ment, on peut consta­ter que la poli­tique d’asile belge est pré­sen­tée comme un suc­cès du fait de l’accélération des flux de dos­siers, de la réa­li­sa­tion d’économies et de l’augmentation du nombre de refus… On est en droit de se deman­der ce que ces cri­tères peuvent bien nous dire de la qua­li­té de cette poli­tique. Sommes-nous bien cer­tains qu’il faille se glo­ri­fier du refou­le­ment d’une pro­por­tion crois­sante de can­di­dats et de la baisse de la demande due à une répu­ta­tion de pays peu accueillant ?

Dans le même ordre d’idées, on peut éga­le­ment s’interroger sur l’évaluation de notre ensei­gne­ment. À cet égard, outre les tra­di­tion­nelles plaintes du « monde de l’entreprise » sur l’inadéquation des for­ma­tions, les enquêtes PISA font cycli­que­ment par­ler d’elles. Un clas­se­ment euro­péen régu­lier et éva­luant les per­for­mances par rap­port à des indi­ca­teurs pré­éta­blis semble deve­nu le fin du fin en matière d’enseignement. On pour­rait bien enten­du s’interroger sur les rai­sons de la limi­ta­tion de son éva­lua­tion à ces seuls cri­tères, de même que sur la limi­ta­tion du champ d’investigation aux enfants ins­crits dans l’enseignement ordi­naire, à l’exclusion de ceux qui en sont reje­tés. Un ensei­gne­ment inclu­sif sera à cet égard moins bien noté qu’un sys­tème qui ne se pré­oc­cupe que des plus doués et des mieux nantis.

Mais c’est un deuxième péril qui pointe ici : celui d’une redé­fi­ni­tion de l’activité éva­luée dans le but d’améliorer les scores. C’est ain­si que la tâche des ensei­gnants risque d’être redé­fi­nie comme la pré­pa­ra­tion des élèves aux tests PISA. Ce serait bien natu­rel : si les pro­fes­seurs sont blâ­més pour les mau­vais scores de leurs élèves, le plus simple pour eux serait de les entrai­ner à l’épreuve — plu­tôt que de les édu­quer — et de rabattre ain­si sur quelques résul­tats limi­tés les fina­li­tés mul­tiples habi­tuel­le­ment assi­gnées au sys­tème édu­ca­tif. La par­tie pour le tout, le simple pour le complexe.

En réa­li­té, nous voyons déjà se déve­lop­per de nom­breux exemples de ce type de démarche. Ce fut récem­ment le cas de la SNCB qui, pour amé­lio­rer ses éva­lua­tions, déci­da d’allonger ses temps de par­cours, au point de faire des­cendre cer­tains sous leur niveau de 1935… Les trains sont plus lents, mais l’évaluation s’améliore. Le moni­to­ring est donc poten­tiel­le­ment por­teur d’une dégra­da­tion de la qua­li­té du ser­vice. La STIB, aupa­ra­vant, avait déjà déve­lop­pé ce type de pra­tique, scin­dant des lignes de tram pour garan­tir la ponc­tua­li­té sur la deuxième por­tion du tra­jet, même en cas de retard sur la pre­mière. Pour les voya­geurs, la consé­quence en est un allon­ge­ment des temps de par­cours et une évi­dente dimi­nu­tion du confort 1.

De là à pen­ser que, par exemple, nos pro­cé­dures judi­ciaires ou de déci­sion en matière d’asile puissent être pen­sées au seul regard de la satis­fac­tion de cri­tères mana­gé­riaux de ges­tion du conten­tieux, il n’y a qu’un pas… que le mana­ge­ment public a fran­chi de longue date. La meilleure manière d’éviter un débat poli­tique déli­cat est encore d’en limi­ter le champ par le recours à des outils de ges­tion, au pre­mier rang des­quels les sys­tèmes d’information. Ceux-ci aide­ront en effet à repor­ter l’attention de ques­tions com­plexes à quelques cri­tères d’évaluation binaires.

La remise en ques­tion de ces sys­tèmes d’information sera d’autant plus mal­ai­sée que per­sonne, ou presque, n’en mai­trise le fonc­tion­ne­ment. À la limite, les déci­deurs deviennent des auxi­liaires de dis­po­si­tifs tech­no­lo­giques et mana­gé­riaux sur la concep­tion, le para­mé­trage et l’évolution des­quels ils n’ont aucune prise directe — sans par­ler des tra­vailleurs et des citoyens/usagers…

La puis­sance de cal­cul des machines, l’opacité des algo­rithmes, l’ingénierie infi­nie de la ges­tion des caté­go­ries, les oli­go­poles mon­diaux des firmes qui mai­trisent et com­mer­cia­lisent les solu­tions infor­ma­tiques limitent la mai­trise effec­tive de ces outils à de rares spé­cia­listes. Encore leur donne-t-on rare­ment les moyens d’investiguer en toute indé­pen­dance les outils mis en place et de dif­fu­ser lar­ge­ment leurs résul­tats. Le per­son­nel diri­geant lui-même ne com­prend que très peu les don­nées dont il dis­pose et voit son rôle poli­tique vidé d’une grande part de sa sub­stance. Faut-il dès lors s’étonner de le voir réduit — de plus ou moins bon gré — à un rôle gestionnaire ?

Pour­tant, des outils d’évaluation seraient extrê­me­ment pré­cieux pour sous-tendre la réflexion que nous devons impé­ra­ti­ve­ment mener sur l’avenir de nos socié­tés. Mais, plus le temps passe, et plus il est dif­fi­cile d’avouer que, depuis fort long­temps, plus per­sonne n’y com­prend rien et que le sys­tème n’est plus aux mains de per­sonne 2, avril-mai 2014.. Et si l’on se ren­dait brus­que­ment compte, au détour d’une réelle éva­lua­tion, que nous croyons agir depuis des années tout en ne fai­sant que nous débattre en vain ?

Dans ce contexte, nos gou­ver­ne­ments com­mu­nau­taires et régio­naux, comme dans chaque décla­ra­tion de poli­tique géné­rale depuis quelques légis­la­tures, ont annon­cé cet été leur inten­tion d’évaluer nombre de mesures, de sec­teurs, de pro­grammes. L’offre de for­ma­tion qua­li­fiante, les primes éner­gie, les aides de l’Awex, ou les clauses sociales dans les mar­chés publics en Wal­lo­nie ; l’alliance emploi-envi­ron­ne­ment, la garan­tie jeunes, les chèques langues, les primes à la réno­va­tion, ou encore le prêt loge­ment en Région bruxel­loise ; et le décret « ins­crip­tions », le décret « pay­sage de l’enseignement supé­rieur », la modu­la­ri­sa­tion de l’enseignement qua­li­fiant (CPU) ou encore le décret « édu­ca­tion aux médias » en Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles. À la Cocof, l’ambition éva­lua­tive est affi­chée de façon par­ti­cu­liè­re­ment volon­ta­riste : « De manière trans­ver­sale, dans un sou­ci constant d’amélioration des ser­vices aux citoyens, le Col­lège (NDLR : l’exécutif fran­co­phone bruxel­lois) s’engagera dans un pro­ces­sus d’évaluation per­ma­nent des poli­tiques publiques. »

Ten­ta­tion de l’omnimonitoring ? Ambi­tion vel­léi­taire de tout réfor­mer à la fois ? Détri­co­tage lar­vé des acquis de l’équipe pré­cé­dente ? Cache-sexe pour le manque d’idées poli­tiques inno­vantes ou pour l’impossibilité de s’être mis d’accord dans le temps de négo­cia­tions impar­ti ? Fabrique à ther­mo­mètres que l’on met­tra au rebut la fièvre venue ? Arse­nal à argu­ments à four­bir dans une suc­ces­sion de bras de fer déses­pé­rés avec le fédé­ral — par­don, avec le MR et la Flandre ?

Ou encore, qui sait, réelle ambi­tion de pro­duire des connais­sances par­ta­gées pour la déci­sion et de nour­rir le débat démo­cra­tique ? Il fau­drait, pour cela, que nous accep­tions, avant que de pro­cé­der à des éva­lua­tions, de poser la ques­tion des valeurs qui les fondent… faute de quoi, il se pour­rait bien que l’évaluation telle qu’elle se pra­tique aujourd’hui soit pire que son absence.

  1. Cocasse : le nou­veau gou­ver­ne­ment bruxel­lois entend « éva­luer » cette innovation.
  2. Voir notre dos­sier « Les ten­ta­tions de l’impuissance »

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).