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Pour les logiciels libres

Numéro 06/7 Juin-Juillet 2005 - culture droit Linus Thorvald Rapport Nord-Sud Richard Stallman par Olivier Servais

juin 2005

Il se lève et dit : « Puisque c’est le quart d’heure de la Nasa, je vais fumer une ciga­rette dehors. » C’est que les dis­cus­sions de ses col­lègues qui, à un moment ou un autre de la réunion, finissent tou­jours par évo­quer leurs pro­blèmes d’or­di­na­teur ou les per­for­mances de leurs machines à grand ren­fort de termes tech­niques, ont le […]

Il se lève et dit : « Puisque c’est le quart d’heure de la Nasa, je vais fumer une ciga­rette dehors. » C’est que les dis­cus­sions de ses col­lègues qui, à un moment ou un autre de la réunion, finissent tou­jours par évo­quer leurs pro­blèmes d’or­di­na­teur ou les per­for­mances de leurs machines à grand ren­fort de termes tech­niques, ont le don de l’exaspérer.

Loin de nous l’i­dée de pré­sen­ter ici un dos­sier « Nasa » à nos lec­teurs, qui, au vu du sujet, n’au­raient qu’une idée : s’es­qui­ver. C’est déjà assez pénible de devoir se battre au quo­ti­dien avec un engin rétif, sujet à des pannes. Le tech­ni­cien, qu’on a fini par appe­ler de guerre lasse, se livre en silence à toute une série de mani­pu­la­tions. Inter­pel­lé par un « c’est grave ? » qu’on tente de dire d’un ton déten­du, il mar­monne « crois pas ». Enhar­di, on lui demande quelle est l’o­ri­gine de la panne. Il hausse le sour­cil, quelle drôle d’i­dée de vou­loir com­prendre. « Ma foi, je n’en sais trop rien, vous savez cela n’ar­rive jamais… ou presque jamais. » S’il faut en plus s’in­té­res­ser à ce que l’or­di­na­teur a dans le ventre, aux pro­grammes infor­ma­tiques qui le font fonc­tion­ner… tour­nons les pages de ce dossier.

Pour­tant, au-delà des appa­rences, rien dans ce dos­sier consa­cré aux logi­ciels libres qui soit une plom­be­rie sophis­ti­quée de plus n’in­té­res­sant dès lors que des « spé­cia­listes ». Au contraire, der­rière cette façade tech­no­lo­gique se joue une muta­tion sociale majeure, qui induit une trans­for­ma­tion des rap­ports de coopé­ra­tion entre les indi­vi­dus, des rap­ports inédits à la connais­sance et à sa pro­duc­tion. Cet ensemble, coor­don­né par Vincent Guf­fens et Mathieu Hil­gers, vise­ra à déco­der cet enjeu d’une impor­tance cru­ciale dans la rééla­bo­ra­tion des rela­tions entre indi­vi­dus et dans la dif­fu­sion de la culture.
Les méta­mor­phoses du capitalisme

Cette muta­tion sociale est par­tie inté­grante des trans­for­ma­tions de l’é­co­no­mie. Depuis Hen­ry Ford et les Temps modernes de Cha­plin la pro­duc­tion indus­trielle s’est consi­dé­ra­ble­ment trans­for­mée. Le capi­ta­lisme for­diste est deve­nu un « capi­ta­lisme cog­ni­tif » : la richesse éco­no­mique repose désor­mais sur la pro­duc­tion de connais­sances et la dif­fu­sion de savoirs. Les nou­velles tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion sont au cœur de cette nou­velle éco­no­mie. Mais les ava­tars que connait l’é­co­no­mie contem­po­raine ne convergent pas tous vers un point de fuite qui serait la pri­va­ti­sa­tion et la libé­ra­li­sa­tion des mar­chés à l’é­chelle pla­né­taire. Certes des stra­té­gies d’ap­pro­pria­tion des infor­ma­tions et des connais­sances existent (que l’on pense au débat autour du bre­ve­tage du vivant ou des médi­ca­ments géné­riques). Cepen­dant, des résis­tances se font jour, qui tentent de pré­ser­ver ou d’é­lar­gir le domaine public.

Le mou­ve­ment des logi­ciels libres, qui ne date pas d’hier, en fait par­tie. En 1984, un Amé­ri­cain, Richard Stall­man, et, quelques années plus tard, un Fin­nois, Linus Tor­vald, mettent au point des pro­grammes infor­ma­tiques qu’ils ne sou­haitent plus pro­té­ger par le droit d’au­teur clas­sique, mais pro­po­ser libres d’ac­cès, d’u­ti­li­sa­tion et de transformation.

Conçus à l’o­ri­gine par des cher­cheurs qui avaient l’ha­bi­tude de per­fec­tion­ner et d’é­chan­ger leurs pro­grammes, le mou­ve­ment des logi­ciels libres visait à contour­ner le mono­pole des grandes entre­prises de pro­duc­tion de logi­ciels, qui ver­rouillaient pro­gres­si­ve­ment le mar­ché. L’in­té­rêt du mou­ve­ment dépasse la pro­tec­tion du consom­ma­teur. En effet, via le réseau Inter­net, ce mou­ve­ment a rapi­de­ment essai­mé au-delà des cercles res­treints. Cha­cun peut pro­po­ser désor­mais des modi­fi­ca­tions d’un pro­gramme pour autant qu’il res­pecte un cer­tain nombre de condi­tions. Pas ques­tion, par exemple, de s’ap­pro­prier un logi­ciel éla­bo­ré col­lec­ti­ve­ment et d’in­ter­dire à autrui des modi­fi­ca­tions futures.
Para­doxe : ces « œuvres » col­lec­tives, fruits de la coopé­ra­tion entre indi­vi­dus s’a­vèrent fré­quem­ment meilleures que les pro­duits déve­lop­pés par les géants de l’in­for­ma­tique, à telle enseigne que, désor­mais, ceux-ci les uti­lisent. Les logi­ciels libres démontrent que de nou­veaux modes de pro­duc­tion, issus d’in­no­va­tions tech­no­lo­giques et propres aux réseaux de col­la­bo­ra­tion gra­tuite peuvent être effi­caces. De plus, la coopé­ra­tion dans la pro­duc­tion per­met la pro­mo­tion du bien com­mun, du mieux-être social.

Ce genre de réseau est aus­si celui de la com­mu­nau­té scien­ti­fique, qui ne pou­vait man­quer d’être inté­res­sée par la libre cir­cu­la­tion de ses tra­vaux. Cer­tains décou­vreurs, jus­qu’i­ci tri­bu­taires d’é­di­teurs com­mer­ciaux, publient doré­na­vant leurs résul­tats de recherche sur Inter­net. Revues élec­tro­niques gra­tuites, sites web scien­ti­fiques d’ac­cès libre, ne sont que quelques facettes de cette révo­lu­tion « potentielle ».

Ce prin­cipe de coopé­ra­tion dans la pro­duc­tion d’un savoir peut-il s’ex­por­ter dans d’autres domaines, tel le domaine artis­tique ? C’est mani­fes­te­ment peu fré­quent, étant don­né la dif­fé­rence de sta­tut entre une œuvre d’art et un logi­ciel. Mais des exemples de créa­tion col­lec­tive existent, en par­ti­cu­lier en musique. Dans cette pers­pec­tive par exemple, des œuvres artis­tiques sont dif­fu­sées, copiées, modi­fiées libre­ment. Des biens habi­tuel­le­ment consi­dé­rés comme pri­vés peuvent main­te­nant être pro­duits et uti­li­sés col­lec­ti­ve­ment. Ce que l’on appelle géné­ri­que­ment les « biens com­muns créa­tifs » (Crea­tive Com­mons) appa­rait, en effet, aujourd’­hui comme une alter­na­tive per­met­tant de conce­voir la culture comme un bien col­lec­tif acces­sible à tous. Ce prin­cipe a des réper­cus­sions dans tous les champs du savoir et de la culture.

Les mous­taches de Mona Lisa
Se pose alors la ques­tion de la pro­tec­tion de ces œuvres. Des licences libres, qui per­mettent de règle­men­ter de manière souple l’ac­cès et l’u­sage, se sont déve­lop­pées. L’au­teur garde la pleine mai­trise de son tra­vail : le mou­ve­ment du libre ne reven­dique pas la liber­té pour l’u­ti­li­sa­teur de copier ou de contre­faire l’œuvre, mais la capa­ci­té juri­dique pour l’au­teur d’ac­cor­der cette liber­té. Un peu comme si Léo­nard De Vin­ci et Andy Warhol avaient été contem­po­rains, et que le pre­mier avait dit au second : « Mon cher, si cela vous plait, met­tez donc des mous­taches à ma Joconde… »

Si cette liber­té reven­di­quée par cer­tains créa­teurs n’é­qui­vaut pas for­cé­ment à un aban­don de l’œuvre au domaine public et si les droits exclu­sifs de l’au­teur ne sont écar­tés qu’en par­tie et sous cer­taines condi­tions, le prin­cipe des licences libres inter­roge néan­moins les droits d’au­teur. La pra­tique des logi­ciels libres conteste sur­tout la manière dont l’in­dus­trie dite imma­té­rielle uti­lise le droit de pro­prié­té intel­lec­tuelle : pour cer­tains cela menace la créa­tion même. À l’ex­trême, des pra­tiques com­mer­ciales peuvent avoir pour effet de détruire des modes de cir­cu­la­tion des œuvres. Les com­mu­nau­tés vir­tuelles, qui débattent beau­coup de leurs pra­tiques, mènent un com­bat pour une « socié­té ouverte », qui refuse la mono­po­li­sa­tion de la libre cir­cu­la­tion de l’information.

L’en­jeu de ce dos­sier dépasse le cadre de notre droit occi­den­tal, car le « libre » s’a­vère un outil magis­tral de déve­lop­pe­ment des pays du Sud et par­ti­cu­liè­re­ment de leur auto­no­mi­sa­tion tech­no­lo­gique. De cette manière, le fos­sé entre le Nord et le Sud n’ap­pa­rait dès lors plus comme une fata­li­té : l’u­ti­li­sa­tion de logi­ciels libres pour­rait per­mettre à des mil­lions d’ha­bi­tants en voie de déve­lop­pe­ment de la pla­nète de réduire les inéga­li­tés entre infor­ma­tiques et de par­ti­ci­per à la pro­duc­tion et à l’é­change du savoir.

Olivier Servais


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