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Pour les logiciels libres
Il se lève et dit : « Puisque c’est le quart d’heure de la Nasa, je vais fumer une cigarette dehors. » C’est que les discussions de ses collègues qui, à un moment ou un autre de la réunion, finissent toujours par évoquer leurs problèmes d’ordinateur ou les performances de leurs machines à grand renfort de termes techniques, ont le […]
Il se lève et dit : « Puisque c’est le quart d’heure de la Nasa, je vais fumer une cigarette dehors. » C’est que les discussions de ses collègues qui, à un moment ou un autre de la réunion, finissent toujours par évoquer leurs problèmes d’ordinateur ou les performances de leurs machines à grand renfort de termes techniques, ont le don de l’exaspérer.
Loin de nous l’idée de présenter ici un dossier « Nasa » à nos lecteurs, qui, au vu du sujet, n’auraient qu’une idée : s’esquiver. C’est déjà assez pénible de devoir se battre au quotidien avec un engin rétif, sujet à des pannes. Le technicien, qu’on a fini par appeler de guerre lasse, se livre en silence à toute une série de manipulations. Interpellé par un « c’est grave ? » qu’on tente de dire d’un ton détendu, il marmonne « crois pas ». Enhardi, on lui demande quelle est l’origine de la panne. Il hausse le sourcil, quelle drôle d’idée de vouloir comprendre. « Ma foi, je n’en sais trop rien, vous savez cela n’arrive jamais… ou presque jamais. » S’il faut en plus s’intéresser à ce que l’ordinateur a dans le ventre, aux programmes informatiques qui le font fonctionner… tournons les pages de ce dossier.
Pourtant, au-delà des apparences, rien dans ce dossier consacré aux logiciels libres qui soit une plomberie sophistiquée de plus n’intéressant dès lors que des « spécialistes ». Au contraire, derrière cette façade technologique se joue une mutation sociale majeure, qui induit une transformation des rapports de coopération entre les individus, des rapports inédits à la connaissance et à sa production. Cet ensemble, coordonné par Vincent Guffens et Mathieu Hilgers, visera à décoder cet enjeu d’une importance cruciale dans la réélaboration des relations entre individus et dans la diffusion de la culture.
Les métamorphoses du capitalisme
Cette mutation sociale est partie intégrante des transformations de l’économie. Depuis Henry Ford et les Temps modernes de Chaplin la production industrielle s’est considérablement transformée. Le capitalisme fordiste est devenu un « capitalisme cognitif » : la richesse économique repose désormais sur la production de connaissances et la diffusion de savoirs. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont au cœur de cette nouvelle économie. Mais les avatars que connait l’économie contemporaine ne convergent pas tous vers un point de fuite qui serait la privatisation et la libéralisation des marchés à l’échelle planétaire. Certes des stratégies d’appropriation des informations et des connaissances existent (que l’on pense au débat autour du brevetage du vivant ou des médicaments génériques). Cependant, des résistances se font jour, qui tentent de préserver ou d’élargir le domaine public.
Le mouvement des logiciels libres, qui ne date pas d’hier, en fait partie. En 1984, un Américain, Richard Stallman, et, quelques années plus tard, un Finnois, Linus Torvald, mettent au point des programmes informatiques qu’ils ne souhaitent plus protéger par le droit d’auteur classique, mais proposer libres d’accès, d’utilisation et de transformation.
Conçus à l’origine par des chercheurs qui avaient l’habitude de perfectionner et d’échanger leurs programmes, le mouvement des logiciels libres visait à contourner le monopole des grandes entreprises de production de logiciels, qui verrouillaient progressivement le marché. L’intérêt du mouvement dépasse la protection du consommateur. En effet, via le réseau Internet, ce mouvement a rapidement essaimé au-delà des cercles restreints. Chacun peut proposer désormais des modifications d’un programme pour autant qu’il respecte un certain nombre de conditions. Pas question, par exemple, de s’approprier un logiciel élaboré collectivement et d’interdire à autrui des modifications futures.
Paradoxe : ces « œuvres » collectives, fruits de la coopération entre individus s’avèrent fréquemment meilleures que les produits développés par les géants de l’informatique, à telle enseigne que, désormais, ceux-ci les utilisent. Les logiciels libres démontrent que de nouveaux modes de production, issus d’innovations technologiques et propres aux réseaux de collaboration gratuite peuvent être efficaces. De plus, la coopération dans la production permet la promotion du bien commun, du mieux-être social.
Ce genre de réseau est aussi celui de la communauté scientifique, qui ne pouvait manquer d’être intéressée par la libre circulation de ses travaux. Certains découvreurs, jusqu’ici tributaires d’éditeurs commerciaux, publient dorénavant leurs résultats de recherche sur Internet. Revues électroniques gratuites, sites web scientifiques d’accès libre, ne sont que quelques facettes de cette révolution « potentielle ».
Ce principe de coopération dans la production d’un savoir peut-il s’exporter dans d’autres domaines, tel le domaine artistique ? C’est manifestement peu fréquent, étant donné la différence de statut entre une œuvre d’art et un logiciel. Mais des exemples de création collective existent, en particulier en musique. Dans cette perspective par exemple, des œuvres artistiques sont diffusées, copiées, modifiées librement. Des biens habituellement considérés comme privés peuvent maintenant être produits et utilisés collectivement. Ce que l’on appelle génériquement les « biens communs créatifs » (Creative Commons) apparait, en effet, aujourd’hui comme une alternative permettant de concevoir la culture comme un bien collectif accessible à tous. Ce principe a des répercussions dans tous les champs du savoir et de la culture.
Les moustaches de Mona Lisa
Se pose alors la question de la protection de ces œuvres. Des licences libres, qui permettent de règlementer de manière souple l’accès et l’usage, se sont développées. L’auteur garde la pleine maitrise de son travail : le mouvement du libre ne revendique pas la liberté pour l’utilisateur de copier ou de contrefaire l’œuvre, mais la capacité juridique pour l’auteur d’accorder cette liberté. Un peu comme si Léonard De Vinci et Andy Warhol avaient été contemporains, et que le premier avait dit au second : « Mon cher, si cela vous plait, mettez donc des moustaches à ma Joconde… »
Si cette liberté revendiquée par certains créateurs n’équivaut pas forcément à un abandon de l’œuvre au domaine public et si les droits exclusifs de l’auteur ne sont écartés qu’en partie et sous certaines conditions, le principe des licences libres interroge néanmoins les droits d’auteur. La pratique des logiciels libres conteste surtout la manière dont l’industrie dite immatérielle utilise le droit de propriété intellectuelle : pour certains cela menace la création même. À l’extrême, des pratiques commerciales peuvent avoir pour effet de détruire des modes de circulation des œuvres. Les communautés virtuelles, qui débattent beaucoup de leurs pratiques, mènent un combat pour une « société ouverte », qui refuse la monopolisation de la libre circulation de l’information.
L’enjeu de ce dossier dépasse le cadre de notre droit occidental, car le « libre » s’avère un outil magistral de développement des pays du Sud et particulièrement de leur autonomisation technologique. De cette manière, le fossé entre le Nord et le Sud n’apparait dès lors plus comme une fatalité : l’utilisation de logiciels libres pourrait permettre à des millions d’habitants en voie de développement de la planète de réduire les inégalités entre informatiques et de participer à la production et à l’échange du savoir.