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Pour la démocratie, prendre au sérieux le populisme

Numéro 09 Septembre 2012 - par Luc Van Campenhoudt -

Jamais la démocratie n’a été de soi et jamais elle n’ira de soi. Dès le lendemain des élections, les jeux de pouvoir plus ou moins occultes entre gouvernants n’échappent-ils pas aux gouvernés qui viennent de les élire ? Faut-il alors se résigner aux vieilles thèses élitistes affirmant irréductible le fossé entre une élite qui ferait effectivement l’histoire et une masse passive qui ne ferait que la subir ? Faut-il penser que les conflits sociaux et politiques qui comptent vraiment ne sont pas ceux qui (...)

Jamais la démocratie n’a été de soi et jamais elle n’ira de soi. Dès le lendemain des élections, les jeux de pouvoir plus ou moins occultes entre gouvernants n’échappent-ils pas aux gouvernés qui viennent de les élire ? Faut-il alors se résigner aux vieilles thèses élitistes affirmant irréductible le fossé entre une élite qui ferait effectivement l’histoire et une masse passive qui ne ferait que la subir ? Faut-il penser que les conflits sociaux et politiques qui comptent vraiment ne sont pas ceux qui opposent régulièrement une partie de la population à une partie du pouvoir (politique ou économique notamment), mais bien ceux qui opposent les élites entre elles ? L’histoire ne serait-elle finalement, comme le pensait Pareto, que « le cimetière des aristocraties », qu’importent leurs bords ? Ce qu’on appelle abusivement la démocratie ne serait-il alors rien d’autre que la possibilité pour le peuple réduit à un « corps électoral » de choisir entre différentes élites et de participer ainsi, indirectement et par intermittence, à leur lutte féroce ? Les mouvements sociaux, l’activité incessante de multiples groupes d’intérêts, les manifestations publiques de toutes sortes, les discussions constantes dans l’espace public notamment ne seraient-ils que vaine agitation, écran de fumée qui cache la réalité d’un pouvoir concentré, échappant absolument à ceux sur lesquels il s’exerce ?

À moins que cette lecture ne soit qu’une vue simpliste des choses, encouragée autant par la paresse intellectuelle d’une population de consommateurs de spectacles politiques abusée par l’omniprésence médiatique des « personnalités politiques » que par l’égo de ces dernières, flattées de se voir traitées - quitte à être parfois maltraitées - comme une élite « naturelle » ? La conception élitiste classique du pouvoir ignore la complexité des rapports de force et des jeux politiques, avec notamment tout le poids des groupes intermédiaires entre les gouvernants et les gouvernés, toute la force régulatrice des institutions démocratiques et surtout l’imbrication compliquée des multiples composantes des sociétés modernes, depuis leurs bases jusqu’à leurs sommets. De plus, ne permettant pas de penser prospectivement la démocratie, cette conception est stérile et fataliste. Dans l’atmosphère idéologique ambiante imbibée de « bonne gouvernance », de « participation » et de « transparence », elle est en outre de plus en plus politiquement incorrecte - mais cela n’est pas en soi un défaut.

Si, dans sa forme classique, la conception élitiste du pouvoir semble caduque, elle a resurgi à travers deux avatars que tout semble opposer, mais qui n’en partagent pas moins certaines logiques : le populisme et l’expertise. L’un et l’autre se présentent comme une réponse à la crise de la démocratie représentative et s’en nourrissent. L’un et l’autre abhorrent les institutions et groupes intermédiaires. L’un et l’autre visent à confier le pouvoir à une élite, de leadeurs charismatiques dans un cas, d’experts dans l’autre.

Pour le populisme, le peuple sait ce qui est bon pour lui. Il n’accepte plus que le pouvoir soit confisqué par les institutions intermédiaires et les politiciens corrompus ou incapables qui leur sont liés. Il veut le confier à un leadeur charismatique capable d’incarner ses aspirations profondes, notamment identitaires, et de répondre à ses demandes somme toute assez simples, bref à une élite, mais réduite à une seule personne et à ses disciples. Pour l’expertise au contraire, le peuple est ignorant et conduit par ses propres émotions, le gouvernement de la chose publique doit confier à des experts capables de concevoir et de mettre en œuvre des politiques publiques basées sur une analyse scientifique des problèmes. Les bonnes politiques sont apolitiques. L’intérêt, judicieusement vu par Albert Bastenier, d’associer dans une même réflexion ces deux frères ennemis que sont le populisme et l’expertise est là : l’un et l’autre se veulent à la fois des réponses aux épreuves de la démocratie tout en constituant des obstacles à son accomplissement, mais par des approches exactement inverses.

Si le choix de la démocratie, malgré toute sa complexité et son inachèvement, reste pour nous le seul possible, il ne tolère aucune naïveté, aucun volontarisme candide. Il suppose de commencer par acter que, effectivement, les démocraties sont substantiellement en crise de légitimité chronique, qui s’accroit à mesure qu’elles peinent à tenir leurs promesses. Déjà au niveau national, le problème était latent ; avec le déplacement des lieux de décision au niveau international, européen notamment, il est devenu patent. C’est pourquoi, le premier texte, d’Albert Bastenier, commence par poser le problème de la démocratie aujourd’hui, montrant combien il est nécessaire qu’elle se confronte à ce qui la met en péril pour rester l’horizon du « vivre ensemble » et où l’« ensemble » en question est de plus en plus ouvert et hétérogène.

Le choix de la démocratie suppose ensuite et surtout l’examen attentif de ces deux menaces qui la mettent en péril tout en prétendant lui apporter une nouvelle légitimité. C’est pourquoi deux dossiers successifs y seront consacrés. Le premier, dans ce numéro, s’attaque au populisme, le second, dans le prochain numéro, s’attaquera à l’expertise. Chaque dossier comporte un premier texte de fond, confié à Albert Bastenier. Ce texte propose une vue d’ensemble sur le phénomène, consistant et solidement argumenté. Dans les deux cas, il sera suivi de textes complémentaires destinés à développer certains aspects du phénomène, à l’illustrer et/ou à le discuter.

Dans son premier texte sur le populisme donc, délaissant les discussions académiques sur ce qu’est le populisme, Bastenier examine ce que fait le populisme afin de mieux en saisir la signification politique et sociale. Condamner le populisme est en effet contreproductif si l’on est incapable de saisir et de montrer pourquoi les populistes sont à la fois populaires et incapables d’honorer valablement les aspirations du peuple qui veut les porter au pouvoir. Prendre le populisme au sérieux, dépasser les condamnations vertueuses qui n’y voient que l’ambition démagogique de ses chefs charismatiques, est aujourd’hui une condition pour mieux saisir les problèmes de notre démocratie et y répondre.

Auteur de Les secrets de Bart De Wever, l’écrivain, humoriste et blogueur Marcel Sel explique ensuite comment les partis populistes se distinguent des autres partis en construisant le « réel perçu » de manière à dissimuler leur objectif ultime. Sel décrypte leurs « méta-concepts » factices et manichéens, mais difficiles à contrer, notamment, pour ce qui concerne la n-va, celui d’« argent flamand ».

L’histoire politique récente de l’Italie est sans doute la plus belle illustration du populisme en Europe, dans sa réalité, mais aussi dans la manière dont le terme est utilisé, en contexte de crise de la représentation démocratique. Le terme de populisme est abondamment utilisé comme accusation à l’adresse des partis concurrents. Car, pour s’imposer dans le champ politique, tous les partis sont susceptibles, à des degrés divers, de présenter une vision du monde par trop simplifiée et de tenir des promesses irréalisables.

Giuseppe Santoliquido le montre bien en décrivant le parcours qui, partant du populisme territorial et clientéliste de la Première République, passe par le populisme des tribuns nationaux de la Deuxième République (dont bien sûr Silvio Berlusconi) pour aboutir aujourd’hui à une sorte de Troisième République, celle du « gouvernement des techniciens » de Mario Monti. Ce régime de l’expertise, qui remet en cause la pertinence de la représentation électorale classique, explique Santoliquido, a pour principal et inédit contrefeu non pas les partis traditionnels, mais bien le « Mouvement 5 étoiles » du charismatique et très populaire Beppe Grillo qui vise une réappropriation collective et démocratique du pouvoir. Le lien et l’opposition entre le populisme et l’expertise étant ici lumineux, ce texte de Santoliquido fait parfaitement la transition entre le présent dossier et celui du mois prochain.

Auparavant, il trouve, dans le présent dossier encore, un prolongement, mais sur un tout autre registre. Dans un dernier texte en effet, Béatrice Chapaux expose comment le film Le Caïman de Nanni Moretti dévoile, de manière poétique, les ressorts émotifs du populisme berlusconien. C’est une bouffée d’air frais sur un sujet grave parce que, grâce au cinéma, Moretti et ses personnages montrent la capacité des Italiens de faire preuve d’esprit malgré cette forme de pouvoir envahissant qui tend à tarir l’intelligence.
Le prochain dossier adoptera un même schéma pour traiter cette fois de l’expertise, à partir d’un nouveau texte de référence d’Albert Bastenier. Deux volets complémentaires donc pour un seul et même sujet et même projet en réalité : la démocratie.

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Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie.
Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères.
À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005).
Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition).
De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.