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Porno

Numéro 6 — 2018 - porno Société par Renaud Maes Laurence Rosier

octobre 2018

« Mais pour­quoi fau­­drait-il par­ler du por­no ? » Cette ques­tion a été posée à l’un de nous à la fin de 2016, lors d’une confé­rence inti­tu­lée « Le X est-il poli­tique ? », juste après les dis­cus­sions, alors qu’il com­men­çait à décon­nec­ter son por­table. En inter­ro­geant quelques col­lègues qui, comme lui, se sont inté­res­sés de près ou de loin au « por­no », il a pu se rendre […]

Dossier

« Mais pour­quoi fau­drait-il par­ler du por­no ? » Cette ques­tion a été posée à l’un de nous à la fin de 2016, lors d’une confé­rence inti­tu­lée « Le X est-il poli­tique ? », juste après les dis­cus­sions, alors qu’il com­men­çait à décon­nec­ter son por­table. En inter­ro­geant quelques col­lègues qui, comme lui, se sont inté­res­sés de près ou de loin au « por­no », il a pu se rendre compte que cette ques­tion revient de manière lan­ci­nante, de confé­rence en révi­sion d’articles, mais « pour­quoi donc fau­drait-il en parler ? ».

Celles et ceux qui portent cette inter­ro­ga­tion pointent géné­ra­le­ment que par­ler du por­no finit par le bana­li­ser, que le por­no ne mérite que peu d’intérêt et qu’il est en tout cas très facile de se faire rapi­de­ment une opi­nion sur la chose. Si nous avons pris l’option de réa­li­ser un dos­sier « Por­no » dans La Revue nou­velle, c’est bien que nous pen­sons au contraire qu’il est indis­pen­sable de par­ler du porno.

Sou­li­gnons d’abord que le por­no fait par­tie inté­grante de la vie quo­ti­dienne, il est par­tout, dans les ins­crip­tions sur les murs des toi­lettes publiques, dans les maga­zines bran­chés, dans les hash­tags des réseaux sociaux (#food­porn,
#sky­porn, #art­porn, etc.), dans les calen­driers qui ornent les bureaux, dans les pop-up publi­ci­taires qui cli­gnotent sur les écrans d’ordinateur, dans les comé­dies pour ado­les­cents, etc. Cette pré­sence implique qu’on ne puisse le res­treindre à la seule pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique « clas­sée X ». Plus encore, le por­no se décline sous un nombre de formes extrê­me­ment variées, qui inter­rogent jusqu’à la pos­si­bi­li­té de consi­dé­rer le por­no comme un objet unifié.

Dans sa contri­bu­tion, Renaud Maes pro­pose une dis­cus­sion du « por­no » comme objet de recherche. Il pro­pose quelques pistes per­met­tant d’aborder cette diver­si­té, mais aus­si de navi­guer entre dif­fé­rents écueils qui se posent au chercheur.se intéressé.e par les porn stu­dies. Ce fai­sant, il pointe que le por­no s’avère un excellent ana­ly­seur de nos normes sociales et de nos repré­sen­ta­tions col­lec­tives, au-delà même de la seule ques­tion sexuelle. S’appuyant sur les méca­nismes de réap­pro­pria­tion, il sug­gère que le por­no peut être un moyen d’ausculter les rup­tures, les désaf­fi­lia­tions et les logiques de sub­ver­sion des normes sociales. Il sou­ligne que le débat sur le por­no peut alors dépas­ser le posi­tion­ne­ment à prio­ri (pour ou contre) en se déployant dans une cer­taine com­plexi­té qui lui donne un sens. Le por­no existe, il a une his­toire tant du point de vue de l’histoire des pra­tiques socio­sexuelles que des pra­tiques cultu­relles liées à la sexua­li­té. Il se lit autant dans les pro­duc­tions artis­tiques et lit­té­raires (les dis­cours tenus sur le sexe) que dans les pra­tiques. Trans­gres­sif, il inter­roge sur les fron­tières entre espace public et intime, entre le visible et l’invisible, entre le dicible et le tabou. Conser­va­teur, il conti­nue de repro­duire les pires sté­réo­types de la domi­na­tion mas­cu­line blanche hétéronormée.

Notons que sou­vent, lorsqu’on évoque le por­no, les for­mats choi­sis laissent très peu de place à l’élaboration d’un dis­cours nuan­cé. C’est par­ti­cu­liè­re­ment le cas lorsqu’il s’agit de récol­ter la parole des actrices et des acteurs por­no­gra­phiques. La plu­part du temps, celles-ci ou ceux-ci sont ren­voyés au rang de « témoins » ou de « mili­tants » char­gés d’amener des élé­ments per­met­tant de ren­for­cer des posi­tion­ne­ments poli­tiques « pour ou contre la por­no­gra­phie ». Notre par­ti pris, dans le cadre de ce dos­sier, a été d’ouvrir un espace per­met­tant de dépas­ser la dimen­sion pure­ment ins­tru­men­tale du dis­cours, d’oser une approche com­pré­hen­sive. Nous avons deman­dé à deux acteurs, Jor­dan Fox et Alexia Caro­lo de nous pro­po­ser une vision « brute » de leur acti­vi­té, sans filtre, sans for­cé­ment de plai­doyer. Dans sa contri­bu­tion, Jor­dan Fox décrit sa car­rière avec sim­pli­ci­té, sans cher­cher à se jus­ti­fier, mais tout en iden­ti­fiant une série de méca­nismes qui fondent la vio­lence de l’industrie por­no­gra­phique. Alexia Caro­lo, quant à elle, pro­pose dans un entre­tien avec Renaud Maes une ana­lyse du même ordre qui, en regard du témoi­gnage pré­cé­dent, per­met de mieux appré­hen­der la manière dont domi­na­tions de genre et de classe impriment leur marque dans les vécus des actrices et acteurs pornographiques.

La ques­tion du genre est tout aus­si pré­sente dans l’analyse par Per­inne Jamar du site de « web­cam­ming » por­no­gra­phique Cam4. Fruit d’un tra­vail de recherche minu­tieux, son article dis­cute en détail des stra­té­gies et tech­niques des « per­for­meuses » et des « per­for­meurs » pour atti­rer des voyeurs et res­ter « au top » d’un site qui uti­lise des méca­nismes de ran­king impli­quant une mise en concur­rence vio­lente. Elle remarque dans ce cadre que le sta­tut appa­rem­ment pri­vi­lé­gié des actrices est lar­ge­ment contre­ba­lan­cé par leur stig­ma­ti­sa­tion, là où les acteurs sont fina­le­ment valo­ri­sés. Par ailleurs, elle sou­ligne les muta­tions pro­fondes de l’industrie por­no­gra­phique qui pro­cèdent d’une forme « d’ubérisation » du sec­teur, les­quelles ont des consé­quences poten­tiel­le­ment dra­ma­tiques sur les condi­tions dans les­quelles actrices et acteurs por­no­gra­phiques peuvent mener leur activité.

Lau­rence Rosier, dans l’entretien qui conclut ce dos­sier, décrit le dis­po­si­tif d’une « expo por­no » qui se tien­dra à par­tir du 18 octobre sur le cam­pus du Sol­bosch de l’université libre de Bruxelles. Cette expo­si­tion prend le par­ti de par­ler du por­no, d’analyser les dis­cours tenus autour du por­no et par le por­no. Comme elle le sou­ligne, il s’agit fina­le­ment de pou­voir libé­rer une forme de réflexi­vi­té face au por­no, que la réaf­fir­ma­tion d’un tabou rend impossible.

Ce dos­sier comme cette expo­si­tion visent pré­ci­sé­ment cet objec­tif : per­mettre un débat qui dépasse les posi­tion­ne­ments moraux à prio­ri, en tenant compte de la pré­gnance du por­no. En par­ler pour mieux com­prendre, pour mieux ana­ly­ser, pour mieux décoder.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.