Porn studies ou research porn ?
Peut-on étudier le porno ? Que ce soit dans la posture du chercheur, la définition de l’objet, les rapports entre discours et pratiques, les « porn studies » ne manquent pas d’écueils. Le plus grand risque est de se trouver englué dans le débat du « pour ou contre » qui est à la source de l’invisibilisation d’une série d’enjeux posés par le porno, sa production et ses acteurs.
Le « porno » fait partie de ces objets d’étude qui questionnent profondément les sciences sociales. Aborder le « champ pornographique » implique de se confronter à une version paroxystique des conflits épistémologiques entre approches compréhensives et analyses structurales. Le nœud gordien de la production d’un savoir sur cet « objet » tient dans une question évidente : est-il possible pour le chercheur d’éviter d’y projeter ses propres fantasmes et de s’abstraire de la dimension excitatoire de l’objet ? Et, le cas échéant, une telle neutralisation est-elle seulement désirable ?
Cette question prend parfois des allures tragicomiques dans les travaux qui entendent « donner la parole » à celles et ceux qui font « le porno ». Pour s’assurer que ses témoins ne jouent pas leur « numéro d’actrice » lorsqu’ils lui répondent, le chercheur peut ainsi s’échiner à combiner un ensemble de techniques qui deviennent de la manipulation pure et simple. Ainsi, sous prétexte d’éviter la manipulation potentielle de ses fantasmes, il finit par provoquer lui-même des biais d’analyse.
Mathieu Trachman, pionnier français de l’analyse du « travail pornographique », défend dans son enquête sur la pornographie hétérosexuelle que, puisqu’il est gay, il possède une sorte d’avantage axiologique qui lui permet « d’éviter les soupçons » et d’atteindre un certain type de discours inaccessible aux autres. Il affirme ainsi : « Apparaitre comme un interlocuteur gay a pour effet de suspendre les jeux de la séduction hétérosexuelle » lors des entretiens avec les actrices pornographiques1. Si Trachman indique s’inspirer de l’épistémologie des points de vue, on ne peut nier une certaine influence wébérienne dans son discours : son avantage de « savant » tient dans une forme de relation désincarnée (ou moins incarnée) à l’objet de ses travaux.
À contrario, Nguyen Tan Hoang propose dans ses analyses fouillées de la production des stéréotypes dans la pornographie un point de vue revendiqué. N’hésitant pas à se déclarer « Asian, gay and power bottom2 », il part de cette posture pour décoder tous les « canons » qui encadrent sa propre sexualité dans la production pornographique. Cette réflexion sur lui-même l’amène à proposer des grilles réflexives sur le stigmate associé au fait de recevoir une sodomie (rôle dit « passif », bottom en anglais) et à montrer que très systématiquement, les acteurs gays asiatiques se trouvent confinés dans ce rôle « passif » précisément dans une logique de stigmatisation. Se penchant sur la trajectoire de Brandon Lee, un acteur gay asiatique dont il indique clairement qu’il est l’un de ses fantasmes, Nguyen Tan Hoang décrit comment Lee a pu passer au rôle de top, « actif », par une assignation à une catégorie « non asiatique » de « petit copain idéal d’un couple de West Hollywood »3. En d’autres termes, parce qu’il endossait soudain dans les scénarios un « mode de vie stéréotypiquement américain », il se voyait gratifié du rôle de « sodomiseur », ce qu’un rôle typique de livreur de sushis n’aurait forcément pas permis.
Ces deux exemples montrent à l’envi la difficulté de trancher entre neutralité axiologique et point de vue situé ; les deux approches apparaissent complémentaires par leurs avantages et limitations propres. Mais plus fondamentalement, ils montrent le caractère insoluble de l’épineuse question de la posture de la chercheuse qui est une personne, faite de chair, face au porno. Émerge dès lors une angoisse : peut-on faire de la recherche « scientifique » sur cet objet ?
Construction sociale
Cette angoisse ne peut qu’empirer lorsqu’on se confronte à la production pornographique en tant que telle. En effet, elle apparait tellement variée qu’il semble presque impossible de regrouper le tout en une catégorie. Avec « le porno », se pose de manière caricaturale la difficulté d’une définition.
Il ne s’agit pas ici de construire l’étymologie du terme, rappeler les vases grecs et les fresques orgiaques latines, pour en arriver à une catégorie bien claire et univoque. C’est toujours une voie sans issue de procéder de la sorte, on commet des anachronismes, on réactualise des vieux clichés, et ensuite on en arrive à des définitions caduques, surplombantes, déconnectées de la pratique. Idéelle et réifiante par essence, « la » définition de la pornographie est tout simplement une aberration sociologique et implique forcément des erreurs téléologiques. Tout au mieux peut-on identifier des caractéristiques, des éléments qui expliquent que l’on se sente autorisé à libeller un film, une image, une pratique comme « pornographique ».
La pornographie est avant tout affaire de transgression. Est « porno » tout ce qui est trop « cru », trop sexuellement explicite et explicitement sexuel, tout qui montre ce que l’on ne devrait pas voir, elle donne à voir un réel qui rend « objet » ce qui devrait rester uniquement de l’ordre du sensible4 et donc, si possible, de l’évocation.
Le X que l’on appose sur la production pornographique, qui symbolise probablement la croix de la censure5, est l’affirmation que cette production transgresse les normes collectives qui soutiennent l’ordre social. Or les normes acceptables des représentations de la sexualité sont les normes sexuelles définies par les groupes sociaux dominants.
Ceci se marque avec une vigueur toute particulière dans la distinction entre « érotisme » et « pornographie ». On qualifiera volontiers un film de Marc Dorcel, certains vers de Booba voire une image de pin-up en code ASCII de « pornos » alors que, de nos jours, les nus magistraux de la peinture bourgeoise du XIXe siècle ou les écrits de Sade sont qualifiés d’«érotiques ».
Pourtant, à bien y regarder, il y a dans les descriptions minutieuses de Sade une forme maniaque de réification. Comme le soulignait Michel Foucault, Sade est un « comptable des culs »6. Ce qui l’intéresse, c’est l’accumulation d’objets qui furent vivants, il n’est fasciné que par la possession et son avidité va de pair avec la réduction des humains à un organe, à une fonction. Il peut alors les empiler, les amasser, éventuellement les broyer dans la masse — nul mieux que Pasolini, dans sa transposition des 120 journées de Sodome, n’a mis en évidence la portée réifiante des textes sadiens, qui permet la mise en parallèle avec le projet d’ordonnancement réifiant du fascisme.
Malgré la violence évidente de ses textes, rares sont ceux qui, aujourd’hui, considèrent Sade comme pornographe. L’étiquette « porno » est précisément problématique à ce niveau, puisqu’elle s’applique plus volontiers aux gouts des classes populaires qu’à ceux des élites, indépendamment de la violence de ce que la production considérée « donne à voir ». Face à ce constat, pour tenter de construire un véritable objet sociologique, il faut d’emblée renoncer à la distinction entre « pornographie » et « érotisme », ou opter pour l’usage d’un pluriel générique, « les pornographies », désignant une multitude de productions et de pratiques liées aux spécificités des groupes sociaux. Par facilité, on usera éventuellement de l’apocope « porno », comme nous l’avons fait dans le présent dossier, car cette forme est sans doute celle qui « circule » le mieux, s’imposant d’un domaine à l’autre et englobant par là un très grand nombre de désignations dans le langage familier.
Et puisqu’il parait évident que « le porno » est dès lors question de rapport aux normes sociales et représentations collectives d’une époque et d’un « territoire » (et donc, aux jeux éventuellement conflictuels qui amènent ces normes à évoluer), il est surtout question de discours posés sur des objets, ou plus exactement de méta-discours7 (incluant les textes juridiques, les discussions politiques et… la production scientifique).
Réappropriations
Dès lors que l’on conçoit le porno avant tout comme une question de rapport aux normes sociales et collectives, il apparait évident que « l’affirmation pornographique » agit comme révélateur des mécanismes de contestation, de ruptures, voire de désaffiliations sociales.
En 2015, j’ai eu l’occasion d’interroger des jeunes rappeurs bruxellois qui s’inspirent de Booba pour composer leur propre « porn flow ». Leurs textes sont clairement pornographiques, c’est-à-dire qu’ils empruntent à un registre déconnectant du « sensible » la description de la sexualité. Ces textes sont, en outre, misogynes et homophobes. Cependant, ils représentent aussi une manière de dire leur rupture avec ce qu’ils perçoivent comme des codes imposés au sein d’institutions qu’ils vivent uniquement comme un carcan disciplinaire.
L’un d’entre eux, Hakim, résumait clairement cette perspective : «[…] tu vois, moi je me fais chier ici à vivre avec des vieux qui font que se plaindre et tout, alors que des mecs sont là à te juger, dès que tu vas au CPAS ou quoi. Alors ils me mettent un peu, mais moi je réponds avec mon arme : ma bite dans leur face de cul ».
Son langage pornographique, c’est le langage de la colère, d’une colère profonde envers un « système » dont il se sent exclu. C’est le langage de la provocation, aussi. Traiter les femmes de putes, c’est pour lui enfreindre tous les codes inculqués à l’école qui symbolise son exclusion.
Cette réappropriation intervient, d’une tout autre manière, dans d’autres communautés. Ainsi, dans les années 1980, les « geeks » français se sont-ils emparés du Minitel, qui n’était censé être qu’une sorte de gros annuaire téléphonique consultable au travers d’un terminal, ceci pour en détourner l’usage, notamment dans le but de diffuser des images pornographiques codées en caractères ASCII. L’ASCII porn est, avec toute une autre série d’«usages détournés », devenu emblématique d’une entreprise systématique de « réappropriation technologique » par des utilisateurs censément maintenus à l’écart par les concepteurs d’un dispositif.
La diffusion du hashtag #foodporn participe, à l’origine, d’une même logique. L’expression foodporn fut introduite en 1979 dans l’infolettre (dénommée « Nutrition Action Health-leter ») du Center for Science in the Public Interest, pour désigner « un aliment qui était si sensationnellement hors des limites de ce qu’un aliment devrait être, qu’il méritait d’être considéré comme pornographique ». « L’usage du syntagme foodporn désigne donc dans ce cas un double tabou, celui de la représentation directe de la sexualité et celui de l’ingestion de nourriture malsaine, confondant les deux pour indiquer aux lecteurs et surtout aux lectrices le régime le plus convenable et donc, le plus adapté. »8 Dès les années 1990, on trouve sur les chats IRC9 des traces de l’usage de l’expression dans le sens d’une affirmation identitaire, des passionnés d’informatique affichent fièrement leur préférence pour le mélange entre pizza hawaï et Dr Pepper, en désignant leur régime alimentaire comme foodporn. Bien plus récemment, l’analyse de corpus de tweets permet de mettre en évidence des associations assez systématiques entre le terme et le fait de manger volontairement trop gras ou trop sucré, ainsi que de véritables communautés qui revendiquent le caractère transgressif de leurs pratiques alimentaires en utilisant le hashtag.
On peut allonger cette liste à l’infini, par exemple en évoquant les réalisateurs italiens (dont Pasolini) qui, dans les années 1970, ont choisi de défendre le caractère pornographique de leurs films pour bénéficier d’une plus grande liberté de création (et ce, notamment, pour pouvoir formuler une critique politique), les performances scéniques de Marylin Manson ou encore le manifeste « pornoterroriste » de la militante radicale Diana Torres… Tout ceci montre que l’étiquette « porno » porte des enjeux bien plus larges qu’une simple question de classement de la production cinématographique et que, dans ce cadre, le débat sur son interdiction est marqué par une certaine caducité.
Récit pornographique
Forcément, le porno est affaire de communication, il faut qu’il y ait un média et un public pour qu’il y ait porno. Cette spécificité du média est importante, car elle permet de questionner ce que « l’on voit », ce « réel implacable ». En effet, un film pornographique peut être bourré de trucages, la caméra déforme les corps — la prise de vue permettant de donner des dimensions irréelles aux sexes turgescents —, les spots lumineux amenuisent les défauts physiques, le lait concentré remplace le sperme, etc. Ce « réel » que l’on voit ne l’est finalement pas tellement.
Plus encore, les pornographies ne peuvent fonctionner sans histoire, sans récit. Et c’est précisément là que le public intervient largement. Comme le montre l’artiste William E. Jones dans son All male mashup, qui met bout à bout des « inserts », des scènes non sexuelles, de films pornographiques gays américains, le film porno repose sur une série de codes qui sont connus et reconnus du public qui peut, sur cette base, construire une histoire.
La diffusion sans cesse plus large des vidéos pornographiques a eu un impact majeur sur sa dimension narrative, les inserts sont devenus de plus en plus brefs, les scénarios de plus en plus sommaires. Mais sont pourtant toujours bien présents, dans une large majorité des productions, des éléments clés, des symboles qui permettent de reconstruire l’histoire, de la clé à molette du plombier qui traine derrière les acteurs aux vêtements de soubrette chiffonnés, en passant par l’usage même d’expressions spécifiques, de « pornèmes » comme les appelle Marie-Anne Paveau10. Mais si la généralisation du porno, la diffusion de ses codes, a permis l’économie de l’explicitation scénaristique, elle ne supprime pas la dimension narrative11. Cette prédominance du récit s’inscrit dans la double dimension « savoir-plaisir » du porno, le porno est à la fois plaisir immédiat et savoir sur le plaisir12, il permet une exploration du sexe et de la sexualité.
La dimension narrative est indispensable pour que fonctionne la « fabrique des fantasmes », pour que les mécanismes d’identification à un imaginaire produit par d’autres puissent fonctionner. Elle implique aussi que les « effets » de la pornographie ne sont pas immédiats. Ce n’est pas la « simple vision d’images » qui peut amener à une tentative de réplication dans le réel, il faut au préalable qu’il y ait eu une habituation et une « souscription » au récit, permettant d’identifier les codes qui le caractérisent. Ceci n’est possible que parce que ces codes sont repris dans une large part de la production qui n’est supposément pas « pornographique » (notamment dans la publicité ou les magazines pour teenagers)13. Dès lors, pour éviter que des adolescents exposés en quelques clics14 aux clips sur les portails internet et les réseaux sociaux pornographiques reproduisent à l’identique les scénarios des productions pornographiques (marqués par des suites systématiques — par exemple fellation, pénétration vaginale, pénétration anale dans le cas de pornographie hétérosexuelle) dans leurs propres pratiques sexuelles, c’est avant tout le décryptage du récit qui sous-tend ces scènes qui peut s’avérer efficace. Il s’agit de permettre le développement d’un autre imaginaire sexuel.
Mais plus fondamentalement, cela implique que le chercheur ne peut faire l’impasse de l’étude de contenus, afin d’identifier tant ces différents codes que les récits fantasmatiques. Dans ce cadre, étudier les stratégies et les techniques des réalisateurs de porno, comme l’a par exemple fait Mathieu Trachman, est évidemment un moyen de mieux cerner comment se construit « l’économie des fantasmes ». Il faut noter qu’en la matière, l’industrie pornographique est largement dominée par des réalisateurs et scénaristes hommes, qui pensent la pornographie pour un public d’hommes. Les codes de porno sont étroitement liés à la construction sociohistorique de la virilité, ce qui renforce la continuité sémiologique entre production culturelle « pornographique » et « non pornographique ».
Parole pornographique
L’évocation du porno comme récit ne doit toutefois pas laisser accroire qu’il serait purement question d’imaginaire. La production de vidéos pornographiques implique des actrices et des acteurs qui ont effectivement des relations sexuelles devant la caméra. Traiter uniquement du média ou de la scénarisation amène certains chercheurs à déconnecter le porno de celles et ceux qui « performent », mais les limites de ce type d’approches sont assez immédiates, notamment en ce qu’elles finissent par considérer le contenu pornographique comme s’il était le réel. À contrario, s’intéresser aux acteurs est un moyen d’ancrer l’analyse et, ce faisant, de montrer le décalage entre le réel et l’image.
Il faut toutefois rappeler que les conditions de production du porno varient du tout au tout en fonction des pays, des styles, des films considérés. Si certaines pornostars peuvent générer des bénéfices importants par de leur activité, d’autres acteurs, nettement plus nombreux, sont confrontés à la plus extrême précarité. L’industrie pornographique s’est largement déployée autour de l’effondrement économique des pays de l’ex-URSS et l’appauvrissement des milieux ouvriers, notamment au Royaume-Uni, en Allemagne ou aux États-Unis. Recrutant à bas prix des acteurs dans les pays postsoviétiques et les déserts postindustriels, les sociétés de production se sont déployées en véritables multinationales, optimisant leurs implantations en fonction des régimes fiscaux et de la régulation des mœurs. En mettant en concurrence les précaires, elles ont amené les acteurs vers des pratiques de plus en plus extrêmes (qui ne correspondent d’ailleurs pas forcément aux demandes des « consommateurs », mais bien à la volonté de buzz des producteurs afin de démarquer leur « produit » dans un marché fort concurrentiel).
En 2010, la société de production Bel Ami, spécialisée dans la pornographie gay et basée au Delaware (État américain souvent considéré comme le « paradis fiscal » des États-Unis) et tournant essentiellement ses films avec de très jeunes acteurs issus des pays de l’est de l’Europe (notamment de République tchèque), a mis en ligne une vidéo représentant les relations sexuelles (en ce compris la sodomie réciproque) de deux frères jumeaux. La diffusion de la vidéo des deux Praguois Michał et Radek Čuma, rebaptisés Elijah et Milo Peters pour permettre l’exportation, a augmenté les visites sur le site de quelque 1,5 million de vues mensuellement sur la durée de leur période d’activité. Parallèlement, la firme a diffusé une série de vidéos d’interviews des deux frères, où ils décrivaient longuement leur vie quotidienne et leurs projets. Inconscients que la représentation de leur inceste les rendaient absolument inéligibles pour l’accès aux États-Unis, ils détaillaient notamment leurs espoirs que leur contrat avec la firme américaine leur permette d’avoir accès à la Green Card et à une vie de luxe en Californie.
Cet exemple est loin d’être une simple anecdote, nombre d’actrices et acteurs pornos racontent la manière dont les producteurs brandissent systématiquement un miroir aux alouettes dans lequel elles ou ils tombent d’autant plus volontiers qu’elles ou ils sont dans une situation d’isolement social et de déroute financière. Lors d’un entretien en 2014, Isabel, une actrice belge « débutante » m’indiquait « Je suis tellement heureuse de trouver enfin un moyen d’être indépendante. Et Rob, le producteur, m’a promis d’aider encore pour que je sois en tête de casting pour les prochains films. […] Je pourrais faire 4.000 euros par mois, qu’il m’a dit. » En 2016, son expérience semblait pour le moins amère : « Non, on ne gagne pas sa vie avec les films pornos, faut faire autre chose. Moi j’ai fait quoi, quinze films en deux ans. Et j’ai gagné à peine de quoi vivre, finalement. Et les producteurs, faut vraiment pas les croire. Ils te gardent sous la main tant que tu n’as pas trop tourné, mais très vite il y a une petite jeune innocente qui te remplace.15 »
Toutes et tous confirment que la « carrière » est extrêmement dure, la compétition féroce et que ceux et celles qui s’en sortent le mieux sont en réalité ceux et celles qui arrivent à s’assurer des revenus complémentaires importants, par exemple en se prostituant. La multiplication des plateformes de webcam et de streaming a renforcé encore le phénomène de compétition par la globalisation du marché et par l’abondance de contenus gratuits qui ont entrainé les rémunérations vers le bas. Notons que, paradoxalement, si ces phénomènes de déploiement du « netporn », « d’ubérisation pornographique », sont débattus dans la littérature scientifique, c’est très rarement sur la base des témoignages d’actrices et d’acteurs recueillis par le chercheur : soit ils sont abordés sous l’angle des effets pour les consommateurs, soit en se fondant sur des sources secondaires.
Les actrices et acteurs ont en commun le fait d’affirmer clairement un certain amour de leur activité, un certain gout pour le sexe ou d’exiger d’être reconnus comme « travailleurs du sexe ». Cette manière de se positionner explique peut-être en partie que leurs témoignages soient souvent ignorés, en ce qu’ils sont rapidement considérés comme « trop militants », « trop revendicatifs ». À bien les considérer, cependant, ces témoignages sont souvent extrêmement nuancés et rares sont les acteurs et actrices qui dressent du porno un tableau idyllique. Au contraire, elles et ils sont bien plus nombreux à critiquer le milieu et à dénoncer l’impact de la consommation de pornographie sur les pratiques sexuelles. Plus encore, derrière l’exigence de la reconnaissance comme « travailleur du sexe », il y a sans doute moins l’exigence d’un réel statut que de ne plus être stigmatisés (c’est-à-dire réduits au rôle de victime absolue ou de dégénérée)16.
L’impossible vivisection
Dans son célèbre Gender Advertisements, Erving Goffman17 suggérait que la publicité ne fonctionne que comme un miroir grossissant de la réalité, qu’elle propose une version hyperritualisée des interactions sociales. Il en déduisait qu’isoler le débat sur la place des femmes dans la publicité du débat de la place des femmes dans la société ne faisait aucun sens. D’une certaine manière, le débat sur la production pornographique, dont les courants mainstream procèdent effectivement d’une réification des femmes à destination d’un public d’hommes, est souvent atteint du même vice constitutif : il entend isoler « la pornographie » et pratiquer une forme de vivisection dans le tissu des rapports sociaux (en ce compris les rapports de domination). Les plaidoyers pour l’interdiction de la pornographie entendent circonscrire le « porno » de manière étroite, mais une telle entreprise parait peu féconde dans une optique qui n’aurait pas de visée normative. Il ne s’agit pas pour autant de légitimer le porno, mais bien de tenter de dépasser l’objectif moral à priori qui s’avère un filtre déformant dans une perspective de recherche. Cependant, même dans une logique purement normative, les propositions portées par exemple par la juriste américaine Catharine MacKinnon à la suite de son travail conjoint avec l’essayiste féministe radicale Andrea Dworkin18, se heurtent très vite à la difficulté de caractériser précisément le porno, ce qu’elles tentent de contourner en se reposant sur les notions tout aussi floues « d’humiliation sexuelle » ou de « réification »19.
La logique inverse existe tout autant. Partant de l’idée qu’il faudrait « défendre » le porno, ou encore « un véritable érotisme au sein du porno », une série d’auteurs s’inscrivent dans une perspective à priori qui les amène à sous-estimer complètement la manière dont l’industrie pornographique broie le destin de nombreuses actrices et de nombreux acteurs dont elle reproduit des images non seulement misogynes, mais aussi racistes et classistes. Si les clips de bbc cuckholding (cocufiage par une big black cock) qui connaissent un succès sur internet sont vus par certains comme la preuve d’une forme « d’égalité pornographique », cette thèse est évidemment absurde, car les hommes noirs sont ainsi réduits à la taille fantasmée de leur sexe et c’est uniquement par cette réduction au rôle d’objet sexuel qu’ils deviennent « dominants » dans un rapport qui est parfaitement stéréotypé. Le seul contrexemple qui puisse finalement faire sens concerne la possibilité d’une pornographie non masculiniste (souvent présentée comme « féministe », mais qui est en réalité pensée à partir de la pornographie mainstream comme forme « alternative » et non comme forme indépendante), proposée par exemple par la cinéaste suédoise Mia Engberg. On notera toutefois que ce type de production reste absolument marginal et n’atteint qu’un public très éduqué et matériellement privilégié. Là encore, le vice premier est sans doute d’imaginer que l’on puisse isoler le porno, pour pouvoir mieux en faire une forme abstraite, éventuellement raffinable pour en faire un art, hors de toute considération pour les réalités de la production pornographique.
Sans doute qu’en la matière, pour pouvoir tenter de « faire science », la seule solution est d’éviter le débat du « pour » ou « contre » et d’assumer pleinement que, finalement, « on ne sait pas ». Cette ignorance fondamentale ouvre alors la possibilité de réinscrire le porno dans la complexité et ce faisant, d’en comprendre tant la production que les pratiques qu’elle engendre.
- Trachman M., Le travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes, Paris, La Découverte, 2013, p. 16.
- Tan Hoang N., Forever bottom (DVD), San Fransisco, Frameline, 1999 et A view from the bottom, Asian American Masculinity and Sexual Representation, Londres & Durham, Duke University Press, 2014.
- Tan Hoang N., « The Resurrection of Brandon Lee : The Making of a Gay Asian-American Porn Star », dans Linda Williams (dir.), Porn Studies, Londres & Durham, Duke University Press, 2004, p. 223 – 269.
- C’est en particulier la définition qu’en donne Jean Baudrillard dans son célèbre De la Séduction, première édition 1979, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988.
- Paveau M.-A., Le discours pornographique, Paris, La Musardine, coll. « L’Attrape-Corps », e‑book, p. 104.
- Foucault M., Sade, sergent du sexe. Dits & Écrits, 1954 – 1988, tome 2, Paris, Gallimard, NRF, 1994, p. 818 – 822.
- Voir l’entretien avec Laurence Rosier dans ce numéro.
- Rosier L. et Maes R., « Foodporn. Une approche sociodiscursive de la sexualisation gastronomique », contribution au colloque « La gastronomie à l’ère numérique », Nancy, ATILF, 3 – 4 décembre 2015.
- L’IRC, Internet Relay Chat (en français, « discussion relayée par Internet »), est un protocole de communication textuelle sur Internet.
- Ces éléments sont également présents dans les webcams pornographiques, comme le montre Perrine Jamar dans son article de ce dossier.
- Ce que note Ruwen Ogien dans Penser la pornographie, PUF, 2003.
- Williams L., Hard Core. Power, Pleasure and The Frenzy of the Visible, University of California Press, 1989, p. 7 – 8.
- Poulin R., Sexualisation précoce et pornographie, La Dispute, 2009.
- Ovidie, À un clic du pire : la protection des mineurs à l’épreuve d’Internet, Anne Carrière, 2018.
- Ce témoignage corrobore l’analyse de M. Trachman (op. cit.) quant à ce qu’il nomme « l’accumulation des débutantes ». Il note que les débutantes acceptent des conditions de rémunération bien plus basses que la moyenne, et que la période où elles atteignent des rémunérations plus significatives est limitée dans le temps, le temps d’un « parcours d’apprentissage ».
- Le témoignage d’Alexia Carolo que nous publions dans ce numéro est à cet égard tout à fait exemplaire.
- Goffman E., Gender Advertisements, Harper & Row, 1976.
- MacKinnon C. A. et Dworkin A., In Harm’s Way : The Pornography Civil Rights Hearing, Harvard University Press, 1997.
- C’est évidemment une limite de leur proposition d’Antipornography Civil Rights Ordinance.
