Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Podemos, une nouvelle manière de concevoir la politique
Sur fond d’une longue et éprouvante crise économique, d’un croissant mécontentement populaire et d’un dynamisme politique renouvelé de la société civile est né un nouveau parti. Podemos se nourrit d’une radicalisation de la gauche et du soutien d’intellectuels progressistes du monde entier. Son premier succès électoral aux européennes a ébranlé le vieux bipartisme espagnol. La perspective de nouvelles élections, la mise en place de processus programmatiques et de listes électorales ainsi que la tenue d’innombrables débats ont marqué l’Espagne. Ce n’est pas une fiction politique, c’est la réalité de l’année écoulée.
En un peu plus d’un an, le système politique et électoral espagnol a subi une transformation que ni les politologues ni les observateurs de la société n’auraient pu imaginer, eux qui interviennent sans compter aux quatre coins du pays. Ne parlons bien entendu pas des politiques ; s’ils avaient prévu cette transformation, ils auraient essayé de lui faire barrage puisqu’elle a fini par causer leur éviction. Elle prend pour forme essentielle l’émergence de deux nouveaux partis politiques : Podemos et Ciudadanos. Si, pour des raisons qui ne peuvent être abordées ici, il semble probable que ce soit le deuxième qui finisse par avoir le plus grand effet sur l’exercice effectif du pouvoir, en tant que phénomène politique, et plus spécifiquement du point de vue de la théorie démocratique, c’est le premier, Podemos, qui retient l’attention.
Une première preuve remarquable de cet intérêt fut la sympathie évidente que Podemos a suscitée au sein de l’intelligentsia internationale progressiste ou de gauche. Une deuxième fut, après un éclatant et surprenant premier verdict des urnes (aux européennes de 2014), la signature par une trentaine d’intellectuels d’un manifeste de soutien au jeune parti. Parmi les signataires figurent, entre autres, Noam Chomsky, Slavoj Žižek, Antonio Negri, Eduardo Galeano (décédé peu de temps après), Owen Jones, Ken Loach, Naomi Klein ou encore Chantal Mouffe (veuve d’Ernesto Laclau, personnage clé de la fondation de Podemos et mort récemment). Et, bien qu’ils ne figurent pas sur la liste, Boaventura dos Santos, Krugman, Flores d’Arcais et d’autres intellectuels importants dont les enseignements inspirèrent Podemos ont, au travers de leurs articles, rendu compte du phénomène et, le cas échéant, indiqué leur affinité avec ses prises de position.
Le soutien de ces intellectuels à Podemos n’est pas qu’une question de proximité idéologique, même si elle tombe sous le sens. Elle a également beaucoup à voir avec la veine populaire de ce parti, perceptible dans sa création, son fonctionnement et dans ses engagements concrets : marqué par un important mouvement populaire, ses positions internes et ses listes électorales sont choisies par le biais de primaires ouvertes ; son agenda politique est façonné au contact des opinions populaires exprimées au sein de « cercles» ; il refuse tout recours à des prêts bancaires pour son financement et s’engage par ailleurs à publier sa comptabilité en ligne. Il prévoit la possibilité de révoquer les nominations et la limitation des mandats, des privilèges et des salaires. On le voit, des innovations concrètes distinguent Podemos des partis traditionnels.
La naissance de Podemos
Podemos nait d’un mouvement populaire spontané qui s’organise en réponse à la grave crise économique qui frappe l’Espagne de plein fouet, ébranlant ses classes moyennes, sans oublier bien sûr les secteurs les plus défavorisés ; un véritable tremblement de terre dont la puissance provoque des répliques dans le monde entier (voyez le mouvement Occupy Wall Street1). L’articulation de ce mouvement est menée par de jeunes professeurs d’université de la gauche radicale, politologues et économistes. À la tête de ce groupe, on trouve Pablo Iglesias, né en 1978 au sein d’une famille madrilène de gauche. Jeune militant du Parti communiste d’Espagne (PCE), il obtient, après de brillantes études de droit et de sciences politiques, son doctorat grâce à une thèse qui explique l’influence qu’a exercée sur sa pensée la doctrine de Gramsci. Fort d’une esthétique progressiste caractéristique (il n’est pas rare que certains commentateurs fassent référence à sa queue-de-cheval), il possède des compétences médiatiques (tranquillité du discours, message documenté, réactivité, qualités oratoires) plus que remarquables2.
Podemos (« Nous pouvons »), nom choisi pour le parti, est un terme hautement évocateur en politique, comme l’a montré l’élection du président Obama (Yes, we can). Outre la particularité de son origine, la nouvelle formation se distingue par un modus operandi ouvert et hautement participatif. Ainsi, les délibérations et les discussions sur les positions du parti se tiennent dans des cercles (repris dans son logo), à savoir des assemblées volontaires de personnes, dont on n’exige pas d’affiliation au parti, motivées par la perspective de la modification démocratique de la société. Podemos se structure autour d’une assemblée citoyenne qui réunit tous ses membres3 et où sont adoptées les « grandes décisions », tandis que ses organes de direction (significativement dénommés : Conseil citoyen, Commission des garanties démocratiques, Secrétariat général) sont élus lors d’élections primaires sur des listes ouvertes.
Les élections européennes, un succès stratégique
C’est donc ce type de parti politique qui a été constitué en janvier 2014, avec les élections européennes du 25 mai de la même année en ligne de mire. Il y a obtenu un résultat surprenant : pratiquement 8% des suffrages (1,25 million) et cinq députés européens, ce qui en fit la quatrième des dix formations politique ayant obtenu une représentation. C’est un évènement quasi inédit dans un panorama politique comme celui de l’Espagne3. En effet, il avait montré durant près de trois décennies une stabilité extraordinaire des participants au pouvoir. Ce n’est qu’au prix d’intenses efforts et de beaucoup de patience que l’une ou l’autre formation nouvelle avait réussi à s’y faire une place.
Pablo Iglesias lui-même, après avoir reconnu que les aspirations initiales de sa formation « étaient modestes » et qu’il n’avait jamais été envisagé d’«arriver si loin », explique, pourtant, que ce résultat ne fut celui ni du hasard ni d’une réaction populaire spontanée face aux forces politiques traditionnelles. Dans une revue de gauche anglophone, Pablo Iglesias affirme que son action s’est fondée sur deux éléments4. Le premier est l’expérience latino-américaine de la « décennie gagnée5 » (élément très important au regard de ce qui se dira plus loin). En effet, dès 2011, les futurs fondateurs de Podemos évoquaient une « latino-américanisation » de la périphérie de l’Eurozone, pointant le fait que « l’analyse de l’évolution de l’Amérique latine […] offrait des outils théoriques pour analyser la réalité de la crise espagnole ». Ils se référaient également à la « voie populiste » comme « nouvelle structure d’opportunité politique », telle que théorisée par Ernesto Laclau, politologue argentin et professeur à l’université d’Essex, mort l’an dernier.
Le second élément est un important recours à la télévision qu’il considère comme le « terrain de production idéologique le plus fondamental », ses plateaux étant devenus les « véritables parlements ». Ainsi, les programmes de télévision locale qu’il a dirigés (La Tuerka pour commencer, puis Fort Apache) ont été conçus comme un terrain d’entrainement au maniement des médias nationaux : « Depuis mai 2013 […], j’étais en permanence présent dans les médias », raconte Pablo Iglesias.
Outre ce qui précède, la direction de Podemos a développé une stratégie visant à obtenir les meilleurs résultats électoraux par la maitrise du discours politique. Pour Pablo Iglesias : « En politique, celui qui détermine le lexique, détermine en bonne partie les résultats. » Le plus célèbre des termes utilisés par la nouvelle formation est celui de « caste ». Il désigne l’ensemble de la classe politique et économique qui, depuis la Transition espagnole (du régime de Franco au régime constitutionnel), possède le pouvoir effectif et l’utilise à son seul profit. Une classe qui, selon eux, s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui ; c’est elle qu’il faut priver de ses privilèges et de son accès privilégié aux ressources publiques.
Ce qui est surtout novateur, c’est l’usage du terme « caste » pour fonder un nouveau récit politique dans lequel le clivage gauche-droite est obsolète. En effet, ce clivage classe Podemos dans la gauche radicale, positionnement trop lourd de sens pour gagner les faveurs de la majorité de l’électorat espagnol, lequel est majoritairement centriste, selon les sondages. C’est pourquoi Pablo Iglesias a tenté de redéfinir le centre comme une centralité politique, « La centralité n’est pas le centre » est le titre d’un de ses plus fameux billets de blog. Il y exhorte à remplacer l’ancienne dichotomie idéologique par l’opposition entre démocratisation et absence de démocratisation de l’économie. Il y tente de remplacer les termes gauche et droite par de nouvelles oppositions, telles que nouveau-ancien, du haut-du bas, caste-gens, qui contribuent à approfondir l’idée de nouveauté, de différence par rapport aux recettes politiques habituelles.
C’est à partir de cette idée que le leadeur de Podemos déduira l’obsolescence et, partant, l’inefficacité de la social-démocratie, illustrée par l’impuissance des gouvernements espagnols antérieurs face à la crise. Le dépassement de la social-démocratie est, selon les promoteurs de Podemos, une des raisons de la nécessité du nouveau parti.
Enfin, un dernier aspect de la stratégie de Podemos consiste à éviter délibérément les grands thèmes (monarchie ou République, questions mémorielles, etc.) faute d’un « appareil institutionnel ». En son absence, pour Pablo Iglesias, cela n’a aucun sens de perdre du temps et de s’aliéner la majorité des électeurs qui n’est pas « de gauche ».
Aux municipales sans sa propre marque
L’aspect novateur de Podemos, au regard des partis traditionnels, ne se limite pas à l’énumération reprise ci-dessus. En effet, il faut parler ici d’une innovation pratique encore plus importante : les modalités de leur participation aux élections municipales du 24 mai dernier. Si, aux élections européennes de 2014 ainsi qu’aux régionales (concomitantes aux municipales), Podemos s’est présenté sous sa marque, en revanche, aux municipales, il s’est dilué dans des listes composées de candidats issus d’horizons politiques variés : mouvements sociaux, comités de quartier, écologistes et petites formations de gauche.
La raison qui présida ce choix fut le manque d’ancrage d’un si jeune parti dans plus de 8.000 communes espagnoles, l’empêchant de se présenter dans nombre d’entre elles. Les fruits de cette stratégie varièrent selon les municipalités et ne furent peut-être pas à la hauteur des attentes, mais les listes électorales comprenant des membres de Podemos obtinrent rien moins que les villes de Madrid, de Barcelone, de Valence et de Saragosse. De la sorte, même si les bourgmestres de ces deux villes n’appartiennent pas à Podemos, on ne peut pas considérer la stratégie de ce parti comme un échec.
C’est surement la raison pour laquelle elle a été répétée pour les élections régionales catalanes de septembre dernier où les listes auxquelles participait Podemos ont obtenu des résultats plus faibles que prévu.
Un panorama loin d’être idyllique
Mais cette brève success story politique, pratiquement inexorable, prête le flanc à la critique. Lors des élections municipales et régionales anticipées en Andalousie (mars 2015), les résultats engrangés, sans être mauvais, ne comblèrent pas les attentes initiales. Et, à l’heure d’écrire ces lignes, les sondages, notamment ceux du prestigieux Centre de recherches sociologiques (CIS), révèlent que Podemos accuse une baisse notable dans les intentions de vote, comme si le bipartisme, tant décrié et si intrinsèquement lié au système électoral espagnol, se refusait à mourir.
Certes, il faut prendre en compte certains facteurs, comme les réticences d’une grande partie de la société espagnole vis-à-vis du jugement négatif qu’a Podemos sur la Transition6, ou comme son impossibilité, faute d’appareil institutionnel, à se prononcer sur de grandes questions7 alors qu’il a déjà conquis des communes et des parlements régionaux. Mais il n’en demeure pas moins que se fait jour des difficultés internes et une usure du pouvoir.
Ainsi, d’une part, des dissensions internes importantes ont vu le jour. Elles concernent en premier lieu la définition des stratégies à adopter, notamment en termes de radicalité du programme électoral. Cet écueil a conduit à l’exclusion de la direction du parti, d’un de ses fondateurs les plus importants8. En deuxième lieu, ces dissensions ont trait à la définition du rôle du leadeur et de son hégémonie idéologique. Troisièmement, elles ont porté sur l’alternative entre une participation aux scrutins en solitaire ou en cartel avec d’autres force ou mouvements. D’autre part, quelques incohérences frappantes dans le programme du parti ont été mises au jour, comme la transformation de la revendication initiale d’un revenu de base en une plus modeste — mais plus réaliste — proposition d’un revenu garanti aux foyers précaires ou sans revenus.
Cependant, la réticence la plus pertinente, émise non seulement par les adversaires politiques et les médias conservateurs, mais aussi par de prestigieux confrères universitaires qu’on ne saurait suspecter de conservatisme9, concerne la relation qu’entretiennent les dirigeants de Podemos avec les régimes dits « bolivariens » d’Amérique latine, qui ne sont pas précisément des modèles de libertés, au premier rang desquels, le Venezuela. La crédibilité de Podemos et de ses dirigeants a fortement pâti du redressement fiscal imposé à l’un d’eux à la suite de sa rétribution comme conseiller de ces régimes, ainsi que de l’embarras face aux questions portant sur les politiques menées par ces pays, tout particulièrement celles du président vénézuélien en matière de libertés et de sécurité10. En cette matière, le PP et les médias ont beau jeu d’agiter l’épouvantail de la situation calamiteuse du Venezuela pour effrayer les entreprises nationales et étrangères et, de manière plus générale, pour faire apparaitre Podemos comme un danger.
Podemos, phénomène politique d’importance ?
Malgré ces critiques, il faut reconnaitre que l’électrochoc causé par Podemos a contraint les autres partis à renouveler leur message et à agir en interne contre la corruption. Il les a également amenés à accorder un intérêt sensiblement accru aux revendications sociales.
Mais l’influence singulière du phénomène Podemos pourrait s’avérer également considérable hors des frontières espagnoles. Actuellement, il semble bien improbable que ce parti finisse par remporter la majorité au Parlement et que son leadeur accède à la présidence, comme ce fut le cas de Siryza et de Tsipras en Grèce. Mais il n’est nul besoin qu’il accède au sommet de l’État pour créditer Podemos de ses succès et de son importance. En effet, les conséquences de la crise économique européenne demeurent désastreuses, et les débats autour des inégalités et de la nécessité d’une meilleure redistribution des richesses sont plus actuels que jamais. Ce contexte fait émerger des forces qui défendent des politiques économiques à mille lieues de l’orthodoxie, connues sous le nom d’austéricides et qui dénoncent comme injustes les systèmes actuels en ce qu’ils bénéficient aux classes favorisées et lèsent le reste de la population.
Ces forces politiques peuvent être d’extrême droite et xénophobes (le cas le plus connu est celui du FN français, mais il existe des équivalents en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas). Mais elles peuvent aussi se placer dans la ligne de Podemos. Outre l’exemple grec de Siryza, on peut citer Cinque Stelle en Italie ou le Meilleur parti islandais qui emporta la municipalité de Reykjavik en 2010. D’une importance toute particulière est également l’élection récente à la tête du Labour Party, d’un Jeremy Corbin bien connu pour ses positions radicales de gauche.
Certes des formations partageant la même idéologie peuvent s’influencer mutuellement. Si Podemos obtient un résultat suffisamment bon aux prochaines élections générales, il pourrait acquérir un poids non négligeable dans ces jeux d’influences réciproques. Mais, si tel n’était pas le cas, tout laisse à penser que cette expérience novatrice deviendrait insignifiante.
- Voir à ce propos l’article Antón Fernández de Rota dans ce dossier.
- De fait, il a suivi un master en communication, lors duquel il a eu pour enseignants Žižek et Agamben, comme il le raconte dans son ouvrage Disputar la democracia. Política para tiempos de crisis, publié aux éditions Akal (Madrid, 2014), préfacé par Alexis Tsipras.
- Actuellement selon son site web, le parti compte environ 50.000 membres. C’est un chiffre important pour un mouvement aussi jeune et pour un pays où l’affiliation politique et syndicale est traditionnellement peu élevée.
- P. Iglesias, « Understanding Podemos », New Left Review, mai-juin 2015, n° 93, p. 7 – 22. C’est de cet article que sont tirées les citations qui suivent.
- La décennie gagnée, par opposition à la « décennie perdue » des années 1980, fait référence aux dix premières années du XXIe siècle qui ont vu l’Amérique latine faire des progrès sociaux importants et jouir d’une forte croissance économique (NDT).
- Podemos fait remonter les origines de la « caste » à la Transition, tandis que la majorité de la société espagnole continue de percevoir cette dernière et le consensus qu’elle a instauré comme le socle de la démocratie, jalon historique malgré tous ses défauts.
- En particulier, l’épineux problème du séparatisme catalan.
- Juan Carlos Monedero, cofondateur et numéro trois de Podemos a démissionné le 30 avril 2015 (NDT).
- Dans divers articles publiés dans El País, surtout A. Elorza, mais aussi E. Gil Calvo ou Santos Juliá.
- Cela apparait au grand jour lors du vote de résolutions parlementaires appelant à la libération des détenus politiques vénézueliens, Podemos s’abstient.