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Peur et environnement. Qui vit sans phobie n’est pas si sage qu’il croit

Numéro 3 mars 2014 par Benjamin Denis

février 2014

La peur est-elle tou­jours mau­vaise conseillère ? La peur invite-t-elle néces­sai­re­ment à la traque des boucs émis­saires, à l’exclusion, à la recherche de l’ordre et de la sécu­ri­té, à l’exaltation des vel­léi­tés iden­ti­taires, à la volon­té de res­tau­ra­tion d’un pas­sé mythi­fié ? La peur ne peut-elle pas déclen­cher de saines prises de conscience ? La peur ne peut-elle être l’amorce d’un salu­taire exer­cice de réflexi­vi­té col­lec­tive ? La peur peut s’avérer autre chose qu’un mar­che­pied vers la régres­sion. La peur peut, sous cer­taines condi­tions, être un vec­teur de poli­ti­sa­tion et de réflexi­vi­té démo­cra­tique par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace. Par­mi d’autres ques­tions, les inquié­tudes liées aux chan­ge­ments cli­ma­tiques nous informent des poten­tia­li­tés et dif­fi­cul­tés de la trans­po­si­tion poli­tique d’un « catas­tro­phisme éclairé ».

Dossier

La peur est un objet poli­tique dou­teux. L’antienne est connue : « Dès que la peur hante les rues / Les loups s´en viennent la nuit venue » (Serge Reg­gia­ni). L’angoisse serait donc le creu­set favo­ri des mou­ve­ments poli­tiques qui font de la sécu­ri­té et de la défense de l’ordre éta­bli leur prin­ci­pal fonds de com­merce. Pour­tant, depuis quelques décen­nies, la peur d’une dégra­da­tion de l’environnement, celle rela­tive aux usages de cer­taines tech­no­lo­gies (éner­gie nucléaire, orga­nismes géné­ti­que­ment modi­fiés, nano­tech­no­lo­gies, ondes élec­tro­ma­gné­tiques) ou celle des consé­quences sani­taires de cer­taines pra­tiques ali­men­taires ou médi­cales (encé­pha­lite spon­gi­forme bovine, sang conta­mi­né) ont contri­bué au renou­vè­le­ment du débat public, tan­tôt en poli­ti­sant des ques­tions jusque-là consi­dé­rées comme rele­vant exclu­si­ve­ment des domaines tech­nique et scien­ti­fique, tan­tôt en actua­li­sant les cri­tiques des socié­tés industrielles. 

Dans La socié­té du risque, Ulrich Beck (1986) a par­fai­te­ment sai­si les poten­tia­li­tés poli­tiques de la peur inhé­rente aux socié­tés indus­trielles avan­cées. Certes, la pen­sée éco­lo­giste a don­né lieu à des inter­pré­ta­tions fon­da­men­ta­listes (la Deep Eco­lo­gy, d’Arne Naess) et auto­ri­taires (voir Le prin­cipe Res­pon­sa­bi­li­té, de Hans Jonas), qui pré­co­ni­saient res­pec­ti­ve­ment une socié­té fon­dée sur une sym­biose avec un ordre natu­rel sup­po­sé idéal ou une tyran­nie bien­veillante (Bourg, 1996). Mais si l’on accepte de lais­ser de côté ces deux concep­tions « extrêmes » — et sans doute mino­ri­taires — de l’écologie poli­tique, les mou­ve­ments issus des ques­tion­ne­ments propres à ce que Beck (1986, p. 15) nomme le « Moyen Âge moderne du dan­ger » appa­raissent comme fon­dés sur une crainte qui a deux impli­cites par­fai­te­ment com­pa­tibles avec les deux pré­sup­po­sés de l’idéal démo­cra­tique que sont l’autonomie et la ratio­na­li­té. Pre­miè­re­ment, le mode de pro­duc­tion des énon­cés scien­ti­fiques leur confère des pro­prié­tés extra­or­di­naires dans l’espace des points de vue, à défaut d’un bre­vet d’infaillibilité ou d’objectivité abso­lue, les énon­cés scien­ti­fiques demeu­rant des pro­duc­tions sociales. Deuxiè­me­ment, les socié­tés humaines sont des ensembles his­to­riques dont les moda­li­tés de fonc­tion­ne­ment évo­luent et peuvent être modi­fiées par l’exercice col­lec­tif de la rai­son, laquelle recouvre ici les enjeux nor­ma­tifs. En somme, l’écologie démontre que la peur peut être ration­nel­le­ment construite et qu’elle n’exclut en aucune manière l’idéal démo­cra­tique d’un pro­jet de trans­for­ma­tion sociale construit dans l’interactivité ration­nelle d’un débat démo­cra­tique. Pour para­phra­ser Jean-Pierre Dupuy, le catas­tro­phisme peut être éclai­ré et peut aider à pen­ser les « condi­tions de la per­pé­tua­tion de l’expérience humaine ».

Projections et limites : ceffondrement possible, crise probable

Le pre­mier volet du cin­quième rap­port d’évaluation du Giec a rap­pe­lé sans ambigüi­té que les acti­vi­tés humaines influencent le cli­mat de la Terre (IPCC, 2013). Via les rejets de gaz à effet de serre qu’elles génèrent, elles contri­buent à un réchauf­fe­ment glo­bal d’ores et déjà obser­vé. L’amplitude exacte de cette élé­va­tion des tem­pé­ra­tures moyennes dans les décen­nies à venir n’est pas connue avec cer­ti­tude. Le der­nier rap­port du Giec pré­sente dif­fé­rents scé­na­rios dont les plus pes­si­mistes pré­voient une aug­men­ta­tion de 4,8 °C durant le pro­chain siècle. Tous s’accordent cepen­dant à esti­mer pro­bable (like­ly) un réchauf­fe­ment de plus de 1,5 °C d’ici à 2100. La fron­tière entre le pré­su­mé sup­por­table et l’absolument insup­por­table, ques­tion sans doute plus poli­tique que scien­ti­fique, a été fixée à 2 °C. S’il existe une limite à ce que l’humanité peut gérer en termes de réchauf­fe­ment, il est désor­mais pro­bable que nous nous en appro­che­rons dans le cou­rant de ce siècle.

Que va-t-il en résul­ter ? Le volet du cin­quième rap­port d’évaluation du Giec consa­cré aux consé­quences du réchauf­fe­ment ne sera publié qu’au prin­temps pro­chain. Néan­moins, dans ses rap­ports pré­cé­dents, le Giec évo­quait déjà comme consé­quences pro­bables du réchauf­fe­ment : l’augmentation du nombre de per­sonnes expo­sées à des épi­sodes de stress hydrique du fait des sèche­resses, l’accélération de la dis­pa­ri­tion des espèces, la baisse de pro­duc­ti­vi­té des cultures céréa­lières pour les basses lati­tudes ou encore l’exposition annuelle de mil­lions de per­sonnes aux inon­da­tions dans les zones côtières1. Sur un plan davan­tage éco­no­mique, le rap­port publié par Lord Stern en 2006 fai­sait état de dom­mages pou­vant équi­va­loir à 20 % des richesses pro­duites annuel­le­ment2.

Au-delà des chan­ge­ments cli­ma­tiques, les signaux indi­quant que l’humanité se rap­proche dan­ge­reu­se­ment des « limites pla­né­taires » (pla­ne­ta­ry boun­da­ries) tendent à se mul­ti­plier3. L’effet conju­gué de la crois­sance démo­gra­phique, des modes de pro­duc­tion et des pra­tiques de consom­ma­tion invite à esti­mer que la pla­nète est entrée dans une nou­velle ère his­to­rique, l’« Anthro­po­cène » dont la spé­ci­fi­ci­té est que l’humanité y est à pré­sent deve­nue le prin­ci­pal vec­teur de trans­for­ma­tion de la bio­sphère (Crut­zen et Stoer­mer, 2000). Les niveaux actuels de pré­lè­ve­ment de res­sources, de rejets d’effluents et de pro­duc­tion de déchets sont sans aucun pré­cé­dent dans l’histoire. Selon bon nombre d’auteurs, nous sommes au seuil d’une dégra­da­tion pro­fonde et inédite de la bio­sphère. Les ques­tions de réchauf­fe­ment de la pla­nète, de perte de bio­di­ver­si­té, d’acidification des océans ou de dégra­da­tion des sols ont une por­tée pla­né­taire, sont pour par­tie irré­ver­sibles et exercent en outre des effets cumu­la­tifs. L’horizon est d’autant plus sombre que ces chan­ge­ments s’inscrivent dans un contexte où les États ont lar­ge­ment éro­dé leur pou­voir en contri­buant à une pla­né­ta­ri­sa­tion de l’économie qui les place dans une course à la cap­ta­tion des inves­tis­se­ments le plus sou­vent incom­pa­tible avec la mise en œuvre de mesures sociales ou envi­ron­ne­men­tales ambi­tieuses. Il y a donc bien un fond d’angoisse qui sourd de la lec­ture de ces consta­ta­tions d’origines diverses, mais conver­gentes dans leurs pré­vi­sions. Cette peur peut-elle être autre chose qu’une mamelle du fon­da­men­ta­lisme ou de l’autoritarisme men­tion­nés ci-avant ?

D’aucuns per­çoivent dans la situa­tion actuelle les pré­misses d’un effon­dre­ment civi­li­sa­tion­nel de grande ampleur (Dia­mond, 2006), là où d’autres se contentent de diag­nos­ti­quer une crise struc­tu­relle sus­cep­tible de s’aggraver à défaut de réac­tion adap­tée. Ayons l’honnêteté de recon­naitre que choi­sir une des alter­na­tives relève davan­tage de l’expression d’une croyance que d’une inébran­lable convic­tion. Si l’on accepte qu’une réac­tion demeure pos­sible et que le pire reste évi­table, alors il convient d’examiner quelques condi­tions qui doivent être ren­con­trées pour que la peur soit socia­le­ment construc­tive et qu’elle ne sus­cite pas cynisme et renoncement.

Il est des peurs rationnelles et légitimes

La pre­mière exi­gence à ren­con­trer est de ne pas ban­nir les peurs de l’espace public. Or, il existe actuel­le­ment un impé­ra­tif impli­cite de confiance et d’optimisme. Le doute est hété­ro­doxe, voire idéo­lo­gi­que­ment sus­pect. Le pes­si­misme, consi­dé­ré comme un symp­tôme de fai­blesse morale rédhi­bi­toire, est quant à lui pros­crit. Ce tro­pisme volon­ta­riste biaise consi­dé­ra­ble­ment le débat public. Com­ment, en effet, cer­tains enjeux peuvent-ils être poli­ti­sés si les peurs qu’ils sus­citent n’ont même pas droit de cité ?

L’accumulation des savoirs a été un des prin­ci­paux vec­teurs de pro­grès dans nos socié­tés. La ver­ti­gi­neuse aug­men­ta­tion des richesses pro­duites, l’accroissement spec­ta­cu­laire de l’espérance de vie, les incroyables pro­grès de la méde­cine cura­tive sont quelques-unes des trans­for­ma­tions his­to­riques qui ont maté­riel­le­ment amé­lio­ré le sort d’une par­tie signi­fi­ca­tive de l’humanité et que l’on porte géné­ra­le­ment au cré­dit de la science moderne et de son appen­dice opé­ra­tion­nel qu’est la tech­no­lo­gie. Sur cette base, d’aucuns pré­disent que ce qui est adve­nu advien­dra pour les siècles des siècles et que les pro­grès tech­no­lo­giques sont sans limites. Inter­ro­gé sur les poten­tiels de réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre de l’industrie manu­fac­tu­rière, un homme poli­tique répon­dait récem­ment : « Qui ima­gi­nait il y a trente ans que nous serions en per­ma­nence connec­tés à Inter­net via des smart­phones ? » En d’autres termes, la révo­lu­tion tech­no­lo­gique qui a eu lieu dans les télé­com­mu­ni­ca­tions et l’informatique annonce des révo­lu­tions tech­no­lo­giques d’ampleurs simi­laires dans d’autres champs tech­no­lo­giques, dans d’autres sec­teurs de l’économie. L’évaluation de l’aptitude des tech­no­lo­gies à résoudre les pro­blèmes aux­quels nous fai­sons face est donc deve­nue une ques­tion de croyance et non plus de fait. Une forme de mys­ti­cisme tech­no­lo­gique se sub­sti­tue à une approche prag­ma­tique des tech­no­lo­gies qui sup­pose d’évaluer, pour chaque situa­tion spé­ci­fique, le poten­tiel des tech­no­lo­gies dis­po­nibles ou envi­sa­geables en tenant compte des bar­rières sociales, éco­no­miques et, évi­dem­ment physiques.

En fili­grane, on retrouve une pro­fes­sion de foi. Science, tech­no­lo­gie — et sans doute mar­ché — appor­te­ront les réponses que recherche l’humanité pour affron­ter les chan­ge­ments cli­ma­tiques ou résoudre la perte de bio­di­ver­si­té. Si vous dou­tez de cette asser­tion, non par miso­néisme vis­cé­ral, mais sim­ple­ment par usage du doute sys­té­ma­tique, ce réflexe pav­lo­vien que vous pen­siez inhé­rent à la pen­sée moderne, vous tom­bez dans le camp des pisse-vinaigres du pro­grès, vous appar­te­nez à la sinistre engeance des apos­tats de la moder­ni­té triom­phante. Or, à y regar­der de plus près, il n’y a aucune rai­son suf­fi­sante pour réser­ver l’idée de pro­grès aux thu­ri­fé­raires du trip­tyque science/technologie/marché, ou pour qua­li­fier de conser­va­teurs rétro­grades ceux qui doutent de ce cré­do tech­no­phile, ne serait-ce que ponc­tuel­le­ment. Il faut rompre avec ce sim­plisme et recon­naitre l’existence d’un espace inter­mé­diaire où les objets tech­nos­cien­ti­fiques doivent pou­voir être éprou­vés sur une base par­fai­te­ment com­pa­tible avec les fon­de­ments de l’esprit des Lumières (Fou­cault, 2004). Pour le for­mu­ler dif­fé­rem­ment, il est par­fai­te­ment légi­time de res­sen­tir de la peur face à cer­taines pro­jec­tions rela­tives à l’état de notre envi­ron­ne­ment, et l’expression d’une inquié­tude ne sau­rait être une rai­son suf­fi­sante pour dis­qua­li­fier un objet de débat ou ceux qui le portent.

Pour une hygiène médiatique des débats scientifiques

La seconde exi­gence à ren­con­trer pour que les peurs accouchent de ques­tions poli­tiques appro­priables est à cher­cher dans la manière dont les débats tech­nos­cien­ti­fiques sont pré­sen­tés dans les médias. Lorsqu’un article de presse ou un repor­tage traite de l’état des connais­sances scien­ti­fiques rela­tives aux chan­ge­ments cli­ma­tiques d’origine anthro­pique, la matrice qui pré­side géné­ra­le­ment à l’organisation des élé­ments du dis­cours média­tique est assez binaire. D’un côté, les « pour », ceux qui attestent de l’existence du réchauf­fe­ment de la pla­nète, de l’autre, les « contre », appe­lés « cli­ma­tos­cep­tiques » qui contestent avec fougue les asser­tions des premiers.
Un trai­te­ment de l’information aus­si binaire est peut-être appro­prié pour rendre compte de débats poli­tiques, en tous les cas dans des sys­tèmes bi-par­ti­sans, des conflits inter­na­tio­naux oppo­sant deux bel­li­gé­rants, ou encore pour résu­mer l’actualité spor­tive. Il est en revanche par­ti­cu­liè­re­ment inadap­té aux débats scien­ti­fiques. Notons tout d’abord que le scep­ti­cisme n’est l’apanage d’aucun « camp » — à sup­po­ser qu’il en existe en ces matières, mais une condi­tion néces­saire à toute pro­duc­tion scien­ti­fique digne de ce nom. Poin­tons ensuite qu’un débat tech­nos­cien­ti­fique ne devrait pas cher­cher à pré­sen­ter des dogmes à prendre ou à lais­ser, mais devrait assu­mer sa part de com­plexi­té et d’incertitude. Un tel débat doit lais­ser toute sa place à la pra­tique du doute sys­té­ma­tique en dehors duquel il n’est point de science, ni de démarche ration­nelle ; mais un usage fer­tile de ce doute n’est pos­sible que dans le res­pect des pro­cé­dures de pro­duc­tion des connais­sances scien­ti­fiques. Un tel débat devrait ain­si évi­ter le piège d’instantanéité des réseaux sociaux et des talk show selon lequel les énon­cés les plus rapides et les plus cin­glants sont pré­su­més les plus valides. Un tel débat évi­te­rait aus­si l’obsession de symé­trie sys­té­ma­tique qui, en assor­tis­sant chaque énon­cé de son contre­point, mêle dans un même mael­ström média­tique la meilleure science dis­po­nible — celle qui résulte de ce labo­rieux effort de production/validation col­lec­tive des connais­sances scien­ti­fiques qu’est la revue par les pairs — et les divers points de vue qui cir­culent dans l’espace public. Ce mode de trai­te­ment des ques­tions tech­nos­cien­ti­fiques, qui empeste le jour­na­lis­ti­que­ment cor­rect, nie les pro­cé­dures de mise à l’épreuve des connais­sances propres au champ scien­ti­fique et col­porte ain­si une fal­la­cieuse pré­somp­tion d’équipollence des dis­cours à conte­nu savant. À défaut de telles pré­cau­tions, les débats tech­nos­cien­ti­fiques n’éclairent plus rien du tout, mais ali­mentent au contraire une confu­sion toute post­mo­derne qui empêche l’émergence dans l’espace public de ques­tions pour­tant essentielles.

Précaution et imaginaire radical

Les craintes liées à la dégra­da­tion de l’environnement, aux crises sani­taires ou à cer­taines tech­no­lo­gies ont fait entrer la ges­tion des risques dans le champ poli­tique. Des notions telles que le « prin­cipe de pré­cau­tion » ou le « déve­lop­pe­ment durable » sont désor­mais consa­crées par le droit posi­tif et orientent indé­nia­ble­ment l’action de l’État. En quelques décen­nies, elles ont ins­pi­ré l’adoption d’une mul­ti­tude de normes et la créa­tion d’un grand nombre d’institutions nou­velles. Une telle pous­sée nor­ma­tive et ins­ti­tu­tion­nelle est indu­bi­ta­ble­ment la mani­fes­ta­tion d’une emprise crois­sante de l’autorité publique sur la vie sociale.

La nature poli­tique de cette évo­lu­tion est tou­te­fois des plus ambi­va­lentes. D’un côté, cette irré­sis­tible expan­sion du champ du pou­voir éta­tique vers des sphères jusque-là rela­ti­ve­ment vierges s’accompagne d’une pro­li­fé­ra­tion de dis­po­si­tifs d’évaluation, de contrôle, voire de sanc­tion. D’un autre côté, cet ajus­te­ment de la puis­sance publique et de ses ins­tru­ments s’avère indis­pen­sable pour encore garan­tir à la socié­té cette sécu­ri­té onto­lo­gique en dehors de laquelle le contrat social vacille. Si l’on s’accorde à recon­naitre que la légi­ti­mi­té d’un État repose pour par­tie sur sa capa­ci­té à pré­ser­ver la vie de ses citoyens, l’émergence d’un « éco-pou­voir » devient en quelque sorte la condi­tion néces­saire — mais abso­lu­ment non suf­fi­sante — de l’existence d’une démo­cra­tie à la mesure de la pré­gnance contem­po­raine des tech­nos­ciences et des risques qui y sont liés.

Dès l’instant où la den­si­fi­ca­tion de l’exercice du pou­voir éta­tique dans des domaines de la vie sociale deve­nus les sièges d’enjeux démo­cra­tiques essen­tiels n’est plus une fin en soi, mais un moyen à mobi­li­ser pour « don­ner au futur un ave­nir », l’entrée de la peur en poli­tique peut être envi­sa­gée de manière apai­sée. La crainte peut en effet nour­rir une demande d’intervention éta­tique nou­velle sans que cette requête ne vise autre chose que la réponse à une situa­tion jugée pro­blé­ma­tique et inquié­tante. Le défi poli­tique majeur devient alors celui de « décon­nec­ter la crois­sance des capa­ci­tés et l’intensification des rela­tions de pou­voir » (Fou­cault, 2004, p. 83).

Peut-on attri­buer d’autres ver­tus poli­tiques à la peur que celle d’étendre la sphère d’action éta­tique à des domaines que le bien com­mun impose désor­mais de poli­cer ? Sans pré­tendre réa­li­ser un inven­taire exhaus­tif, un rapide tour d’horizon des pra­tiques poli­tiques et sociales contem­po­raines per­met de le pen­ser. Les modes de déli­bé­ra­tion plu­ra­listes asso­ciant savoirs experts et pro­fanes sont autant de pra­tiques qui peuvent contri­buer à une réelle poli­ti­sa­tion d’enjeux par­fois négli­gés par les ins­tances de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive (Damay, Denis, Duez, 2011). Ils peuvent aus­si contri­buer à l’émergence de solu­tions inno­vantes. Or, ils appa­raissent sou­vent autour de contro­verses tech­nos­cien­ti­fiques ou de conflits d’implantation où la peur joue un rôle pré­pon­dé­rant dans les dyna­miques de mobi­li­sa­tion. Plus fon­da­men­ta­le­ment, les peurs asso­ciées à la dégra­da­tion de l’environnement ont été un des fer­ments pour l’invention de nou­velles manières d’habiter, de se mou­voir, de tra­vailler, d’éduquer, bref de vivre. La peur peut aus­si être le socle de nou­velles uto­pies, le creu­set pour tis­ser de nou­veaux liens et estom­per ain­si cer­taines alié­na­tions des socié­tés contem­po­raines. Le Levia­than de Hobbes n’est pas la seule moda­li­té pos­sible de la ges­tion poli­tique des peurs.

Les craintes liées à l’état dra­ma­tique de l’environnement n’induisent en aucune manière un renon­ce­ment auto­ma­tique à l’autonomie au pro­fit du confort toxique de l’hétéronomie. Elles invitent à une salu­taire réflexi­vi­té col­lec­tive. La réflexi­vi­té, fon­dée sur un exa­men lucide des pro­blèmes aux­quels nous devons faire face, et éclai­rée par les savoirs et expé­riences dis­po­nibles, est le préa­lable pour libé­rer l’« ima­gi­naire radi­cal » que recèle toute socié­té (Cas­to­ria­dis, 1975). Enfin, si la crainte peut par­fois être névro­tique, le déni de la réa­li­té, lui, l’est tou­jours. Et, une telle forme de névrose col­lec­tive ne peut abou­tir qu’à des réponses inadap­tées ou à une iner­tie suicidaire.

  1. IPCC, Fourth Assess­ment Report, Cli­mate Change 2007 : Syn­the­sis Report, 2007.
  2. Stern Review : The Eco­no­mics of Cli­mate Change, 2006.
  3. Voir les tra­vaux du Stock­holm Resi­lience Centre.

Benjamin Denis


Auteur

Benjamin Denis est spécialiste de la politique internationale du climat.