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Perdre sa culture, de David Berliner

Numéro 6 - 2019 par Azzedine Hajji

septembre 2019

Ce titre résonne à contre­cou­rant des sur­en­chères iden­ti­taires et du féti­chisme cultu­rel qu’elles pro­clament. Dans cet ouvrage de l’anthropologue David Ber­li­ner il n’est cepen­dant nul­le­ment ques­tion d’une injonc­tion de plus à obser­ver reli­gieu­se­ment, mais d’une invi­ta­tion à la luci­di­té sur les pro­ces­sus de trans­mis­sion et de trans­for­ma­tion culturelles.

Un livre

Ce titre résonne à contre­cou­rant des sur­en­chères iden­ti­taires et du féti­chisme cultu­rel qu’elles pro­clament. Dans cet ouvrage de l’anthropologue David Ber­li­ner1, il n’est cepen­dant nul­le­ment ques­tion d’une injonc­tion de plus à obser­ver reli­gieu­se­ment, mais d’une invi­ta­tion à la luci­di­té sur les pro­ces­sus de trans­mis­sion et de trans­for­ma­tion cultu­relles. Par­tant de l’observation eth­no­gra­phique de deux « ter­rains » situés l’un en Gui­née-Cona­kry et l’autre au Laos, l’auteur nous incite ain­si à décons­truire les concep­tions figées et essen­tia­listes de notre culture et de celles des autres.

Exonostalgie, quand tu nous tiens…

L’exonostalgie — cette nos­tal­gie féti­chiste d’un temps que l’on n’a pas connu soi-même — est un exemple typique de pos­ture enfer­mant les autres dans leurs objets et leur his­toire. L’auteur en inter­roge les res­sorts à tra­vers notam­ment son étude des dyna­miques patri­mo­niales qui prennent place à Luang Pra­bang au Laos. Il pointe en par­ti­cu­lier le rôle des expert·e·s culturel·le·s étranger·ère·s (notam­ment issu·e·s de l’Unesco) qui militent en faveur de la pro­tec­tion du patri­moine lao­tien, non seule­ment à l’encontre des tou­ristes étran­gers, mais éga­le­ment des popu­la­tions locales concernées.

Les Laotien·ne·s se voient en effet taxé·e·s d’incompétence cultu­relle et esthé­tique légi­ti­mant de la sorte la dépos­ses­sion d’une par­tie de la ges­tion de leur patri­moine. Mais ce qui est inter­pré­té comme de l’incompétence ne s’explique-t-il pas avant tout par des diver­gences en matière de poli­tique patri­mo­niale ? Il sem­ble­rait en effet que tou·te·s les Laotien·ne·s n’acceptent pas néces­sai­re­ment de se lais­ser enfer­mer dans les formes tra­di­tion­nelles figées que ces expert·e·s déses­pèrent de les voir vénérer.

David Ber­li­ner met en évi­dence plu­sieurs rai­sons à ce manque d’enthousiasme, à com­men­cer par leur désir d’accéder à une cer­taine forme de moder­ni­té, aus­si cri­ti­quable qu’on puisse la trou­ver, à un confort maté­riel plus éle­vé et à des reve­nus plus impor­tants. La ques­tion archi­tec­tu­rale est un enjeu qui l’illustre parfaitement/ alors que les expert·e·s étranger·ère·s pré­co­nisent de bâtir et réno­ver les construc­tions à l’aide de maté­riaux « authen­tiques », les locaux pré­fèrent uti­li­ser des maté­riaux modernes, plus solides et moins cou­teux. Com­ment s’étonner dès lors que les pra­tiques de l’Unesco soient qua­li­fiées par certain·e·s de néocolonialistes ?

On peut dans tous les cas s’interroger sur cette pro­pen­sion à s’arroger le mono­pole de la défi­ni­tion des pra­tiques cultu­relles légi­times. À cet égard, le concept de « patri­moine mon­dial de l’humanité » mérite réflexion. Bien sou­vent, en effet, les entre­prises (néo)coloniales ont ins­tru­men­ta­li­sé des prin­cipes uni­ver­sels pour légi­ti­mer le pou­voir exer­cé sur autrui. Si elles agissent de cette manière, c’est en quelque sorte pour le bien de l’humanité et donc aus­si pour le bien des popu­la­tions locales — quand bien même sont-elles inca­pables de le com­prendre — consi­dé­rées comme igno­rantes et ne pou­vant empê­cher la perte irré­ver­sible de leur patrimoine.

En der­nier res­sort, il semble bien que la culture « indi­gène » passe au-des­sus de l’intérêt des popu­la­tions elles-mêmes. Tout se passe fina­le­ment comme si l’universalité humaine, dans un retour­ne­ment para­doxal, n’était acces­sible qu’à une mino­ri­té, tou­jours celle venue du Ponant. Il ne s’agit pour­tant ici en aucune manière de dénier le droit à qui­conque de s’intéresser et de par­ti­ci­per à des débats cultu­rels qui ne relèvent pas stric­to sen­su de ses « racines» ; en matière cultu­relle, comme ailleurs, la notion de pro­prié­té reste hau­te­ment ques­tion­nable. Mais de là à exclure les premier·ère·s concerné·e·s…

Néan­moins, l’intérêt de l’analyse pro­duite par David Ber­li­ner est aus­si de mon­trer la com­plexi­té et les ambigüi­tés des rap­ports qu’entretiennent ces groupes entre eux. Si les règles éta­blies par l’Unesco pour assu­rer la pro­tec­tion de leur patri­moine limitent la liber­té des Laotien·ne·s, elles sont aus­si les garantes d’une label­li­sa­tion inter­na­tio­nale qui agit comme une pompe à aspi­rer les tou­ristes étran­gers, char­riant leur lot de béné­fices éco­no­miques aux­quels il·elle·s ne sou­haitent pas renoncer.

Dans un tout autre contexte on ne peut d’ailleurs s’empêcher de faire un paral­lèle his­to­rique avec ces Africain·e·s qui, cher­chant à satis­faire la curio­si­té de col­lec­tion­neurs et mis­sion­naires occi­den­taux en mal d’(exo)nostalgie, créaient de toutes pièces des objets « authen­tiques », conscient·e·s que ces arté­facts cari­ca­tu­raux répon­daient par­fai­te­ment à l’image sté­réo­ty­pée qui était faite d’eux.

On peut tou­jours s’en offus­quer et trou­ver tout cela bien déplo­rable, mais l’analyse de David Ber­li­ner nous four­nit des élé­ments pour pen­ser autre­ment cette confi­gu­ra­tion. Ces atti­tudes peuvent en effet être inter­pré­tées comme autant de stra­té­gies de résis­tance pour atté­nuer des rap­ports mar­qués par une très forte inéga­li­té. En dupant ain­si les étranger·ère·s, il s’agirait tout à la fois de leur sou­ti­rer quelques res­sources éco­no­miques, mais aus­si de rela­ti­vi­ser, au moins sur le plan sym­bo­lique, la domi­na­tion subie en ridi­cu­li­sant leur pré­ten­tion à com­prendre et à mai­tri­ser la culture d’autrui.

L’autocritique de l’anthropologue

En tant qu’anthropologue, David Ber­li­ner s’est aus­si atta­ché à ana­ly­ser la pos­ture exo­nos­tal­gique qui a long­temps habi­té les pra­tiques de son champ dis­ci­pli­naire. L’étude des socié­tés dites « pri­mi­tives » a été par­ti­cu­liè­re­ment mar­quée par le « para­digme des der­niers » et la néces­si­té consé­cu­tive d’étudier des popu­la­tions dont on pen­sait naï­ve­ment qu’elles étaient en voie de dis­pa­ri­tion. Consi­dé­rées comme trop fra­giles pour pou­voir sup­por­ter le moindre contact cultu­rel exté­rieur sous peine de se dis­soudre, il s’agissait de les en pré­ser­ver à tout prix. La dis­so­lu­tion tant redou­tée ne s’est pas pro­duite cepen­dant, ces socié­tés s’étant adap­tées et trans­for­mées en démon­trant la grande capa­ci­té des groupes humains à renou­ve­ler et à enri­chir leurs pra­tiques cultu­relles. On peut le regret­ter, mais un tel pro­ces­sus est somme toute banal dans l’histoire de l’humanité.

La nos­tal­gie féti­chiste pour les temps anciens a en effet ceci de trom­peur qu’elle manque de pro­fon­deur tem­po­relle dans son ana­lyse, un peu comme si les tra­di­tions à pro­té­ger abso­lu­ment avaient tou­jours exis­té. Elles sont pour­tant elles-mêmes le pro­duit de trans­for­ma­tions cultu­relles conti­nuelles et ont rem­pla­cé ou fait dis­pa­raitre des pra­tiques anté­rieures, peut-être pour tou­jours, sans que jamais nous ne puis­sions avoir connais­sance de leur existence.

Mais, au fond, tout cela est-il bien grave ? La pen­sée nos­tal­gique a cela de para­doxal qu’elle se fige certes dans un hori­zon du pas­sé, mais à l’étendue rela­ti­ve­ment limi­tée en fait/ il s’agit de regar­der en arrière, mais pas trop loin non plus pour ne pas avoir à consta­ter que les chan­ge­ments, les échanges avec les autres, les emprunts, bref les hybri­da­tions de toutes sortes, que tant exècrent, font par­tie inté­grante de l’histoire de l’humanité. À l’encontre du mythe de la trans­pa­rence des ori­gines, David Ber­li­ner nous invite à décons­truire les concep­tions idéa­li­sées de la trans­mis­sion cultu­relle qui, loin d’être un pro­ces­sus linéaire et stable, est faite de va-et-vient, d’accrocs, d’accélérations et de bifur­ca­tions multiples.

L’illustration qu’il nous en four­nit à tra­vers son étude eth­no­gra­phique en pays Bulon­gic est éclai­rante à ce sujet/ les ainés y refusent de trans­mettre la mémoire des récits tra­di­tion­nels aux plus jeunes car, se sen­tant fra­gi­li­sés dans l’évolution des rap­ports de force, cette stra­té­gie de résis­tance leur per­met de main­te­nir un cer­tain pres­tige sym­bo­lique en tant que réci­pien­daires exclu­sifs des secrets ances­traux ; « Nous sommes les der­niers Bulon­gic », s’exclament-ils ain­si. Cela n’est évi­dem­ment pas sans consé­quence sur les condi­tions dans les­quelles les plus jeunes s’approprient l’héritage cultu­rel. On peut une fois de plus le déplo­rer, mais elles donnent lieu à des recon­fi­gu­ra­tions pour le moins inté­res­santes. Car, si les vieux hommes refusent de trans­mettre leurs savoirs, il appa­rait que les femmes conti­nuent pour leur part à pra­ti­quer des rites ances­traux en public, ce qui leur confère une place désor­mais plus impor­tante que par le pas­sé dans les pro­ces­sus de trans­mis­sion cultu­relle d’une géné­ra­tion à l’autre.

Contre l’inexorabilité du temps qui passe, figer les autres et soi-même

L’analyse de David Ber­li­ner ne se contente pas d’éclairer le rap­port que diverses popu­la­tions dans le monde, mais aus­si qu’une mul­ti­tude d’expert·e·s internationaux·ales, entre­tiennent avec les patri­moines cultu­rels locaux ; elle donne aus­si à voir le rap­port tout aus­si nos­tal­gique que nous entre­te­nons bien sou­vent avec notre propre his­toire. Car, à la vision nos­tal­gique des anthro­po­logues de jadis et des expert·e·s de tout poil, se joint aus­si celle des thu­ri­fé­raires de notre propre patri­moine cultu­rel « en danger ».

En repre­nant la judi­cieuse for­mule de Ber­li­ner, il s’agit dans les deux cas de consom­mer de l’altérité pour ren­for­cer sa propre iden­ti­té. De manière « posi­tive », d’une part, en réi­fiant la mémoire et l’histoire de l’Autre dans ses objets, néga­ti­ve­ment, d’autre part, en le dési­gnant obses­sion­nel­le­ment comme cou­pable de la sup­po­sée dilu­tion de notre culture. Dans un cas, l’Autre se voit dénier toute capa­ci­té à par­ti­ci­per à la défi­ni­tion de ce qui consti­tue­rait l’en-commun (terme cher à Achille Mbem­bé, que nous pré­fé­rons à celui d’universel), dans l’autre, il est consi­dé­ré comme illé­gi­time pour ser­vir un tel des­sein. Et c’est au fond ce qui dis­tingue le mieux ces deux postures.

Une hypo­thèse avan­cée par David Ber­li­ner pour mieux en com­prendre les fon­de­ments est que la nos­tal­gie patri­mo­niale et la peur qu’elle induit de perdre quelque chose d’unique sont liées au prin­cipe d’une volon­té d’exorciser l’irréversibilité du temps qui passe. Cette thèse, qui reste à l’état d’intuition dans l’ouvrage, méri­te­rait d’être déve­lop­pée plus avant car elle pour­rait consti­tuer une voie d’exploration riche en ensei­gne­ments pour ana­ly­ser la résur­gence des natio­na­lismes, mais aus­si pour mieux com­prendre les pater­na­lismes qui pré­tendent par­fois les combattre.

  1. Ber­li­ner D., Perdre sa culture, édi­tions Zones sen­sibles, Bruxelles, 2018.

Azzedine Hajji


Auteur

Azzedine Hajji est codirecteur de {La Revue nouvelle}, assistant-doctorant en sciences psychologiques et de l’éducation à l’université libre de Bruxelles. Il a été auparavant professeur de mathématiques dans l’enseignement secondaire, et psychopédagogue en Haute École dans le cadre de la formation initiale d’enseignant·e·s du secondaire. Ses sujets de recherche portent principalement sur les questions d’éducation et de formation, en particulier les inégalités socio-scolaires dans leurs dimensions pédagogiques, didactiques et structurelles. Les questions de racialité et de colonialité constituent également un objet de réflexion et d’action qui le préoccupent depuis plus de quinze ans.