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Passage du Nord-Ouest

Numéro 10 Octobre 2007 par Bernard De Backer

octobre 2007

Mais telle est la nature de ce len­­de­­main-là que la simple marche du temps ne par­vient jamais à faire poindre. La lumière qui aveugle nos yeux n’est que ténèbres pour nous. Seul ce jour-là point, celui dont nous avons conscience. Hen­ry David Tho­reau, Wal­den ou la vie dans les bois Tout le monde a pris place, la […]

Mais telle est la nature de ce len­de­main-là que la simple marche

du temps ne par­vient jamais à faire poindre. La lumière qui

aveugle nos yeux n’est que ténèbres pour nous. Seul ce jour-là

point, celui dont nous avons conscience.

Hen­ry David Tho­reau, Wal­den ou la vie dans les bois

Tout le monde a pris place, la lumière s’est éva­nouie et les mur­mures se sont étouf­fés. Le regard découvre un ciel par­se­mé de nuages reflé­té dans le miroir trem­blant d’un ruis­seau, une orante aux bras ten­dus vers le soleil. Puis il se laisse gui­der le long de cartes anciennes. Une écri­ture en belle ronde sur­vole le pla­ni­sphère, des eaux-fortes qui semblent pro­je­tées par une lan­terne magique se suc­cèdent dans le champ de vision : Indiens cour­tauds, plantes ombel­li­formes, petits papillons posés comme des mouches sur le pay­sage de papier, rivages den­te­lés, roses des vents aux innom­brables aiguilles. Au large, quelques cara­velles se cabrent sur l’o­céan bleu sombre. Cris d’oi­seaux et bour­don­ne­ments d’in­sectes se mêlent au flot musical.

Les cartes se rap­prochent et les rivières sou­dain s’a­niment et s’é­lar­gissent, pénètrent plus loin dans les terres et remontent comme des sau­mons vers leur source, se divisent en mul­tiples bras qui glissent tels filets de mer­cure sur le papier bistre. Comme dans les rêves, le réel et sa repré­sen­ta­tion se pro­longent et se fondent. La sen­sua­li­té colo­rée des images suc­cède au gra­phisme mono­chrome des estampes. Le géné­rique est beau comme un film de Ter­rence Malick. Nous entrons dans son Nou­veau Monde, mélange intime de beau­té ful­gu­rante et de vio­lence muette, où chaque brin d’herbe est une énigme, chaque parole pro­non­cée hors champ un doigt posé sur les lèvres. Il n’y a plus qu’à ouvrir nos yeux d’en­fant, les seuls qui vaillent pour sen­tir la pré­sence fugace et dou­lou­reuse du Para­dis, à la fois per­du et tou­jours là.

Rivières

La camé­ra plonge sous l’eau qui cla­pote au soleil, tra­ver­sée de gros pois­sons qui vont à leurs affaires. Deux corps nus ondoient dans les flots, se tiennent un ins­tant par la main. Puis, à tra­vers le flux défor­mant des vagues, on per­çoit la sil­houette d’autres Indiens qui regardent au loin, se lèvent et pointent l’ho­ri­zon du doigt. Bien­tôt, ils courent sur la berge comme des cerfs effa­rou­chés, leurs pro­fils de dan­seur se découpent sur le fleuve que remontent trois cara­velles aux voiles gon­flées. Nous sommes à bord d’un des navires que découvrent les Indiens. On croit sen­tir l’o­deur du bois et de l’é­toupe, la froi­deur des grilles qui enferment un marin sédi­tieux enchai­né dans la cale. Chris­to­pher New­port et sa flotte entrent dans la baie de Che­sa­peake où coule le fleuve bap­ti­sé James. Nous sommes le 16 avril 1607.

Cipan­go 1 (le Japon) et Cathay 2 (la Chine) ne doivent pas être loin, il suf­fit de trou­ver le pas­sage. « Une fois que nous serons bien ins­tal­lés, nous remon­te­rons la rivière pour cher­cher une route vers l’autre mer », dit New­port à ses hommes qui débarquent des ton­neaux de vivres où grouillent les cha­ran­çons. La contrée est luxu­riante, bruis­sante de cris d’a­ni­maux, de vrom­bis­se­ments d’in­sectes, de pois­sons qui bon­dissent dans le fleuve, d’oi­seaux qui tracent des figures dans le ciel comme nuées de sau­te­relles. C’est l’A­mé­rique des ori­gines roman­tiques, le wil­der­ness vu par Hen­ry David Tho­reau et les « poètes dis­pa­rus » de la Nou­velle Angle­terre (Emer­son, Whit­man…). La vision des conqué­rants conquis. À la courbe du végé­tal et la cho­ré­gra­phie souple des Indiens Powa­than, leurs mai­sons rondes dans l’herbe sous les arbres, s’op­posent le tran­chant des haches et des casques de fer, la ligne droite des lances et de la croix, la rai­deur des colons cou­verts de pus­tules, la nudi­té boueuse de leur camp for­ti­fié. La quête du Para­dis se mue en que­relle meur­trière. Tout autour, le vent de prin­temps, comme l’es­prit évo­qué d’en­trée de jeu par l’o­rante, souffle dans les herbes bien plus hautes que les hommes. « Quelle est cette voix qui parle en moi ? »

Smith, le marin pri­son­nier dont la pen­dai­son au bord du fleuve a été arrê­tée par New­port, est char­gé de recon­naitre l’in­té­rieur des terres pour se rache­ter. La rivière des­si­née sur la carte est là, devant nous. D’a­bord large ruban bor­dé d’herbe tendre que fend une cha­loupe gréée d’une voile, puis che­nal d’eau étroit, enfin maré­cage que des hommes cui­ras­sés par­courent à pied, pis­to­let à chien de silex bran­di devant eux. Leurs armures, frap­pées par les flèches et les masses des Indiens, résonnent comme des barils vides.

Au bout de la voie d’eau, la « mai­son longue » des Powa­than est plon­gée dans l’obs­cu­ri­té. Le sachem et son sor­cier aux plumes d’aigles, petit ser­pent vivant en guise de boucle d’o­reille, inter­rogent le sur­vi­vant qui vient d’être cap­tu­ré dans les marais. Un rai de lumière blanche inonde leur visage. Ce n’est pas Cipan­go, mais la mort qui attend le capi­taine Smith au coeur de ces ténèbres, si une jeune femme au nez droit ne s’é­tait jetée sur son corps. La même prin­cesse indienne, Poca­hon­tas 3 jamais nom­mée, qui, à la fin du film, ren­dra visite au roi James dans une scène en miroir inver­sé : plan­ta­tions tra­cées au cor­deau, arbres taillés, che­mins pavés, mai­son longue de pierre aux ogives fer­mées de vitraux, ani­maux en cage et aigle entra­vé. Le nou­veau et l’an­cien monde échangent leurs regards.

Lumières

Les mono­logues inté­rieurs, pro­non­cés par une voix off, tentent de dire la force énig­ma­tique et bou­le­ver­sante de l’a­mour nais­sant, frayant une voie vers le réel bien mieux que les rivières ne mènent au Pays de la racine du jour (Cipan­go). « L’a­mour. Devons-nous le reje­ter lors­qu’il se pré­sente à nous ? Devons nous refu­ser ce qui nous est offert ? Il n’y a que cela, tout le reste est irréel. » « C’est réel, ce que je croyais être un rêve. » « Il y a quelque chose que je sais quand je suis près de toi et que j’ou­blie dès que je m’é­loigne de toi. » Smith et Poca­hon­tas ouvrent les yeux. « Libre. » « Lumière de ma vie. » Quel est donc cet insu que sait l’a­mour nais­sant, ce savoir étrange et bru­lant, frap­pé d’a­mné­sie dès qu’il nous quitte ?

Au bord de la rivière, dans les champs de maïs et de tabac, à l’ombre des arbres dont les fron­dai­sons sont iri­sées de soleil, ils ont détruit le pas­sage du temps. Dans un amour pudique et silen­cieux, leur jeu est mani­fes­ta­tion de la pré­sence, émer­veille­ment dans le flux de la nature, du soleil et du vent. Est-il encore néces­saire de remon­ter les rivières pour atteindre l’O­céan ? La source et le pas­sage sont ici. La lumière de la vie était au coeur des ténèbres. « Il n’y a pas de mer au-delà de ces mon­tagnes. C’est une terre sans fin », affirme le chef indien. « Remon­ter cette rivière, l’ai­mer dans la nature », pense Smith.

L’a­mour est inter­ro­ga­tion sur l’é­nigme de la ren­contre et la réci­pro­ci­té du miracle. « Qui est-tu, mon amour ? » Inquié­tude, per­plexi­té, doute à dépas­ser sans cesse. « Ne te fies pas à moi, tu ignores qui je suis. » « Lui dire. Lui dire. Lui dire quoi ? C’é­tait un rêve. À pré­sent je suis réveillé. » « Qu’est-ce qui est vrai ? Faux ? Qui est cet homme ? Non. Tout est par­fait. Laisse-moi me perdre. Tu as cou­lé en moi tel une rivière. Viens. Suis-moi. »

Cendres

Chris­to­pher New­port est de retour du Vieux Monde, après le pre­mier hiver­nage des colons lais­sés sur place, rava­gés par la haine, le scor­but et la famine. Son châ­teau flot­tant remonte le fleuve dans un cra­que­ment de coque et de mats. Il s’a­dresse à Smith. « J’ai du nou­veau pour vous. Le roi veut que vous retour­niez en Angle­terre, pour pré­pa­rer une expé­di­tion. Il veut que vous des­si­niez des cartes repré­sen­tant les côtes au Nord, afin de pou­voir trou­ver un pas­sage vers les Indes. Ne devriez-vous pas décou­vrir des pas­sages que vous aviez jus­qu’a­lors refu­sé d’ex­plo­rer, bien au-delà de ces terres ? » Smith aban­don­ne­ra son amour pour ten­ter l’a­ven­ture, se heur­te­ra à des falaises infran­chis­sables et des man­geurs de pois­son cru qui l’i­ma­ginent tom­bé du ciel. Comme tant d’autres après lui, il se bri­se­ra les dents sur le pas­sage du Nord-Ouest, l’ob­ses­sion de tous les explo­ra­teurs de l’A­mé­rique du Nord : Cabot, Fro­bi­sher, Davis, Hud­son, Ross, Frank­lin… Décou­vrir une nou­velle route vers les iles aux épices (nous n’a­vons plus idée de l’im­por­tance des clous de girofle dans la décou­verte du monde), qui échappe aux redou­tables Espa­gnols et Portugais.

Poca­hon­tas, deve­nue Rebec­ca aux pieds entra­vés par des sou­liers, n’a plus qu’à se cou­vrir le visage de cendres. « Tu es par­ti en empor­tant ma vie. Tu as tué le Dieu en moi. » Elle épou­se­ra Rolfe, un pro­tes­tant ascé­tique mais aimant. Grâce à lui, elle aura une audience auprès du roi James, une scène pro­di­gieuse qui est un des points d’orgue du film.

Les deux anciens amants se retrouvent peu après dans un parc aux ave­nues rec­ti­lignes, à la demande de la prin­cesse indienne. Smith est arri­vé bride abat­tue, Poca­hon­tas est trem­blante. « As-tu enfin décou­vert tes Indes, John ? Tu dois le faire. » « J’ai peut-être navi­gué au-delà », répond Smith avec le sou­rire navré d’un gamin pris en faute. « J’ai cru que c’é­tait un rêve, ce que l’on a vécu dans la forêt. Voi­là la seule véri­té. J’ai l’im­pres­sion de te par­ler pour la pre­mière fois. » Poca­hon­tas lui fait une révé­rence, tourne le dos et s’en va.

Un enfant né des deux mondes joue dans le parc anglais tapis­sé de feuilles fauves. Sa mère va mou­rir et repo­ser sur les terres du roi James et son père, plan­teur de tabac en Vir­gi­nie, va lui faire retra­ver­ser l’Atlantique.

La der­nière image nous montre des arbres voi­lant le soleil, fil­més en contre­plon­gée, figure de l’in­di­cible (la mort, l’ex­tase…) dans tous les films de Ter­rence Malick. Puis la camé­ra rejoint les cartes et pour­suit le voyage à l’in­té­rieur des terres, remonte les rivières, tra­verse des lacs et des plaines, fran­chit les Rocheuses. Dans le coin supé­rieur gauche, le grand Océan appa­rait. La tra­ver­sée du film est achevée.

Amund­sen ne fran­chi­ra labo­rieu­se­ment le pas­sage du Nord-Ouest4 qu’en 1906. La ban­quise mor­ce­lée encom­brait le dédale de che­naux, encore plus redou­tables que ceux du détroit de Magel­lan. En cette fin d’é­té 2007, selon le minis­tère cana­dien de l’En­vi­ron­ne­ment, il est pos­sible de tra­ver­ser le Nor­th­west Pas­sage sans voir un ice­berg. La glace s’é­va­nouit, les convoi­tises s’ai­guisent et les Inuits s’en­foncent dans le permafrost.

  1. Le pays de la racine du jour », en chinois.
  2. Appel­la­tion don­née par Mar­co Polo à l’A­sie du Nord-Est. De Khi­tan, nom chi­nois d’une peu­plade qui vivait en Chine du Nord à l’é­poque des Polo. En russe, Chine se dit tou­jours « Kitaï ».>
  3. Jeune Amé­rin­dienne « ayant réel­le­ment exis­té ». Fille du chef Powa­than qui a sau­vé le capi­taine Smith de la mort. Sa vie roman­cée a fait l’ob­jet de nom­breuses ver­sions. Après avoir épou­sé John Rolfe, elle est morte en 1617 sous le nom de Rebec­ca Rolfe. Leur fils, Tho­mas Rolfe, serait l’an­cêtre d’E­dith Wil­son, la femme du pré­sident Woo­drow Wilson.
  4. Il avait été pré­cé­dé par une héroïne de Jules Verne, Pau­li­na Bar­nett, qui, par­tie de l’embouchure de la rivière Cop­per­mine, tra­ver­se­ra le détroit de Beh­ring en 1860 sur un ice­berg (dans Le pays des four­rures). Un roman envi­ron­ne­men­ta­liste et fémi­niste de Verne, assez inté­res­sant que pour être mentionné.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur