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Où en est l’éducation permanente ?
Quelle signification a aujourd’hui l’éducation permanente ? Ceux qui s’attendent à trouver dans ce dossier une définition simple et succincte, extraite du dictionnaire ou d’un décret, déchanteront. Trop de pratiques, d’acteurs et d’enjeux seraient laissés dans l’ombre par une approche univoque. Il serait d’ailleurs paradoxal que l’éducation permanente, conçue comme instrument devant permettre, et fortifier, les débats, résistances […]
Quelle signification a aujourd’hui l’éducation permanente ? Ceux qui s’attendent à trouver dans ce dossier une définition simple et succincte, extraite du dictionnaire ou d’un décret, déchanteront. Trop de pratiques, d’acteurs et d’enjeux seraient laissés dans l’ombre par une approche univoque. Il serait d’ailleurs paradoxal que l’éducation permanente, conçue comme instrument devant permettre, et fortifier, les débats, résistances et propositions dans le domaine culturel, soit elle-même épargnée de toutes contestations, critiques et interpellations. Trente ans après le décret fondateur de 1976 et au moment où une réforme se met en place, nous avons plutôt voulu questionner les intentions d’un dispositif dont les ambitions sont démocratiques mais qui est aussi ancré dans des jeux de pouvoir. Tiraillé donc entre des intérêts opposés et traversé par des conceptions contradictoires.
Albert Bastenier et Georges Liénard relèvent d’ailleurs d’emblée que la définition même de l’éducation permanente est objet de pouvoir et de luttes, même s’il y a consensus sur le double objectif d’intégration et d’émancipation. Cela dit, il doit être possible d’aborder sereinement un champ dont les contours mouvants sont une caractéristique fondamentale. Nous avons donc tenté de percevoir comment ce secteur cherche à associer les logiques de l’intégration et de l’émancipation. C’est cette double exigence qui constitue le squelette de ce dossier et qui justifie l’intervention d’auteurs engagés à divers niveaux et dans différentes organisations de ce secteur. C’est pourquoi les oppositions et les regards croisés entre articles n’ont pas été ignorés ni supprimés. Ils servent plutôt à souligner les principales balises dans ce champ mobile. En quelque sorte, ce dossier met en perspective topographique et historique l’éducation permanente et ses acteurs, cherchant à nourrir la réflexion sur l’avenir à partir de l’expérience du passé et des controverses actuelles.
Il a fallu près de trente ans pour que le décret de 1976, « fixant les conditions de reconnaissance et d’octroi de subventions aux organisations d’éducation permanente des adultes en général et aux organisations de promotion socioculturelle des travailleurs », passe la main, en 2003, au décret de « soutien à la vie associative dans le champ de l’éducation permanente ». Rarement une politique publique a connu une telle stabilité dans les dispositifs législatifs qui la fondent. Cela signifie-t-il que l’ancien décret fut tellement précurseur qu’il a pu tenir la route si longtemps ? Cela a‑t-il été l’expression de sa forte légitimité auprès des acteurs concernés ? La réponse doit être nuancée. En effet, le décret de 1976 exprime autant la fin que le début d’une époque. Alors que la situation économique et sociale commençait à craquer de toutes parts, l’idéal de parachever l’État providence était encore à l’ordre du jour, comme si on voulait par là conjurer un avenir menaçant. C’est à ce moment-là que le Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels entra en vigueur et que, en Belgique, la loi organique des centres publics d’aide sociale établit que « toute personne a droit à l‘aide sociale… [qui] a pour but de permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine ».
Le décret de 1976 participait à cet élan de promotion des droits culturels et ses initiateurs croyaient sincèrement à la solidité des paradigmes économiques et sociaux construits à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et développés durant les Trente glorieuses. Le premier choc pétrolier n’était perçu que comme une question conjoncturelle et, au pire, on s’attendait à de simples ajustements de nature technique. Tout cela dans un contexte de foi dans une conception du progrès qui s’était fortement implantée avec le temps et une vision de l’action publique nourrie par le keynésianisme et la social-démocratie. On sait aujourd’hui qu’il a fallu progressivement déchanter. Les ajustements ont laissé la place à des transformations profondes non seulement dans les politiques, mais aussi dans les significations que l’on donnait aux faits. Le maintien du décret de 1976 pendant trente ans n’est pourtant pas le signe que l’éducation permanente ait été à l’abri du changement. Au contraire, il a été appliqué dans un tout autre contexte que celui qui était à la base de sa conception. Sur le plan financier, les moyens n’ont jamais été à la hauteur des ambitions initiales et une logique de rationnement progressivement de plus en plus nette s’est imposée dès le départ.
Comme le rappellent plusieurs auteurs, le rationnement a eu des effets sur les acteurs eux-mêmes : réticence à entamer des démarches d’évaluation dans un contexte de fragilisation ; sentiment ou crainte d’abandon de bon nombre de jeunes associations désespérant de recevoir une reconnaissance officielle ; malaise lancinant au sein du Conseil supérieur de l’éducation permanente face à la difficulté de définir le périmètre légitime du secteur, de renouveler la définition des « milieux populaires » dans un contexte de précarisation et de chômage massif et, finalement, de se positionner face au pouvoir politique soit comme force de proposition, soit comme force de contestation.
Face à la situation, bon nombre d’associations ont développé une stratégie de diversification des ressources pour poursuivre leur développement et/ou maintenir leurs capacités tant financières qu’humaines. D’autres partenaires que la Communauté française ont été approchés — singulièrement le Forem en Wallonie et Bruxelles Formation — en conséquence de quoi les cahiers de charges des associations sont devenus de plus en plus complexes et hybrides. C’est dans ces termes que Pierre Georis analyse les relations de plus en plus étroites entre éducation permanente et insertion socioprofessionnelle. L’objectif d’assurer à tous une « employabilité » n’est sans doute pas condamnable dans une situation de chômage, mais on doit garder à l’esprit que l’éducation permanente repose sur une autre conception de l’individu. Ce n’est pas à l’« entrepreneur de soi » qu’elle s’adresse mais au citoyen critique, participatif et actif.
Michel Goffin insiste sur ce point. Pour lui, il est important de soutenir des actions d’émancipation tant individuelle que collective des citoyens. C’est d’autant plus légitime que le profil des milieux populaires a profondément changé depuis 1976. La désindustrialisation, la féminisation du salariat et les flux migratoires sont autant de facteurs qui ont reconfiguré les milieux populaires.
C’est en tant qu’acteurs que Thierry Jacques et Thierry Dock, quant à eux, tracent leur bilan de la politique d’éducation permanente. Ils soulignent la paternité et donc la responsabilité des organisations du mouvement ouvrier dans l’institutionnalisation des droits culturels. Avec l’appui d’autres dispositifs complémentaires, tels les crédits d’heures ou le congé d’éducation payé, le mouvement ouvrier a perçu dès l’origine que son combat dans le champ économique et social devait s’appuyer non seulement sur des relais politiques, mais aussi sur la capacitation culturelle des travailleurs. La formation des militants, délégués syndicaux ou simples affiliés a contribué à l’efficacité de l’exercice des mandats dans l’ensemble des organes de la concertation sociale. Bien entendu, les pratiques d’éducation permanente ont aussi joué un rôle important à l’intérieur du mouvement ouvrier et ont souvent fait débat entre les organisations culturelles ou socioéducatives et les organisations sociales.
Empruntant également aux sources historiques du mouvement ouvrier, Jean-Pierre Nossent insiste tout particulièrement sur l’importance de la notion d’éducation populaire à la base de l’éducation permanente. De son point de vue d’acteur lui aussi engagé, il considère qu’il s’agit presque de conceptions interchangeables en ce qu’elles contiennent une double exigence d’intégration critique-autodidaxie et d’émancipation-rupture : « La citoyenneté, dit-il, n’est pas suivisme, mais coopération et révolte. » La résistance ne se limite pas à la seule « prise de conscience » qui, si elle ne s’accompagne pas d’actes de résistance, tomberait dans l’illusion de la liberté.
De son côté, Thomas Lemaigre nous entraine dans une forme d’introspection non moins critique au cœur du paysage mouvant de l’éducation permanente. S’il part du postulat que la réforme de 2003 marque un premier changement en donnant une nouvelle définition de ce que faire de l’éducation permanente signifie — ce sont davantage des méthodes que des organisations qui sont décrites — il montre qu’en réalité les transformations de l’éducation permanente ne doivent pas être attendues de ce seul décret et qu’elles s’inscrivent au contraire dans une série de mutations sociales qui traversent tant ce secteur que la société dans son ensemble. L’une de ses critiques se situe au niveau de la professionnalisation qui aurait justement servi de leitmotiv justifiant la réforme. Elle manquerait sa cible parce que, trop influencée par le mouvement centripète, elle passerait à côté d’une série non seulement de pratiques d’éducation permanente, mais aussi de réalités sociales.
Albert Bastenier et Georges Liénard posent un constat proche, tout en proposant une analyse quelque peu différente dans ses présupposés et dans ses effets. Leur message est davantage porteur d’une vision positive. Pour eux, « ce que l’éducation permanente vise c’est, par la culture, d’accroitre au maximum le nombre de celles et de ceux qui parviennent à prendre leur propre vie en mains et à peser dans le devenir collectif au travers d’un effort double d’intégration compétente d’eux-mêmes dans le système social existant et de rupture critique vis-à-vis de ce que ce système manifeste d’injuste et donc d’inacceptable. ». Si les mouvements progressistes souhaitent continuer à s’engager dans cette voie, ils doivent prendre en compte les nouveaux enjeux sociaux transversaux de notre société. À titre exploratoire, ces auteurs en évoquent trois : la fragmentation de l’espace public, l’égalité entre les hommes et les femmes, et les tensions propres aux sociétés multiculturelles. Mais surtout, en refusant une définition stable et définitive de ce qui relève de l’éducation permanente, ils estiment essentiel de rester attentif et de garantir une place aux acteurs qualifiés d’« émergents ». Non pas parce que ces derniers auraient naturellement un regard plus limpide sur les nouveaux enjeux sociaux, mais « parce que, nouveaux venus sur cette scène et moins chargés d’héritage, les émergents sont moins enclins à trouver leur légitimité dans la réponse qu’ils apportent aux demandes bien réelles mais consacrées en matière de traitement de l’exclusion sociale et culturelle ».
Finalement on peut conclure qu’il ne faut pas croire que tout soit joué d’avance. Il faut surtout se demander si les acteurs du champ de l’éducation permanente parviendront à transformer leurs idéologies partisanes afin de s’unir sur les enjeux transversaux qui nécessitent une pensée commune. Si l’éducation permanente implique intégration et émancipation, peut-être que les acteurs de ce secteur doivent s’appliquer ce principe à eux-mêmes. Comment s’armer culturellement face aux nouveaux enjeux tout en s’émancipant des idéologies partisanes et des dérives bureaucratiques qui en découlent ?