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Où en est l’éducation permanente ?

Numéro 11 Novembre 2007 par Pierre Reman

novembre 2007

Quelle signi­fi­ca­tion a aujourd’­hui l’é­du­ca­tion per­ma­nente ? Ceux qui s’at­tendent à trou­ver dans ce dos­sier une défi­ni­tion simple et suc­cincte, extraite du dic­tion­naire ou d’un décret, déchan­te­ront. Trop de pra­tiques, d’ac­teurs et d’en­jeux seraient lais­sés dans l’ombre par une approche uni­voque. Il serait d’ailleurs para­doxal que l’é­du­ca­tion per­ma­nente, conçue comme ins­tru­ment devant per­mettre, et for­ti­fier, les débats, résistances […]

Quelle signi­fi­ca­tion a aujourd’­hui l’é­du­ca­tion per­ma­nente ? Ceux qui s’at­tendent à trou­ver dans ce dos­sier une défi­ni­tion simple et suc­cincte, extraite du dic­tion­naire ou d’un décret, déchan­te­ront. Trop de pra­tiques, d’ac­teurs et d’en­jeux seraient lais­sés dans l’ombre par une approche uni­voque. Il serait d’ailleurs para­doxal que l’é­du­ca­tion per­ma­nente, conçue comme ins­tru­ment devant per­mettre, et for­ti­fier, les débats, résis­tances et pro­po­si­tions dans le domaine cultu­rel, soit elle-même épar­gnée de toutes contes­ta­tions, cri­tiques et inter­pel­la­tions. Trente ans après le décret fon­da­teur de 1976 et au moment où une réforme se met en place, nous avons plu­tôt vou­lu ques­tion­ner les inten­tions d’un dis­po­si­tif dont les ambi­tions sont démo­cra­tiques mais qui est aus­si ancré dans des jeux de pou­voir. Tiraillé donc entre des inté­rêts oppo­sés et tra­ver­sé par des concep­tions contradictoires.
Albert Bas­te­nier et Georges Lié­nard relèvent d’ailleurs d’emblée que la défi­ni­tion même de l’é­du­ca­tion per­ma­nente est objet de pou­voir et de luttes, même s’il y a consen­sus sur le double objec­tif d’in­té­gra­tion et d’é­man­ci­pa­tion. Cela dit, il doit être pos­sible d’a­bor­der serei­ne­ment un champ dont les contours mou­vants sont une carac­té­ris­tique fon­da­men­tale. Nous avons donc ten­té de per­ce­voir com­ment ce sec­teur cherche à asso­cier les logiques de l’in­té­gra­tion et de l’é­man­ci­pa­tion. C’est cette double exi­gence qui consti­tue le sque­lette de ce dos­sier et qui jus­ti­fie l’in­ter­ven­tion d’au­teurs enga­gés à divers niveaux et dans dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions de ce sec­teur. C’est pour­quoi les oppo­si­tions et les regards croi­sés entre articles n’ont pas été igno­rés ni sup­pri­més. Ils servent plu­tôt à sou­li­gner les prin­ci­pales balises dans ce champ mobile. En quelque sorte, ce dos­sier met en pers­pec­tive topo­gra­phique et his­to­rique l’é­du­ca­tion per­ma­nente et ses acteurs, cher­chant à nour­rir la réflexion sur l’a­ve­nir à par­tir de l’ex­pé­rience du pas­sé et des contro­verses actuelles.

Il a fal­lu près de trente ans pour que le décret de 1976, « fixant les condi­tions de recon­nais­sance et d’oc­troi de sub­ven­tions aux orga­ni­sa­tions d’é­du­ca­tion per­ma­nente des adultes en géné­ral et aux orga­ni­sa­tions de pro­mo­tion socio­cul­tu­relle des tra­vailleurs », passe la main, en 2003, au décret de « sou­tien à la vie asso­cia­tive dans le champ de l’é­du­ca­tion per­ma­nente ». Rare­ment une poli­tique publique a connu une telle sta­bi­li­té dans les dis­po­si­tifs légis­la­tifs qui la fondent. Cela signi­fie-t-il que l’an­cien décret fut tel­le­ment pré­cur­seur qu’il a pu tenir la route si long­temps ? Cela a‑t-il été l’ex­pres­sion de sa forte légi­ti­mi­té auprès des acteurs concer­nés ? La réponse doit être nuan­cée. En effet, le décret de 1976 exprime autant la fin que le début d’une époque. Alors que la situa­tion éco­no­mique et sociale com­men­çait à cra­quer de toutes parts, l’i­déal de par­ache­ver l’É­tat pro­vi­dence était encore à l’ordre du jour, comme si on vou­lait par là conju­rer un ave­nir mena­çant. C’est à ce moment-là que le Pacte inter­na­tio­nal rela­tif aux droits éco­no­miques sociaux et cultu­rels entra en vigueur et que, en Bel­gique, la loi orga­nique des centres publics d’aide sociale éta­blit que « toute per­sonne a droit à l‘aide sociale… [qui] a pour but de per­mettre à cha­cun de mener une vie conforme à la digni­té humaine ».

Le décret de 1976 par­ti­ci­pait à cet élan de pro­mo­tion des droits cultu­rels et ses ini­tia­teurs croyaient sin­cè­re­ment à la soli­di­té des para­digmes éco­no­miques et sociaux construits à la sor­tie de la Seconde Guerre mon­diale et déve­lop­pés durant les Trente glo­rieuses. Le pre­mier choc pétro­lier n’é­tait per­çu que comme une ques­tion conjonc­tu­relle et, au pire, on s’at­ten­dait à de simples ajus­te­ments de nature tech­nique. Tout cela dans un contexte de foi dans une concep­tion du pro­grès qui s’é­tait for­te­ment implan­tée avec le temps et une vision de l’ac­tion publique nour­rie par le key­né­sia­nisme et la social-démo­cra­tie. On sait aujourd’­hui qu’il a fal­lu pro­gres­si­ve­ment déchan­ter. Les ajus­te­ments ont lais­sé la place à des trans­for­ma­tions pro­fondes non seule­ment dans les poli­tiques, mais aus­si dans les signi­fi­ca­tions que l’on don­nait aux faits. Le main­tien du décret de 1976 pen­dant trente ans n’est pour­tant pas le signe que l’é­du­ca­tion per­ma­nente ait été à l’a­bri du chan­ge­ment. Au contraire, il a été appli­qué dans un tout autre contexte que celui qui était à la base de sa concep­tion. Sur le plan finan­cier, les moyens n’ont jamais été à la hau­teur des ambi­tions ini­tiales et une logique de ration­ne­ment pro­gres­si­ve­ment de plus en plus nette s’est impo­sée dès le départ.

Comme le rap­pellent plu­sieurs auteurs, le ration­ne­ment a eu des effets sur les acteurs eux-mêmes : réti­cence à enta­mer des démarches d’é­va­lua­tion dans un contexte de fra­gi­li­sa­tion ; sen­ti­ment ou crainte d’a­ban­don de bon nombre de jeunes asso­cia­tions déses­pé­rant de rece­voir une recon­nais­sance offi­cielle ; malaise lan­ci­nant au sein du Conseil supé­rieur de l’é­du­ca­tion per­ma­nente face à la dif­fi­cul­té de défi­nir le péri­mètre légi­time du sec­teur, de renou­ve­ler la défi­ni­tion des « milieux popu­laires » dans un contexte de pré­ca­ri­sa­tion et de chô­mage mas­sif et, fina­le­ment, de se posi­tion­ner face au pou­voir poli­tique soit comme force de pro­po­si­tion, soit comme force de contestation.

Face à la situa­tion, bon nombre d’as­so­cia­tions ont déve­lop­pé une stra­té­gie de diver­si­fi­ca­tion des res­sources pour pour­suivre leur déve­lop­pe­ment et/ou main­te­nir leurs capa­ci­tés tant finan­cières qu’­hu­maines. D’autres par­te­naires que la Com­mu­nau­té fran­çaise ont été appro­chés — sin­gu­liè­re­ment le Forem en Wal­lo­nie et Bruxelles For­ma­tion — en consé­quence de quoi les cahiers de charges des asso­cia­tions sont deve­nus de plus en plus com­plexes et hybrides. C’est dans ces termes que Pierre Geo­ris ana­lyse les rela­tions de plus en plus étroites entre édu­ca­tion per­ma­nente et inser­tion socio­pro­fes­sion­nelle. L’ob­jec­tif d’as­su­rer à tous une « employa­bi­li­té » n’est sans doute pas condam­nable dans une situa­tion de chô­mage, mais on doit gar­der à l’es­prit que l’é­du­ca­tion per­ma­nente repose sur une autre concep­tion de l’in­di­vi­du. Ce n’est pas à l’« entre­pre­neur de soi » qu’elle s’a­dresse mais au citoyen cri­tique, par­ti­ci­pa­tif et actif.

Michel Gof­fin insiste sur ce point. Pour lui, il est impor­tant de sou­te­nir des actions d’é­man­ci­pa­tion tant indi­vi­duelle que col­lec­tive des citoyens. C’est d’au­tant plus légi­time que le pro­fil des milieux popu­laires a pro­fon­dé­ment chan­gé depuis 1976. La dés­in­dus­tria­li­sa­tion, la fémi­ni­sa­tion du sala­riat et les flux migra­toires sont autant de fac­teurs qui ont recon­fi­gu­ré les milieux populaires.

C’est en tant qu’ac­teurs que Thier­ry Jacques et Thier­ry Dock, quant à eux, tracent leur bilan de la poli­tique d’é­du­ca­tion per­ma­nente. Ils sou­lignent la pater­ni­té et donc la res­pon­sa­bi­li­té des orga­ni­sa­tions du mou­ve­ment ouvrier dans l’ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion des droits cultu­rels. Avec l’ap­pui d’autres dis­po­si­tifs com­plé­men­taires, tels les cré­dits d’heures ou le congé d’é­du­ca­tion payé, le mou­ve­ment ouvrier a per­çu dès l’o­ri­gine que son com­bat dans le champ éco­no­mique et social devait s’ap­puyer non seule­ment sur des relais poli­tiques, mais aus­si sur la capa­ci­ta­tion cultu­relle des tra­vailleurs. La for­ma­tion des mili­tants, délé­gués syn­di­caux ou simples affi­liés a contri­bué à l’ef­fi­ca­ci­té de l’exer­cice des man­dats dans l’en­semble des organes de la concer­ta­tion sociale. Bien enten­du, les pra­tiques d’é­du­ca­tion per­ma­nente ont aus­si joué un rôle impor­tant à l’in­té­rieur du mou­ve­ment ouvrier et ont sou­vent fait débat entre les orga­ni­sa­tions cultu­relles ou socioé­du­ca­tives et les orga­ni­sa­tions sociales.

Emprun­tant éga­le­ment aux sources his­to­riques du mou­ve­ment ouvrier, Jean-Pierre Nossent insiste tout par­ti­cu­liè­re­ment sur l’im­por­tance de la notion d’é­du­ca­tion popu­laire à la base de l’é­du­ca­tion per­ma­nente. De son point de vue d’ac­teur lui aus­si enga­gé, il consi­dère qu’il s’a­git presque de concep­tions inter­chan­geables en ce qu’elles contiennent une double exi­gence d’in­té­gra­tion cri­tique-auto­di­daxie et d’é­man­ci­pa­tion-rup­ture : « La citoyen­ne­té, dit-il, n’est pas sui­visme, mais coopé­ra­tion et révolte. » La résis­tance ne se limite pas à la seule « prise de conscience » qui, si elle ne s’ac­com­pagne pas d’actes de résis­tance, tom­be­rait dans l’illu­sion de la liberté.

De son côté, Tho­mas Lemaigre nous entraine dans une forme d’in­tros­pec­tion non moins cri­tique au cœur du pay­sage mou­vant de l’é­du­ca­tion per­ma­nente. S’il part du pos­tu­lat que la réforme de 2003 marque un pre­mier chan­ge­ment en don­nant une nou­velle défi­ni­tion de ce que faire de l’é­du­ca­tion per­ma­nente signi­fie — ce sont davan­tage des méthodes que des orga­ni­sa­tions qui sont décrites — il montre qu’en réa­li­té les trans­for­ma­tions de l’é­du­ca­tion per­ma­nente ne doivent pas être atten­dues de ce seul décret et qu’elles s’ins­crivent au contraire dans une série de muta­tions sociales qui tra­versent tant ce sec­teur que la socié­té dans son ensemble. L’une de ses cri­tiques se situe au niveau de la pro­fes­sion­na­li­sa­tion qui aurait jus­te­ment ser­vi de leit­mo­tiv jus­ti­fiant la réforme. Elle man­que­rait sa cible parce que, trop influen­cée par le mou­ve­ment cen­tri­pète, elle pas­se­rait à côté d’une série non seule­ment de pra­tiques d’é­du­ca­tion per­ma­nente, mais aus­si de réa­li­tés sociales.

Albert Bas­te­nier et Georges Lié­nard posent un constat proche, tout en pro­po­sant une ana­lyse quelque peu dif­fé­rente dans ses pré­sup­po­sés et dans ses effets. Leur mes­sage est davan­tage por­teur d’une vision posi­tive. Pour eux, « ce que l’é­du­ca­tion per­ma­nente vise c’est, par la culture, d’ac­croitre au maxi­mum le nombre de celles et de ceux qui par­viennent à prendre leur propre vie en mains et à peser dans le deve­nir col­lec­tif au tra­vers d’un effort double d’in­té­gra­tion com­pé­tente d’eux-mêmes dans le sys­tème social exis­tant et de rup­ture cri­tique vis-à-vis de ce que ce sys­tème mani­feste d’in­juste et donc d’i­nac­cep­table. ». Si les mou­ve­ments pro­gres­sistes sou­haitent conti­nuer à s’en­ga­ger dans cette voie, ils doivent prendre en compte les nou­veaux enjeux sociaux trans­ver­saux de notre socié­té. À titre explo­ra­toire, ces auteurs en évoquent trois : la frag­men­ta­tion de l’es­pace public, l’é­ga­li­té entre les hommes et les femmes, et les ten­sions propres aux socié­tés mul­ti­cul­tu­relles. Mais sur­tout, en refu­sant une défi­ni­tion stable et défi­ni­tive de ce qui relève de l’é­du­ca­tion per­ma­nente, ils estiment essen­tiel de res­ter atten­tif et de garan­tir une place aux acteurs qua­li­fiés d’« émer­gents ». Non pas parce que ces der­niers auraient natu­rel­le­ment un regard plus lim­pide sur les nou­veaux enjeux sociaux, mais « parce que, nou­veaux venus sur cette scène et moins char­gés d’hé­ri­tage, les émer­gents sont moins enclins à trou­ver leur légi­ti­mi­té dans la réponse qu’ils apportent aux demandes bien réelles mais consa­crées en matière de trai­te­ment de l’ex­clu­sion sociale et culturelle ».

Fina­le­ment on peut conclure qu’il ne faut pas croire que tout soit joué d’a­vance. Il faut sur­tout se deman­der si les acteurs du champ de l’é­du­ca­tion per­ma­nente par­vien­dront à trans­for­mer leurs idéo­lo­gies par­ti­sanes afin de s’u­nir sur les enjeux trans­ver­saux qui néces­sitent une pen­sée com­mune. Si l’é­du­ca­tion per­ma­nente implique inté­gra­tion et éman­ci­pa­tion, peut-être que les acteurs de ce sec­teur doivent s’ap­pli­quer ce prin­cipe à eux-mêmes. Com­ment s’ar­mer cultu­rel­le­ment face aux nou­veaux enjeux tout en s’é­man­ci­pant des idéo­lo­gies par­ti­sanes et des dérives bureau­cra­tiques qui en découlent ?

Pierre Reman


Auteur

Pierre Reman est économiste et licencié en sciences du Travail. Il a été directeur de la faculté ouverte de politique économique et sociale et titulaire de la Chaire Max Bastin à l’UCL. Il a consacré son enseignement et ses travaux de recherche à la sécurité sociale, les politiques sociales et les politiques de l’emploi. Il est également administrateur au CRISP et membre du Groupe d’analyse des conflits sociaux (GRACOS). Parmi ces récentes publications, citons « La sécurité sociale inachevée », entretien avec Philippe Defeyt, Daniel Dumont et François Perl, Revue Politique, octobre 2020, « L’Avenir, un journal au futur suspendu », in Grèves et conflictualités sociale en 2018, Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 2024-2025, 1999 (en collaboration avec Gérard Lambert), « Le paysage syndical : un pluralisme dépilarisé », in Piliers, dépilarisation et clivage philosophique en Belgique, CRISP, 2019 (en collaboration avec Jean Faniel). « Entre construction et déconstruction de l’Etat social : la place de l’aide alimentaire », in Aide alimentaire : les protections sociales en jeu, Académia, 2017 (en collaboration avec Philippe Defeyt) et « Analyse scientifique et jugement de valeurs. Une expérience singulière de partenariat entre le monde universitaire et le monde ouvrier », in Former des adultes à l’université, Presse universitaires de Louvain, 2017 en collaboration avec Pierre de Saint-Georges et Georges Liénard).