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Nourriture intellectuelle : malbouffe ou slow food ?
« Le pays a besoin d’une nourriture intellectuelle et d’organes où s’élabore une doctrine substantielle, capable de fonder une attitude concrète devant les nécessités du temps. » Dans leur premier article, intitulé Départ, le collectif des fondateurs de La Revue nouvelle s’était assigné cette mission terriblement ambitieuse. À les lire, la Seconde Guerre mondiale ne « représente que la manifestation […]
« Le pays a besoin d’une nourriture intellectuelle et d’organes où s’élabore une doctrine substantielle, capable de fonder une attitude concrète devant les nécessités du temps. » Dans leur premier article, intitulé Départ, le collectif des fondateurs de La Revue nouvelle s’était assigné cette mission terriblement ambitieuse. À les lire, la Seconde Guerre mondiale ne « représente que la manifestation exaspérée d’un état de choses qui trouble la planète depuis plusieurs générations. Il faut le dire sans ambages : la fin de cette guerre et la victoire ne résoudront rien par elles-mêmes. […] Elles n’apporteront pas au monde les remèdes dont il a besoin, elles ne lui rendront pas l’équilibre. » Et pour « ramener l’équilibre », les fondateurs pensaient indispensable de créer un lieu d’élaboration d’un discours intellectuel qui questionne tous les aspects de la société. Ce projet se voulait cependant très engagé, bien au-delà du simple questionnement : il posait notamment « la nécessité d’institutions qui transforment à leur base la structure de l’entreprise, les rapports du travail et du capital » et « l’urgence d’une “déprolétarisation” des masses populaires et leur accession à un niveau convenable d’éducation et de culture ». Face aux autres revues de l’époque, les fondateurs de La Revue entendaient se distinguer par une attention particulière portée aux dimensions culturelle et spirituelle. En particulier, ils se refusaient à consacrer trop de place à l’économie, car « l’économie est pour nous un moyen. Elle est servante du social et s’insère dans un ensemble dont toutes les parties doivent être mises à leur place. » Le refus d’une subordination du monde social aux logiques économiques devait se traduire par la possibilité d’ouvrir d’autres grilles de lectures de ce monde social : La Revue nouvelle sera donc, tout au long de son histoire, un lieu de rencontre entre disciplines, avec une certaine prépondérance de la sociologie.
André Molitor interpela toutefois le comité de rédaction en janvier1950 en dénonçant un « embourgeoisement » de La Revue, dont il interrogeait la propension à se détourner de l’objectif de « déprolétarisation » que les fondateurs s’étaient assignés. Cette volonté de contribuer simultanément à la vie intellectuelle et à la démocratisation des savoirs fit l’objet de centaines de notes, courriers, mémos stratégiques à partir de cette première interpellation : tout le sens de la construction de La Revue semble en fait reposer sur ce double objectif, peu importent les générations que l’on considère, et, depuis 1950, les comités de rédaction s’angoissent à l’idée de ne pas y arriver suffisamment.
2020 est la septante-cinquième année d’existence de La Revue nouvelle et ces trois quarts de siècle amènent forcément à interroger la pertinence et le sens, d’une publication comme la nôtre. Dans les revues jubilaires, ce genre d’exercice prend, très souvent, la forme d’une introspection historique plus ou moins honnête (il faut éviter de vexer les anciens) et forcément autocentrée. Pour questionner le sens d’une revue qui se veut, depuis sa fondation, un acteur du débat intellectuel et de sa démocratisation, il nous semble pourtant que considérer attentivement le présent est peut-être plus porteur d’enseignements. Or, ce présent résonne fortement avec l’avertissement des fondateurs de La Revue quant « au mal profond » qui menace « l’équilibre du monde » : les revues dites « intellectuelles », celles-là qui poursuivent notre double objectif, sont menacées aujourd’hui comme elles ne l’ont jamais été depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il serait tentant, et bien trop facile, d’imputer cette menace à la seule montée des populistes et des néofascistes qui, un peu partout en Europe, s’appuient sur un argument « budgétaire » pour abandonner à leur sort des revues dont la rentabilité ne peut être l’objectif principal et, ainsi, laisser le marché opérer une censure des publications qui les dérangent : celles qui réfléchissent le monde, quelle que soit leur obédience, plutôt que d’être à leur botte ou au service du divertissement et de l’information superficielle. Rien n’est plus simple, tant la rhétorique de l’austérité et de la nécessaire rentabilité a colonisé les esprits.
On attend avant tout aujourd’hui d’une revue qu’elle soit rentable et donc qu’elle se vende (à ses lecteurs ou aux annonceurs). Pourquoi dépenser de l’argent public, dont les politiciens libéraux, une large majorité de sociaux-démocrates et de sociaux-chrétiens, et même certains écologistes nous répètent à l’envi qu’il se tarit, alors que le marché devrait tout gérer parfaitement ? Après tout, si les revues intellectuelles peinent à faire payer leurs lecteurs suffisamment pour s’autofinancer, c’est peut-être qu’«elles ne sont pas assez sexy, inadaptées au marché et donc définitivement obsolètes ». Cette dernière phrase n’est pas tirée de nulle part : elle fut énoncée — anacoluthe comprise — par un parlementaire de la majorité communautaire (française) précédente lors de discussions informelles relatives au décret open access.
Or, il y a deux raisons récurrentes que nos lecteurs avancent pour justifier le non-renouvèlement de leurs abonnements : le manque de temps pour lire (au calme) et des problèmes financiers. L’érosion du lectorat de La Revue suit ainsi très fidèlement l’accélération du travail, la précarisation des intellectuels (chercheurs non définitifs, enseignants, artistes…) et des retraités (dont les pensions s’amenuisent à chaque nouveau plan d’économie). Si La Revue ne « trouve » plus sept-mille lecteurs comme elle le fit dans les années 1970, ce n’est pas tellement que les lecteurs ne seraient plus là, c’est surtout qu’ils n’ont plus les moyens temporels et financiers de satisfaire leurs besoins de lecture ! Ces évolutions ne sont pas le fruit d’une « mutation sociétale » qui serait naturelle. Elles sont le résultat de choix politiques : désinvestissement dans la culture et dans l’éducation, affaiblissement des mécanismes de redistribution des richesses, inféodation de l’ensemble des institutions aux logiques marchandes et, plus globalement, encouragement d’une accélération exponentielle des rythmes sociaux1.
Une lectrice fidèle nous écrivait en mai 2019 que le CPAS dont elle dépend a décidé de ne plus l’autoriser à prolonger son abonnement à La Revue, jugeant la dépense superflue et en argüant du fait qu’elle pouvait se procurer la publication à la bibliothèque communale. Or, ladite bibliothèque communale s’était désabonnée, faute de budgets, il y a dix ans. Cette situation est certes singulière, mais elle n’est pas complètement anecdotique : elle illustre le fait que les pouvoirs publics contribuent par leurs décisions à « assécher » notre lectorat. La fragilisation des revues intellectuelles résulte donc de choix politiques qui font en réalité largement consensus au sein des forces politiques traditionnelles, converties à la « raison néolibérale ». Et, si les droites radicales et extrêmes peuvent aujourd’hui leur donner le coup de grâce budgétaire lorsqu’elles arrivent au pouvoir, c’est parce qu’elles interviennent après un long travail de sape.
Pour autant, la question du lectorat n’est pas la seule à nous préoccuper : de plus en plus, les auteurs n’ont plus le temps d’écrire, singulièrement pour une revue telle que la nôtre. Traditionnellement, nos contributeurs venaient largement du monde académique. Encore aujourd’hui, un grand nombre de chercheurs partagent dans nos pages, les résultats de leurs travaux, mais s’y risquent aussi à des exercices moins académiques de critique, voire de fiction. Si, jusqu’à la fin des années 1990, les articles parus dans La Revue nouvelle pouvaient jouer favorablement dans la carrière des académiques, aujourd’hui, publier, en français, dans une revue non spécialisée et non « scientifique » (c’est-à-dire ne s’adressant pas exclusivement à des collègues, spécialistes des thématiques et disciplines des auteurs), est vu au mieux comme une perte de temps, au pire comme la preuve d’un manque d’engagement dans la carrière. Un ancien recteur résumait parfaitement la chose lors d’une intervention l’an passé : « Les revues intellectuelles, elles nous emmerdent ! ». Pour lui, en effet, elles éloignent les chercheurs des objectifs de production d’articles comptabilisés dans les fameux « rankings ». Or, pour ces décideurs des politiques académiques, tout doit être fait pour « si pas monter, en tout cas ne pas perdre son rang » dans ces classements internationaux dont les mêmes connaissent pourtant parfaitement l’inanité (et la reconnaissent lorsqu’il advient que leur institution y est mal classée). La conséquence logique est un renfermement des chercheurs, singulièrement les plus jeunes, dans l’institution. Et ce ne sont évidemment pas les simulacres de « vulgarisation » passant par des formats que certains nomment « fun » (sans que l’on sache vraiment qui a « du fun » dans l’histoire) et extrêmement courts — cent-quatre-vingts secondes pour résumer une thèse — qui contribuent réellement à l’objectif de démocratisation du débat intellectuel. Cet objectif nécessite en effet de prendre le temps de l’explication et de prendre le temps de l’écoute ou de la lecture, alors que les shows prétendant faire état de la recherche en un éclair vendent des mirages et, par là, font obstacle à la diffusion du savoir. Là encore, ce sont des décisions politiques qui viennent saper les fondations des revues.
Le paradoxe des revues intellectuelles est le suivant : lorsqu’elles sont le plus en difficulté, leurs deux objectifs deviennent particulièrement pertinents. Pour sortir des logiques infernales du projet néolibéral, pour lutter contre les populismes, il est indispensable de les décoder et de proposer des alternatives bien construites, ce qui implique de renforcer le débat intellectuel et, simultanément, de le démocratiser. Dans ce contexte, nous avons le devoir de nous méfier de ce qu’André Molitor appelait l’«embourgeoisement », cette tendance à ne parler qu’aux détenteurs d’un fort capital culturel (et souvent, d’un certain capital économique). C’est la raison pour laquelle La Revue n’est pas, depuis sa fondation, une revue purement académique, et ne le sera jamais : par la mixité (relative) de son comité de rédaction, de ses contributeurs et de ses lecteurs, elle peut concrètement apporter sa contribution à la démocratisation de la société. Elle ne le fait certainement pas suffisamment, mais elle s’y applique. Ceci n’implique nullement de renoncer à notre exigence intellectuelle, sans laquelle La Revue n’a plus de sens.
Les revues intellectuelles ne sont certes pas sexy pour ceux qui sont hypnotisés par les promesses d’immédiateté et de fluidité totale de nos sociétés d’accélération, elles sont effectivement emmerdantes pour tous ceux qui ânonnent le triste bréviaire des « bons gestionnaires », friands de pragmatisme et d’abandon de toute ambition d’explication du monde et d’amélioration de nos sociétés. Cela ne les rend pas obsolètes, bien au contraire ! Cela en fait des outils particulièrement indispensables aujourd’hui pour lutter contre ceux qui nous précipitent vers l’abime et qui, précisément, sont ceux que notre revue n’émoustille ni n’intéresse, ceux qui mettent en œuvre les conditions d’une austérité économique et temporelle privant la population des moyens de nous lire.
L’engagement du collectif d’autrices et d’auteurs qui font La Revue vis-à-vis de ses deux objectifs est donc d’autant plus vigoureux que l’époque appelle à des efforts pour relever le défi d’une société plus égalitaire… Après tout, comme le concluaient nos fondateurs, « pour jouir de la liberté et d’un régime humain, il faut savoir s’en montrer digne ».
- Nous renvoyons à ce propos aux critiques radicales émises par Hartmut Rosa dans Aliénation et accélération.