À la fin de 2014 s’est clôturée une très intéressante exposition consacrée à la propagande qui a orchestré la politique coloniale belge. Peu avant avait été publié un ouvrage tout aussi remarquable sur un aspect peu exploré de la colonisation : la condition faite aux métis. Cette question particulière, mais génératrice de grandes souffrances, est un puissant révélateur de ce qu’on considère trop souvent comme allant de soi : la spécificité des relations humaines que la Belgique a nouées avec les peuples qu’elle soumettait. En aval, cette configuration, à la fois omniprésente et implicite, fut une des hypothèques qui pesèrent sur la décolonisation tardive. Et en amont, on peut se demander si elle n’était pas un décalque de l’unité fragile de la nation colonisatrice.
En 2012, un ouvrage collectif sur la Belgique fédérale décryptait les paradoxes issus de l’unité par défaut du pays en terminant par un inventaire de l’iconographie « belge », y compris les mémoires coloniales [1]. Plus récemment, l’exposition Notre Congo/Onze Kongo. La propagande coloniale belge dévoilée vient de présenter [2] une série de documents de l’époque coloniale pour comprendre comment différents canaux de propagande ont autrefois façonné les esprits et véhiculé une iconographie pour des générations entières en Belgique et au Congo. Qui a la chance de séjourner régulièrement dans le Congo profond perçoit encore des multiples empreintes physiques et mentales qui lui rappellent la Belgique de son enfance. Et le voici hanté par cette problématique des paradoxes belges. René Dumont s’interrogeait dès 1962 sur les raisons du mauvais départ de l’Afrique [3]. Il le faisait sur la base d’un constat général. La question n’a pas cessé d’être obsédante s’agissant du Congo, « belle » colonie au potentiel immense. Pourquoi le bilan désastreux ? Porosité des frontières d’un espace que rien ne prédestinait à devenir une nation ? Malédiction des ressources naturelles ? Indépendance improvisée ? Non-préparation d’une élite ? Et tutti quanti… Mais qu’est-ce qui est spécifiquement lié à la Belgique, plus précisément, à l’image que celle-ci a projetée à partir de son propre roman national et qui a servi de boussole pour l’entreprise coloniale ?
« La colonisation, c’était un paradis ». – « Il aurait fallu plus de temps… » Dans les conversations de sens commun, c’est ici que git le paradoxe : le contraste entre l’œuvre de l’« oncle » belge qui avait les deux pieds sur terre — généralisation de l’enseignement primaire et des soins de santé, financement du logement, avènement de modes de vie plus confortables pour des « ménages modèles » — et la dégradation par ses descendants pas encore éduqués. Certes, concède-t-on, la Belgique a commis bien des erreurs, et sa colonisation était empreinte d’un paternalisme qui a entravé la formation d’élites en temps utile. Mais avec quelques années en plus, l’oncle aurait conduit son enfant à bon port…
Propos banals, dont la récurrence est lassante. Dans les regrets, la nostalgie, l’affection rémanente ou la rancœur qui s’y s’expriment, ils ont néanmoins le mérite de mettre le doigt sur la spécificité des relations entre Belges colonisateurs et Congolais colonisés. Mais manque une compréhension précise de leur nature. On s’accorde maintenant à reconnaitre l’existence d’une barrière de couleur dans l’ancienne colonie belge. Mais sa fonction et ses conséquences restent sous-analysées. En effet, par où saisir la signification d’un fait social omniprésent, diffus et qui pouvait aussi bien être empreint de sollicitude que de mépris pour « nos » Noirs ? Quel fut donc le ciment de la barrière de couleur à la belge ? Avancer dans la réponse à cette question, c’est important. Non pour pleurer sur un nouveau pan dévoilé du passé, mais pour progresser dans la compréhension d’un paradoxe qui reste un drame pour un grand nombre, et au moins une blessure narcissique pour les autres : tant de potentialités, tant d’engagements généreux, tant d’espoirs et autant de déception… Pourquoi ?
La situation faite aux métis est un puissant révélateur de la nature des relations avec l’ensemble de la population noire. « Détail de l’histoire » de la colonisation belge ? Ou plutôt voie privilégiée d’accès à l’inconscient de celle-ci. En témoigne une publication récente d’Assumani Budagwa, Noirs, Blancs, métis. La Belgique et la ségrégation des métis du Congo belge et du Rwanda-Urundi (1908-1960) [4] qui sera prise ici pour guide.
À la fin du XIXe siècle, dans la ligne du modèle polygénique des origines des « races » (aujourd’hui récusé), l’idée du métissage était communément fondée sur les descriptions savantes qui présentent l’humanité comme constituée de types aux caractéristiques diverses, y compris quant au capital intellectuel. Le mélange des races « médiocriserait » le type supérieur, même si la possibilité de résultats plus ou moins harmonieux est parfois admise. C’est que ce fait biologique, exprimé par de subtiles distinctions terminologiques, est en même temps un fait social, qui suscite toute une gamme de réactions en fonction des sensibilités et des orientations idéologiques : de la peur (dégénérescence, troubles sociaux…) au souci de bonne entente (conjuration de la révolte, protection de la mère et de l’enfant, voire principes humanistes…).
La connexion entre le fonds commun raciste et les méthodes coloniales fut donc différenciée en fonction des nations. Ainsi, en Afrique occidentale française, l’accent était mis sur la citoyenneté, ce qui peut aller de pair avec une absence de protection ou au contraire un plaidoyer pour l’octroi de la nationalité française aux métis ; dans les colonies portugaises, ils sont en principe assimilés aux Européens, mais socialement séparés.
À l’époque, les débats qui se succédèrent au fil de différents congrès portaient sur la position par rapport aux unions, l’espace à ménager ou non aux enfants (formation, emploi, accès à la propriété…), la distinction entre les statuts respectifs des Européens et des indigènes. Quant à la Belgique, lors de la session du Congrès international de 1923, le participant présenta une brève note considérant qu’il y avait peu de métis dans la colonie, et qu’il s’agissait d’accidents dont il fallait s’accommoder tout en suscitant une bonne conduite des Européens à l’égard de leurs enfants de couleur (p. 49).
Cependant, en 1935, le Congrès pour l’étude des problèmes résultant du mélange des races qui se tint à Bruxelles en même temps que l’Exposition internationale allait conduire à une appropriation belge du débat. Sauf exceptions (p. 51), le discours anthropologique commun met en avant la supériorité de la race blanche et l’infériorité de nature des races qui résultent du mixage entre Blancs et Noirs. L’argumentation sociale oscille entre la mise en avant du danger, y compris l’obsession d’une révolte, et une velléité humaniste dont n’est pas absente la prise en compte des services que pourraient rendre les métis. Les arguments tournent autour de la prévention des unions illégitimes, de la légalisation du fruit défendu par le père, du statut et de l’éducation des enfants. Quant à la mère, on oscille à son égard entre le refus de l’accepter et la prise en compte de l’instinct maternel. Mais le problème des métis est largement posé indépendamment du souci pour les mères. Quelle place leur donner dans l’espace social : intégration dans la collectivité blanche, rejet dans la communauté indigène, groupe distinct avec une fonction médiatrice ? En amont des préjugés racistes comme des préoccupations humanitaires, la sauvegarde des intérêts supérieurs de la colonie constituait l’enjeu central (p. 58).
Dans ces conditions, pas étonnant que les débats ne débouchent que sur des vœux, situation ni chair ni poisson qui continuera à caractériser le positionnement de la Belgique. Dans ces années trente, ils sont empreints de plus ou moins d’ouverture humaniste, se distinguent par leur portée individuelle ou l’appel à une reconnaissance de droits en tant que collectivité, et comportent déjà la suggestion d’accueil et d’adoption d’enfants métis par des particuliers en Belgique, avec des positions opposées au sujet d’un problème humainement délicat et à haute signification politique, à savoir le consentement de la mère à l’envoi de son enfant en Europe (p. 57).
En somme, à ce moment, on a à la fois assisté à une appropriation du débat (p. 59) par un public relativement large et au fourvoiement dans une impasse sociale et juridique (p. 90). Pourquoi ? La colour bar était à l’œuvre, à la fois fondée sur des préjugés racistes et comme un pilier de l’ordre colonial, peu visible mais bien présent à côté de l’administration, de l’Église et des grandes entreprises (p. 94). En même temps, elle se parait d’un devoir de sagesse du colonisateur, soit que celui-ci se défende du danger, soit qu’il se penche sur le sort des métis.
Politiquement, la question du métissage illustre une caractéristique typique du système colonial belge : la coexistence d’une lourdeur administrative et de la disposition à permettre, à la marge, l’arrangement de solutions aux problèmes que cet immobilisme institutionnel laisse en suspens.
La question du concubinage du Blanc avec une femme noire, toléré voire encouragé par les sociétés d’exploitation, et du devenir des enfants nés de ces unions, s’était déjà posée avant 1908 dans le cadre de l’État indépendant du Congo. Sur le plan des principes, celui-ci prévenait l’accusation de racisme, en appliquant la « nationalité congolaise » à tous les habitants non étrangers sans distinction de race ni différenciation liée à un degré de civilisation (p. 94).
Il en allait tout autrement dans la pratique. Les abus du système léopoldien furent dénoncés dès 1896. La réponse apportée consista en une manœuvre moralisante destinée à apaiser l’opinion internationale : la création d’une commission pour la protection des indigènes. Cette politique de l’autruche fut aussi appliquée au problème des métis : mutisme sur leur statut, confinement des enfants abandonnés dans des lieux de protection, dissimulation de la situation des mères sous un contrat de location comme ménagères.
En 1908, au moment de la reprise du Congo par la Belgique, la nationalité belge fut reconnue à tous les résidents de la colonie (en dehors des étrangers). Cependant, la gestion coloniale était basée sur la distinction entre citoyens belges de la métropole — en clair les civilisateurs blancs — et sujets belges de statut colonial, c’est-à-dire la population noire, dénuée de droits politiques et placée sur un pied inférieur par la législation. Dans ce contexte, les lois de la colonie ignoraient purement et simplement le statut des métis, alors même que leur accueil dans des lieux spécialisés devenait de plus en plus problématique.
Cependant, parmi les « sujets belges », congolais noirs de multiples origines sociales et régionales, une distinction a été bien vite opérée entre « civilisés » — appelés Congolais immatriculés — et « non-civilisés » — dénommés indigènes non immatriculés. Le concept d’« indigène » se substituait à celui de « race ». Mais sur quoi reposerait-il : origine dans le pays, degré de culture ? Et qui est ou non « indigène » ?
Les propositions se sont succédé pour établir des régimes correspondant aux différentes classes de la population congolaise en fonction de leur degré de développement, des Noirs qui restés sous l’emprise des coutumes aux civilisés complets en passant par les statuts intermédiaires. Elles ont convergé après 1948 vers l’octroi d’une carte d’« évolué », pudiquement dénommée « carte du mérite » civique, à certaines fractions correspondant à des conditions déterminées. L’enjeu de cette construction subtile était de maintenir un fossé infranchissable entre Noirs et Blancs tout en justifiant celui-ci, non point par la race, mais par le degré de culture. Quel est le sens de cette évolution ?
La problématique du statut des métis est révélatrice pour le mouvement d’ensemble. Avant la Seconde Guerre mondiale, elle a été abordée dans diverses commissions, que ce soit dans le cadre plus général de la « protection des indigènes » (p. 99-104) ou autour de la position spécifique des métis (p. 105‑118). Un choix avait prédominé parmi les alternatives posées lors du Congrès de 1935 : envisager le statut des métis sur pied d’égalité avec les Noirs — non point citoyens, mais sujets belges de la colonie — tout en manifestant discrètement un intérêt pour les problèmes spécifiques des individus. À la limite, on tablait sur les possibilités d’amélioration qu’offrirait aux métis une stratégie de différenciation des « sujets » en fonction du degré de civilisation : ils seraient assimilés aux Noirs évolués. Cependant, en 1936 un évènement vint perturber de l’extérieur ce schéma faussement ouvert : le décret français qui reconnaissait aux métis des colonies d’Afrique la qualité de citoyens français, avec toutes les prérogatives civiles et politiques qui lui sont attachées.
Quel allait être le retentissement sur le petit monde belge ? Il convient de rappeler ici les positions intelligentes et courageuses qui tranchèrent sur le ronron ambiant. Le sénateur Daniel Reyniers (p. 110) exprime le refus de laisser les métis « heimatlos ». Avec Jeanne Van der Kerken (p. 112), de l’Œuvre de la protection des mulâtres, il plaide pour leur donner un statut, même par étapes. Sa position n’est pas seulement sous-tendue par un sentiment de justice, mais par un argumentaire qui l’avait amené, un an plus tôt à la suite de Georges Van der Kerken, un ethnologue de l’Université de Gand (p. 51-58), à réfuter publiquement le préjugé des races. Las, la seule réponse consistera à masquer le critère de la race derrière celui de la civilisation, lequel est censé être universel… Noirs et métis, même cachot doré… La trappe fermée sur les seconds manifeste la solidité du mur qui sépare durement les premiers du monde des Blancs sous une apparence de mollesse.
Cependant, les faits ont la vie dure. La question des métis va rebondir dans l’après-guerre, avec les échos du terrain rapportés par des personnalités ouvertes et la connaissance plus précise du nombre important de métis. Fait nouveau, le ministre des Colonies — Robert Godding, un libéral — prend même en considération une lettre écrite par un métis. Il exprime son inquiétude face aux préjugés raciaux et installe en janvier 1947 une Commission spécifique. Il attend qu’elle aille jusqu’à poser la question du statut des métis. Mais cette dernière butera sur l’impasse tout en contribuant Cette dernière contribuera à mettre au jour sa racine. L’obstacle à toute réforme à portée structurelle en faveur des seuls métis, c’est en effet qu’elle dévoilerait que le système existant est en fait tout entier basé sur la discrimination des races, et en viendrait donc à l’ébranler… La seule issue, si l’on veut en même temps sauvegarder cet édifice et tirer les métis vers la société belge, c’est d’affiner le recours au critère de civilisation de façon à permettre une amélioration de leur condition tout en sauvegardant et perpétuant la barrière de couleur. Statut de l’élite reconnue comme évoluée, statut des indigènes coutumiers, statuts intermédiaires… et là-dedans statut des métis : autant de « sujets », aucun « citoyen ».
Toujours est-il que, pour la première fois, un ministre avait invité à envisager le statut des métis en tenant réellement compte de leur intérêt. Pourquoi se heurtait-on à une limite infranchissable ? Les raisons sont apparues plus clairement dans une seconde phase du travail de la commission, en mars 1947 quand Pierre Wigny — social-chrétien — est devenu ministre des Colonies.
La façon d’aborder le statut est restée inchangée : les métis comme sous-ensemble de la population indigène. Les modalités de traitement ont été discutées, autour de la création d’une carte du mérite civique, valable pour toute la population, mais à laquelle pourraient prétendre les métis non reconnus. Donc, pas de réforme de structure. La Commission spécifique sur les problèmes des métis fut même fusionnée en 1948 avec la Commission permanente qui concernait la protection des indigènes. Cette commission mixte fut elle-même dissoute en 1950 dans la perspective d’une commission inclusive à créer sur le statut de la population congolaise dite « civilisée ».
Ces atermoiements sont révélateurs de la nature de l’impasse (p. 363) : il s’agissait à la fois de maintenir les indigènes dans leur condition de « sujets » et de leur assimiler « équitablement » les métis, tout en créant l’espace pour une classe intermédiaire moyennant un droit d’entrée élevé.
Ce droit d’entrée passait par l’éducation. Mais dès avant le passage à l’étape scolaire, la question de la reconnaissance de paternité constituait un signal indicateur des raisons de l’impasse. Tout le monde était d’accord pour permettre aux enfants métis d’accéder à une situation comparable à celle à laquelle les indigènes civilisés pouvaient prétendre. Mais ne pourrait-on aller plus loin vers l’intégration à la société blanche à travers une action du ministère public pour contraindre le père naturel à s’acquitter de ses devoirs envers son enfant métis, comme le Code civil le prévoit pour tout citoyen ? (p. 123). Cette idée a été constamment jetée aux oubliettes. Même par Pierre Ryckmans, gouverneur général pourtant considéré comme ouvert (p. 125-126). Il a avancé qu’il fallait se prémunir de chantages, de procès scandaleux et d’erreurs de la part des juges. Or, la raison n’était-elle pas plus profondément de garantir l’intouchabilité d’acteurs constitutifs des piliers de l’ordre colonial et l’imperméabilité entre les deux grands sous-ensembles — blanc et noir — de ce système ? Certes, et à fortiori dans le chef d’un Rijckmans, le but n’était pas de maintenir le Noir à un niveau inférieur. Cependant, la reproduction de l’ordre colonial passait par l’affirmation de la suprématie et du rôle civilisateur du Blanc.
Que révèle le stade de la scolarisation ? Aucune loi ne s’oppose à admission des métis dans l’enseignement de régime métropolitain. Cependant on se heurte à l’hostilité des parents, et les métis sont considérés comme des enfants abandonnés, et reçoivent une instruction commune avec les enfants noirs ou dans des écoles-asiles (p. 164-166).
Au nom de leur intérêt, la commission Godding avait considéré que l’idéal était leur admission généralisée dans les écoles européennes (p. 121). Ce souhait correspondait à une proposition de D. Reyniers. Mais le principe était tempéré par une prise en compte des difficultés pratiques. On était conscient qu’une telle avancée se heurterait à la résistance de l’opinion publique, en raison de préjugés irraisonnés mais aussi d’arguments plus sérieux. Il fallait une garantie de bonne éducation, au-delà de la reconnaissance formelle de paternité. La proposition était donc d’établir un régime sur mesure selon que l’enfant métis était ou non élevé par un ménage européen.
Quand le ministre Wigny prit la succession, il était en faveur d’une décision d’admission des métis dans les écoles pour enfants blancs. Cependant, dans la ligne des travaux qui avaient précédé, la Commission préconisait des écoles d’adaptation en référence au critère de civilisation (p. 204-205). Ces atermoiements eurent pour effet de retarder l’admission des métis dans les écoles pour Européens blancs et de réduire leur nombre (p. 129-206).
C’est que personne ne pouvait contraindre les directions (l’Église catholique, dans la plupart des écoles) à admettre les enfants métis. Qu’est-ce qui était en jeu dans ces débats ? La difficulté à s’adapter aux situations pédagogiques était invoquée (p. 150), tant la barre était placée très haut. Mais plus profondément, l’idée d’une admission se heurtait plus profondément à l’opposition des familles pour des raisons plus complexes à analyser. La tentative de déverrouiller la barrière raciale en tablant seulement sur l’intérêt légitime d’une catégorie spécifique est refusée au nom de l’« équité ». Les individus — Noirs et métis — doivent rester du même côté de la barrière. En clair, cela signifie qu’il faut séparer les enfants noirs pour éviter qu’ils n’influencent les enfants blancs. Et une mesure en faveur des seuls enfants métis entrainerait le reproche de discrimination fondée sur la race et donc une mise en cause de la barrière qui est à éviter à tout prix (p. 205-206). Ce qui est en cause, en définitive, c’est la pérennité du système colonial (p. 362).
En dépit des pressions pour limiter l’admission, une décision positive interviendra en 1947 en faveur des métis reconnus ou adoptés moyennant la garantie qu’ils ont reçu une éducation européenne. Un deuxième tournant aura lieu en 1952 lorsque cette mesure d’admission sera étendue aux Noirs et aux métis non reconnus dont le degré suffisant de civilisation est garanti par l’octroi d’une carte du mérite (p. 208).
1952 : amorce tardive de décolonisation. 1960 : indépendance précipitée. Si le temps avait été laissé au temps, la catégorie intermédiaire que l’on tentait de créer en dernière minute se serait-elle muée en agent de gouvernance dans la perspective du bien commun d’une nouvelle nation ? On peut douter que la barrière de couleur aurait pu s’éroder progressivement sous la pression d’une l’évolution sans rupture.
La condition des métis en manifeste une quadruple signification. Premièrement, il faut maintenir les Noirs à une place subalterne dans la ligne de la hiérarchie coloniale. Deuxièmement, il faut repousser toute émancipation particulière aux métis pour éviter de donner l’image d’une barrière de race. Troisièmement, il faut les isoler par rapport au milieu des Noirs pour éviter que ces derniers ne soient influencés par des velléités de révolte, et les contrôler y compris comme objets de sollicitude. Quatrièmement, il faut quand même ménager une place spéciale aux plus méritants, mais c’est en fonction du degré de civilisation, à l’instar des Noirs « évolués » susceptibles de créer une catégorie intermédiaire auxiliaire du colonisateur.
À travers ce mode de traitement, on peut percevoir quelle fut la spécificité du clivage racial à la belge. La colour bar anglo-saxonne se traduisait directement par des mesures de ségrégation et de discrimination fondées sur la race. Sans complexe, elle était justifiée par le fait que le Noir est inférieur et qu’il faut le maintenir à ce niveau sur le plan social. Plus subtile, la barrière de couleur à la belge reposait sur une présomption de disqualification sociale dont l’indice est la couleur. J’ai devant moi un groupe humain dont je peux présumer que son profil est différent du mien le mien [5] (p. 149). Il est moins autre qu’appelé à s’adapter, à partir d’un mode de vie atténué. Qu’on le considère comme menace ou comme âme à sauver, il est moins envisagé à travers le prisme d’une séparation pure et dure qu’à travers celui de l’éducation.
En définitive, cette appréhension avait pour fonction, non point d’abord de traiter le Noir comme « naturellement » inférieur, mais de perpétuer un système colonial présenté — et vécu — comme œuvre civilisatrice, de permettre au Blanc de s’assurer du statut d’« européo-civilisé » (p. 363). Cette fonction sociale primait sur les justifications anthropologiques, largement inavouées.
Dans le cadre de ce code culturel, le système colonial belge a pu sembler moins féroce, que l’anglo-saxon. En effet, il ne s’exprimait pas en termes d’exploiteur-exploité, mais de père (oncle…)-enfant. Il a constitué un terrain sur lequel ont pu fleurir des efforts empreints de sollicitude, des réalisations remarquables, l’émergence de personnalités hors du commun — noires, blanches ou métissées. Cependant, il a induit des mesures de discrimination plus subtiles, mais aussi plus rigides que son homologue. C’est qu’il ignorait la conscience fière et la révolte de ceux qui, ouvertement exclus, revendiquent de se gérer en tablant sur leur propre monde. Il proposait aux colonisés d’entrer dans une évolution, au cours de laquelle ils se voyaient passer de la condition d’élève à celle d’éternel assistant. Comme tel, il a aussi suscité du paternalisme, couvert des crimes, engendré des personnalités perverses. La perversité, c’est quand la violence prend les apparences de l’amour.
La nation belge reposait sur une union factice entre des élites francisées et des classes populaires analphabètes usant de divers dialectes flamands et wallons [6]. Marquée par une illusion, est-elle pour autant tout à fait mal fondée ? Quant à la barrière de couleur à la belge, on peut penser que sa teinte particulière fut le corrélat de cette illusion… Il en a en tout cas résulté un gigantesque malentendu, lourd de conséquences. Cet héritage a été largement occulté. Parmi les icônes de la Belgique, celle qui a émergé de ce refoulement post-colonial fut particulièrement résistante dans notre inconscient. Sa réduction à l’état de souvenir peut déboucher sur de l’indifférence. Cependant, qu’il s’agisse de la Belgique ou du Congo, la mise à plat de l’histoire commune est seule à même de fonder des rapports neufs.
[1] V. Rosoux, « La colonisation et ses mémoires, entre révérence et indifférence », dans Astrid von Busekist, Singulière Belgique, Fayard, 2012.
[2] Voir Fr. De Moor et J.-P. Jacquemin, « Notre Congo/Onze Kongo ». La propagande coloniale belge : fragments pour une étude critique, CEC 2014.
[3] R. Dumont, L’Afrique noire est mal partie, Seuil, 1962 ; rééd. 2012.
[4] Le présent article est conçu comme une synthèse basée sur cet ouvrage publié à compte d’auteur en 2014, qui contient des exposés très documentés mais denses relatifs à l’histoire politique. Vu la complexité de la scène et le nombre des acteurs, les études concernant le métissage au Congo belge et au Rwanda-Burundi sont multiples. L’originalité de celle-ci est triple : la qualité des témoignages ; l’ampleur du travail de rassemblement des archives ; la tentative, forcément perfectible de livrer un aperçu intelligible de cet ensemble. On ajoutera : l’alliage entre le recul du regard sur l’héritage qui a été laissé et une interpellation au sujet de ce que nous en portons en nous. À partir d’une enquête familiale, l’auteur est allé à la rencontre des personnes et a constitué une exceptionnelle mine de récits de vie, non seulement de métis, mais d’acteurs impliqués dans leurs trajectoires. Ce Congolais naturalisé belge, ingénieur de recherche en chimie cherche aussi à dénouer les racines afro-européennes dans la perspective de l’avenir. L’émotion face aux souffrances l’a amené à déployer sa démarche à un niveau global. Complémentairement à son engagement concret en réponse à des situations de son pays d’origine, il s’est attelé pendant plus d’une décennie à un travail de documentation sur des données éparses en vue d’esquisser une explication du contexte collectif qu’on peut appréhender dans les trajectoires individuelles. Sans autre référence, les numéros de pages renvoient à cette étude.
[5] D’après A. Rubbens, « Le “colour bar” au Congo belge », dans Zaïre, Revue congolaise, mai 1949, p. 511. Assumani fait aussi référence au recueil de droit colonial, où l’on peut lire que l’auteur de la loi de 1908 a voulu maintenir les privilèges de naissance et de race en vue de maintenir la suprématie des Blancs sur les Noirs pour les rendre ainsi à même d’exercer le rôle civilisateur qui leur était assigné. Ainsi fondée, la législation ne pouvait que rester muette sur le statut des métis.
[6] J. Kotek, « Histoire commune, mémoire éclatée. Gran-deur et décadence de l’iconographie belge », Singulière Belgique, p. 192.