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Nocturnes à la fenêtre

Numéro 3 – 2020 - 7. Italique fiction par Marta Gracia Blanco

avril 2020

Synop­sis

Le désa­mour délie les langues : la dou­leur, le temps, la culpa­bi­li­té, l’amour… Deux amis dis­cutent de tout et de rien sur le divin et sur l’humain, dans l’attente de l’impossible : le retour de Carmelita.

Italique

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SCÈNE 1. EXTÉRIEUR, NUIT

Dans une pièce plon­gée dans l’obscurité, deux hommes fument accou­dés à une fenêtre. Dehors, on aper­çoit un océan de toits et, au loin, une lune ronde et brillante.

L’un

La souf­france, c’est sur­fait, mon pote. On devrait pas en avoir aus­si peur. J’te parle pas de souf­france phy­sique, ça c’est une vraie merde. Mais l’autre souf­france, la vraie, elle prend le des­sus sim­ple­ment parce qu’elle nous fout les boules alors qu’en fait per­sonne ne suc­combe à une bles­sure à l’âme.

Passe-moi le joint.

L’autre

Toi, le stick te rend phi­lo­so­phique. Ça doit être parce que ça rime : stick – philosophique.

L’un

Ma grand-mère disait tou­jours « que Dieu ne t’éprouve pas au-delà de tes forces ». C’est vrai quoi. Y’a pas de quoi en faire un fromage.

L’autre en tirant un coup sur le joint :

J’te jure. Moi, je me méfie des gens qui passent à tra­vers les gouttes. Ils doivent pas être nor­maux ceux-là.

L’autre

On mythi­fie la dou­leur, on la mythi­fie. Les poètes lui consacrent des livres entiers, ils souffrent dans leur chair, écor­chés, les tripes à l’air. Et les artistes aus­si. Rap­pelle-toi du type qui pei­gnait, le gars de l’expo.

L’autre

Qui ça, Bacon ?

L’un

Bacon. Putain, y’a de quoi flip­per. Et tu te dis, « merde, tant de dou­leur, ça troue le cul ». Tu t’obstines à ne pas souf­frir, et t’es là, à lut­ter encore et encore. Tout ça pour quoi, puisque la souf­france est inévi­table ? Ça fait chier, mais c’est comme ça.

L’autre

Et c’est bien comme ça, mec. Parce que si tu souffres pas, t’apprends rien. Tiens, tire encore une taffe.

L’un

Ce que j’veux pas c’est être comme tous ces gens qui mettent une capote anti-sen­ti­ments, tu vois c’que j’veux dire ? Un imper­méable sur lequel ruis­sèle leur souf­france. Parce qu’alors ils res­sentent plus rien. Souf­frir, ça, ils ne souffrent plus. Mais ils ne res­sentent plus non plus la joie, l’émotion, la pas­sion élec­trique. À quoi bon vivre sans fous rires, sans paroles sin­cères, sans oser chan­ton­ner une petite rum­ba même si ça sonne faux ? Ce qui me fait vrai­ment peur c’est ça, deve­nir G.I. Joe, un zom­bie des sentiments.

L’autre

Car­ré­ment, mec.

Leurs regards se perdent sur les toits.

L’un

Du coup, tu crois que Car­me­la va revenir ?

L’autre, en lui pre­nant le joint :

Non mec, celle-là, elle ne revien­dra pas.

L’un

Mmh.

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SCÈNE 2. EXTÉRIEUR, NUIT

La même pièce plon­gée dans l’obscurité, les deux mêmes hommes fument accou­dés à la fenêtre, le même océan de toits. Et devi­nez quoi, la même lune ronde et brillante (d’une autre nuit pourtant).

L’un, fume len­te­ment un joint. Au loin, les cloches sonnent minuit ; il tire une grosse taffe et dit :

T’as déjà vu le temps, toi ? Hein ?

L’autre

Bien sûr, mec. Ça passe après le sport. On annonce du soleil pour demain.

L’un

Non, pas ça. J’te parle du temps. Les minutes, les secondes. Tu les as déjà vues ? Tou­chées ? Tu as sen­ti leur odeur ? Parce que moi pas. Et toi non plus… P’têt qu’un jour, dans un de ces docu­men­taires qui passent à la télé, un ber­ger ouz­bek ou un pêcheur islan­dais nous diront qu’ils ont vu le temps.

L’autre, pre­nant le joint :

J’pense pas. C’est pas qu’y ait pas des trucs bizarres, mais ça, ça m’étonnerait.

L’un

Alors si on ne le voit pas, si on ne le sent pas, si on ne le touche pas, com­ment on peut savoir que le temps existe, bor­del de merde ? Si ça s’trouve c’est comme pour Dieu. Ou Saint-Nico­las. Si ça tombe le temps, ce sont nos parents.

L’autre

Putain mec, avec quoi tu viens. Que Dieu ça soit pas ton truc, passe encore, mais que tu ne croies pas que le temps existe, putain, t’abuses. Et ce bide ? Et ce début de cal­vi­tie ? T’appelles ça com­ment toi ?

L’un

Le temps, c’est pas les rides. Ni les che­veux blancs. Ni les cloches de l’église. Ça, c’est le temps qui passe. Mais c’est pas le temps en soi. Tu vois c’que j’veux dire ? Il lui passe le joint.

L’autre

Ouais, mais non. T’as jamais vu l’amour non plus, tu ne l’as jamais sen­ti ni enten­du et pour­tant l’amour existe, putain bien sûr qu’il existe. Et le désa­mour aus­si. Et viens pas me dire que le désa­mour n’existe pas après les nuits que tu me fais pas­ser depuis que Car­me­la t’a quit­té. Bor­del de merde.

L’un

Hé, ducon faut pas t’mettre dans cet état.

L’autre

C’est que j’pige pas de quoi tu me parles, si j’ai vu pas­ser les heures, si j’ai sen­ti les secondes. Casse pas les couilles.

L’un, tirant len­te­ment sur le joint :

Car­me­li­ta… J’lai appe­lée cet après-midi pour lui deman­der de reve­nir et elle m’a répon­du de lui lais­ser du temps. « Donne-moi du temps. J’ai besoin de temps. » Mais putain com­ment j’vais lui en don­ner ? Com­ment j’pourrais lui don­ner un truc sans être sûr qu’il existe ? Je sais même pas où je range mes cale­çons, com­ment veux-tu que je sache où j’ai ran­gé le temps ?

L’autre

Les femmes font chier. C’est tou­jours pareil. C’est la même chose avec ma mère. « Maman, elle où est ma che­mise ? Dans l’armoire. Elle n’est pas dans l’armoire, maman. Je te dis qu’elle y est. » Je retourne voir, elle n’y est pas. Elle se pointe et elle la trouve. J’parie c’que tu veux que ta Car­me­li­ta, elle te fait le même coup avec le temps, elle l’a ran­gé dans un tiroir et elle te le demande exprès pour que tu ne le trouves pas.

L’un

Quelle connasse, non ?

L’autre

À fond.

L’un

J’le trou­ve­rai jamais son temps, c’est ça ?

L’autre

Jamais.

L’un

Pfffff, putain de bor­del de merde.

************

SCÈNE 3. EXTÉRIEUR, NUIT

L’un et l’autre res­tent accou­dés à la fenêtre à contem­pler l’océan de toits et une lune qui n’est plus si ronde, parce que la lune ne peut pas res­ter pleine et intacte nuit après nuit. Cette nuit, il n’y a plus de joint. Seule­ment une bou­teille de Jäger­meis­ter à moi­tié vide et deux verres à moi­tié pleins.

L’autre

T’es bien pen­sif cette nuit, mec.

L’un

Oui.

L’autre

Et tu penses à quoi ? À Car­me­li­ta, pour changer ?

L’un

Non. Enfin si. Je pense à c’qu’elle m’a dit cet après-midi. Tu sais ce qu’elle m’a dit ?

L’autre

Ben non, qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

L’un

Elle m’a dit « c’est pas ta faute. C’est pas toi, c’est moi. » Elle m’a lâché ça comme ça. On se serait cru au beau milieu d’une rom com amé­ri­caine, « It’s not you. It’s me ».

(Il sou­pire et boit une gor­gée de Jägermeister.)

L’autre

Là, t’es vrai­ment dans la merde, mec. C’est la pire chose qu’une femme puisse te dire.

L’un

Pour­quoi ?

L’autre

Mais parce que. Parce qu’elles disent ça quand elles pensent que t’es trop bon ou trop con pour entendre une véri­té qui te bri­se­rait le cœur.

L’un

Une véri­té ? Quelle vérité ?

L’autre

La véri­té, putain. La vraie rai­son pour laquelle elle t’a quit­té. Et ça peut être n’importe quoi, chais pas moi, qu’elle fri­cote avec le phar­ma­cien. Qu’elle s’ennuie. N’importe quelle conne­rie. Ma sœur a lar­gué son mec parce qu’avant de bai­ser, il pen­dait son cale­çon sur un cintre à pinces. Tu crois vrai­ment que c’est une rai­son valable pour quit­ter quelqu’un ? Eh bien, elle l’a quit­té. Et elle lui a dit, « ce n’est pas ta faute, c’est la mienne ». Parce qu’évidemment si elle lui avait dit qu’elle le quit­tait parce qu’il pen­dait ses cale­çons sur un cintre, le mec aurait pété un câble. C’est quoi c’te conne­rie de faute ?

L’un

C’est ce que j’ai dit à Carmelita.

L’autre

Attends, tu lui as dit pour les cale­çons de ma sœur ? Tu te fous de ma gueule !

L’un

Mais non. Je lui ai dit que ce n’était pas une ques­tion de faute. Qu’une rela­tion amou­reuse comme la nôtre est née libre­ment, elle s’est construite sur la liber­té et que là où il n’y a aucune entrave, il ne peut y avoir de faute. Tu com­prends ? L’amour, c’est pas une déci­sion ration­nelle, ça vient du fond de tes tripes, de l’hypophyse, c’est pure­ment intui­tif, ça relève des neu­ros­ciences et tout ça. Et si tom­ber amou­reux n’est pas une déci­sion ration­nelle, ces­ser d’aimer ne l’est pas non plus. Et là où il n’y a pas de déci­sion consciente, com­ment peut-on par­ler de faute ? Tu comprends ?

L’autre

Je sais pas. Tu peux dire ce que tu veux, mais deux per­sonnes ne se quittent pas si l’une d’entre elles ne le veut pas. Et celui qui veut rompre, eh bien, c’est sa faute.

L’un

Non, non. La faute, c’est autre chose. Ça doit être autre chose. D’ailleurs…

L’autre

D’ailleurs ?

L’un

D’ailleurs, j’ai dit à Car­me­li­ta que de toute façon c’était la faute de sa mère. Ou la mienne. Je ne sais pas.

L’autre

De sa mère ? Arrête tes conne­ries, mec. Tu sais bien que sa mère est morte quand elle était petite !

L’un

La mère est tou­jours l’ultime res­pon­sable de tout ce qu’on est et de tout ce qu’on n’est pas, tout comme l’a été la mère de la mère et on peut ain­si remon­ter, dans une spi­rale de récri­mi­na­tions, jusqu’à la nuit des temps, jusqu’à la bac­té­rie ori­gi­nelle qui, elle, n’avait pas de mère et donc fut dévo­rée par un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té dont elle n’a pas pu se défaire parce qu’elle n’avait per­sonne à qui faire de reproches.

L’autre

T’as trou­vé ça tout seul ?

L’un

Non, je l’ai lu ça sur internet.

L’autre

Et t’as lâché ça à Carmelita ?

L’un

Comme ça. D’une traite.

L’autre

T’es à l’ouest mec, très à l’ouest. T’es un bon gars, mais t’es vrai­ment à l’ouest. Ça ne m’étonne pas que Car­me­li­ta t’ait largué. 

L’un

Mais c’est ça la clef.

L’autre

Ah bon ?

L’un

La clef se trouve dans les subor­don­nées. Tu vois ? Moi, j’ai tou­jours été un bon gars et j’ai tou­jours été à l’ouest. Tant que c’était « t’es à l’ouest, mais t’es un bon gars », Car­me­li­ta est res­tée. Mais après l’ordre des mots a chan­gé, tu vois ? La phrase prin­ci­pale est deve­nue la phrase subor­don­née et la subor­don­née, la prin­ci­pale. C’est à ce moment-là que je suis deve­nu un bon gars, mais à l’ouest. C’est à ce moment-là que Car­me­li­ta m’a quitté.

L’autre

Tu fais les ques­tions et les réponses.

L’un

Tu l’as dit.

(Il ne reste alors plus de Jäger­meis­ter ni dans la bou­teille ni dans les verres. Et ils res­tent là, l’un et l’autre, à boire la lune.)

Marta Gracia Blanco


Auteur

licenciée en droit et en théorie du droit. Elle a travaillé pendant dix ans dans des PME et, depuis mai 2015, est bourgmestre de La Almunia de Doña Godina (Saragosse - Espagne)