Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Monsieur Météo et le populisme numérique ordinaire
Le feuilleton qui a agité la Belgique francophone au printemps 2013 avait pour titre : « L’affaire Luc Trullemans ». Le point de départ est simple : Monsieur Météo (RTL) a été licencié pour avoir publié sur son mur Facebook des caricatures et textes racistes. Mais ce qui n’aurait pu rester qu’une affaire entre l’auteur des propos et son employeur s’est […]
Le feuilleton qui a agité la Belgique francophone au printemps 2013 avait pour titre : « L’affaire Luc Trullemans ». Le point de départ est simple : Monsieur Météo (RTL) a été licencié pour avoir publié sur son mur Facebook des caricatures et textes racistes. Mais ce qui n’aurait pu rester qu’une affaire entre l’auteur des propos et son employeur s’est révélé le point de départ d’un impressionnant buzz défrayant la chronique 2.0. Voilà que chacun se sent tenu d’avoir un avis sur la question. Pour ou contre Luc Trullemans ? Pour ou contre la liberté d’expression ? Pour ou contre les musulmans en Belgique ? Les alternatives sont aussi tranchées qu’absurdes.
Si on ajoute l’arrivée dans l’histoire de Mischaël Modrikamen (où il cumule les rôles d’avocat de Luc Trullemans, de directeur du journal en ligne Le Peuple qui a lancé une pétition de soutien au météorologue et de président du Parti Populaire qui fait sien un discours de « droite décomplexée »), on a là tous les ingrédients d’une polémique potentiellement explosive. Rien de surprenant, dès lors, à l’apparition d’un effet boule de neige : l’« affaire » est abondamment commentée sur les réseaux sociaux et dans la presse. Dans la presse en ligne, ces articles sont pour la plupart accompagnés de dizaines, voire de centaines de commentaires, laissés par les internautes, dont un certain nombre à connotation raciste, eux-mêmes dénoncés et commentés, entrainant de nouveaux commentaires… Et ainsi de suite.
Cette affaire a été largement commentée à chaud. Il n’est pas inutile d’y revenir avec un peu de recul, et sans nous aventurer sur les terrains juridique et éthique. Cette réflexion se centre sur une question simple : que nous dit cette fièvre numérique ?
Les lecteurs de la presse en ligne ont laissé des commentaires de toutes sortes, de la condamnation des propos de Luc Trullemans aux réflexions sur la liberté d’expression, en passant par l’expression d’une incompréhension face au licenciement du météorologue, des appels au boycott de RTL ou une franche approbation des propos à l’origine de la saga. Des centaines d’internautes ont pris leur clavier pour dire, en substance, que Luc Trullemans avait raison, qu’il avait le mérite de dire « tout haut » ce que « beaucoup pens[erai]ent tout bas », à savoir le rejet de ce qui est perçu comme une immigration musulmane envahissante contre laquelle les « bons Belges » n’auraient pas le droit de protester. « On en a marre ! » et « Musulmans, intégrez-vous ou dégagez ! » reviennent comme des leitmotivs.
Luc Trullemans est présenté comme victime d’un système politico-médiatique omnipotent, « bien pensant » et « de gauche » qui ne voudrait pas voir révélée la vérité du rejet populaire d’une politique d’immigration qui serait « imposée » à la population à des fins électoralistes. Beaucoup de commentateurs présentent le renvoi de Luc Trullemans comme une censure des opinions du peuple par une élite déconnectée, plus que comme la réaction d’une société privée (RTL) ne souhaitant pas voir son image assimilée à des idées malvenues dont l’expression peut être constitutive d’un délit.
Il existe donc un décalage important entre les positions exprimées dans ces commentaires (comme dans une proportion importante de ceux que nous pouvons lire chaque jour au bas des nombreux articles de la presse en ligne) et la réalité du paysage politique. Sur la seule base de ces commentaires, se dessine une société conservatrice, voire profondément réactionnaire, très à droite, islamophobe et se percevant décadente du fait du « laxisme » (de la justice, de l’éducation…), de la perte des valeurs chrétiennes traditionnelles et de l’acceptation de la diversité culturelle. Pourtant, les partis défendant ces opinions tout comme le vote d’extrême droite restent marginaux. Dès lors, soit il faut prendre cette flambée de commentaires avec des pincettes, soit il faut conclure à un sérieux déficit démocratique.
Différents médias ont émis l’hypothèse que l’anonymat permis par internet favoriserait la libération d’une parole intolérante. Si le caractère désinhibant de l’anonymat est bien connu et pose un réel problème aux médias en ligne1, l’explication n’est pas totalement satisfaisante. D’une part, comme en d’autres occasions (la libération conditionnelle de Michèle Martin, par exemple), de nombreux propos extrémistes ont également été tenus sur des sites où les gens commentent (théoriquement) sous leur identité réelle (L’Avenir ou Le Peuple2); inversement, des milliers de gens débattent tous les jours de manière relativement civilisée sur des centaines de forums alors qu’ils utilisent des pseudonymes. D’autre part, ce serait expliquer l’existence d’opinions extrémistes par l’idée que « l’occasion fait le larron », évacuant totalement la question de ce que ces idées peuvent révéler. Dans cette perspective, si « fliquer » les échanges devrait suffire à rendre nettement moins visibles les idées extrémistes, qui peut croire que cela éliminerait pour autant la haine de l’autre et l’intolérance ?
Une seconde explication serait que ces échanges électroniques fonctionnent comme une loupe déformante. Les commentaires de la presse en ligne sont souvent le fait d’un nombre limité de commentateurs très actifs produisant l’essentiel des commentaires, souvent dans une logique d’interaction avec les autres internautes. Là où l’internaute « lambda » se contentera d’exprimer son opinion dans un commentaire unique, l’internaute actif en postera plusieurs, répondra aux autres, répondra aux réponses, donnant dans le fil de commentaires une visibilité plus importante aux opinions qu’il défend. Comme l’analyse précédente, celle-ci a le mérite d’expliquer l’ampleur observée de certaines opinions, mais pas les intentions de leurs propagateurs, ni la réalité sociale qu’elles indiquent.
Enfin, on peut constater que les commentaires sont un lieu où peuvent s’exprimer des opinions marginales, en rupture avec les grands médias ou les institutions. C’était déjà le cas avec le courrier des lecteurs, et ça n’en est que plus vrai avec les plateformes interactives qui offrent un espace illimité et ne nécessitent plus de passer le filtre de la sélection. Dans cette perspective, les commentaires de la presse en ligne (de même que des blogs, des sites personnels ou associatifs, etc.) permettent l’expression de personnes n’ayant pas facilement accès aux canaux « légitimes » de diffusion de leurs idées. L’internaute s’improvise éditorialiste, et le web devient alors le lieu d’expression publique d’opinions et théories socialement considérées illégitimes.
Si ces réponses permettent assurément d’expliquer, au moins en partie, ce qu’on observe dans ces espaces numériques, la difficulté est de savoir quelles conclusions en tirer. Le rédacteur en chef du site lalibre.be appelait les médias à aborder « tous les sujets », y compris les sujets « sensibles » (comme l’islam, l’immigration, l’insécurité) qu’ils « s’empêcheraient » de traiter3, et sur lesquels le silence des médias légitimerait d’une certaine manière l’expression de ces opinions extrémistes. Au lieu d’ignorer ces opinions, il conviendrait de les insérer dans le débat public, les faisant quitter la marge des commentaires où elles sont, pour la plupart, reléguées. Cette posture est d’ailleurs revendiquée par certains commentateurs réguliers, qui aspirent à disposer d’espaces et de partis spécifiques relayant leurs opinions.
Cette interprétation pose cependant deux gros problèmes. Premièrement, il est faux de dire que les sujets « sensibles » ne sont pas abordés dans la presse. Et loin d’apaiser les choses, ces articles sont généralement les plus commentés par les internautes, avec des commentaires extrémistes n’ayant rien à envier à ce que l’on a pu lire lors de l’affaire Trullemans, contestant, souvent à l’aide d’approximations et amalgames, la réalité des faits relatés, la légitimité des experts convoqués pour nous éclairer, ou encore les politiques menées en la matière. Le problème n’est donc pas que ces sujets ne seraient pas abordés, mais qu’ils le sont d’une manière qui déplait à un certain nombre de lecteurs. Ceci nous amène au second problème : dès lors qu’elles correspondraient à celle d’une partie des citoyens, toutes les opinions doivent-elles nécessairement être relayées comme légitimes par les médias et les partis politiques ? Si certaines des opinions exprimées dans ces commentaires sont peu représentées dans l’espace politique, c’est aussi parce qu’elles sont tout simplement fausses factuellement (par exemple, l’idée selon laquelle les musulmans seraient nécessairement étrangers) ou incompatibles avec notre cadre démocratique.
Il est un fait que les opinions racistes existent et rencontrent l’adhésion d’une partie de la population. Mais ce fait justifie-t-il que l’on poursuive le démantèlement de ce qui est si fondamental à une démocratie : un espace public constructif ? Et faut-il considérer, quoi qu’en disent les propagandistes de tous poils, des réseaux sociaux en proie à une agitation permanente comme le baromètre de la vivacité démocratique ou de la volonté du peuple ? La réponse est négative dans les deux cas. Car la démocratie est avant tout un mode de conduite des affaires publiques et, en la matière, il y a pire encore que le principe « un fait divers égale une loi » : la généralisation de ce système, sous la forme « un buzz égale une orientation sociétale ». Dans cette perspective, la réactivité immédiate permise par l’espace numérique reviendrait à enterrer toute réflexion au profit de l’émotion et, nécessairement, du court terme. Ce que révèle cette abondance de commentaires racistes n’est pas tant l’existence d’un fossé supposé entre (une partie de) la population et les « élites » médiatiques et politiques ou la difficulté de mener des débats sereins sur les « vraies préoccupations des gens » qu’une incapacité de penser l’idée même de débat. Une ânerie ne devient pas une pensée parce qu’elle est répétée par cent personnes. C’est pourtant une illusion courante chez certains usagers des réseaux numériques : le cœur de la société battrait là où ça clique. Or, débattre n’est pas seulement étaler son opinion partout où c’est possible de sorte à être vu par un maximum de gens en un minimum de temps ; tirer les conséquences d’un débat n’est pas considérer que celui qui a crié plus fort ou récolté le plus de clics incarne la voix du peuple.
Un débat nécessite du temps (celui de la réflexion et de la confrontation), de l’espace (celui de l’argumentation et de la compréhension) et de la reconnaissance de l’interlocuteur en tant qu’alter ego avec qui on peut parvenir à quelque chose. Il nécessite par ailleurs un temps de synthèse. Ce qui se joue dans les commentaires en ligne tels que nous les connaissons actuellement remplit rarement ces trois conditions, au contraire : on va vite, on fait bref et on catalogue immédiatement les interlocuteurs/interventions par un système de vote… avant de recommencer le lendemain. Ce qui insatisfait d’ailleurs certains internautes, qui cherchent à contourner les limitations techniques des systèmes, que ce soit pour faire long (en développant un propos sur plusieurs interventions brèves) ou développer des échanges sur certaines thématiques ou dans le temps (par exemple en incitant les autres à poursuivre la discussion en marge d’un autre article). Avec un résultat le plus souvent illisible. Sur ce plan, les commentaires de la presse en ligne, souvent ouverts à une époque où l’« interactivité » était à la mode plus que dans le cadre d’un projet éditorial clairement réfléchi, ne servent à rien. Fermons-les ! Ou du moins, ayons la force de ne pas leur donner un statut qu’ils n’ont pas, laissant cet espace à ceux qui souhaitent poser des questions à la rédaction (les rendant à leur vocation première d’interactivité). Et ouvrons à côté des espaces d’interaction en ligne régulés qui permettent des échanges thématiques structurés et argumentés. Un système permettant un vrai débat en ligne n’est pas celui qui permet de juxtaposer une opinion raciste et une opinion tolérante, mais celui qui permettra à leurs auteurs d’objectiver les présupposés qui les sous-tendent de sorte à démêler le vrai, le faux et les fantasmes. Ce n’est même pas utopique : des systèmes expérimentaux existent.
Les technologies numériques seront de plus en plus au cœur de la construction de l’espace public (au sens de Habermas), mais il y a encore du chemin à faire pour les sortir du café du commerce. Tant que nous ne cédons pas au mirage de l’immédiateté, il a toutefois toutes les raisons d’être optimistes.
- C’est notamment pour cette raison que de plus en plus de médias font le choix de ne plus permettre de commentaires sous pseudonyme.
- Mais il est vrai que Le Peuple est maintenant l’organe du Parti Populaire, un des rares à défendre ouvertement une idéologie libérale-réactionnaire, et dont on peut supposer que les lecteurs sont potentiellement plus favorables à ces thèses.
- Dorian de Meeûs, « Ce que Luc Trullemans et Véronique Genest révèlent sur notre société… », La Libre Belgique, en ligne, 29 avril 2013