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Monsieur Météo et le populisme numérique ordinaire

Numéro 07/8 Juillet-Août 2013 par Baptiste Campion

juillet 2013

Le feuille­ton qui a agi­té la Bel­gique fran­co­phone au prin­temps 2013 avait pour titre : « L’affaire Luc Trul­le­mans ». Le point de départ est simple : Mon­sieur Météo (RTL) a été licen­cié pour avoir publié sur son mur Face­book des cari­ca­tures et textes racistes. Mais ce qui n’aurait pu res­ter qu’une affaire entre l’auteur des pro­pos et son employeur s’est […]

Le feuille­ton qui a agi­té la Bel­gique fran­co­phone au prin­temps 2013 avait pour titre : « L’affaire Luc Trul­le­mans ». Le point de départ est simple : Mon­sieur Météo (RTL) a été licen­cié pour avoir publié sur son mur Face­book des cari­ca­tures et textes racistes. Mais ce qui n’aurait pu res­ter qu’une affaire entre l’auteur des pro­pos et son employeur s’est révé­lé le point de départ d’un impres­sion­nant buzz défrayant la chro­nique 2.0. Voi­là que cha­cun se sent tenu d’avoir un avis sur la ques­tion. Pour ou contre Luc Trul­le­mans ? Pour ou contre la liber­té d’expression ? Pour ou contre les musul­mans en Bel­gique ? Les alter­na­tives sont aus­si tran­chées qu’absurdes.

Si on ajoute l’arrivée dans l’histoire de Mischaël Modri­ka­men (où il cumule les rôles d’avocat de Luc Trul­le­mans, de direc­teur du jour­nal en ligne Le Peuple qui a lan­cé une péti­tion de sou­tien au météo­ro­logue et de pré­sident du Par­ti Popu­laire qui fait sien un dis­cours de « droite décom­plexée »), on a là tous les ingré­dients d’une polé­mique poten­tiel­le­ment explo­sive. Rien de sur­pre­nant, dès lors, à l’apparition d’un effet boule de neige : l’« affaire » est abon­dam­ment com­men­tée sur les réseaux sociaux et dans la presse. Dans la presse en ligne, ces articles sont pour la plu­part accom­pa­gnés de dizaines, voire de cen­taines de com­men­taires, lais­sés par les inter­nautes, dont un cer­tain nombre à conno­ta­tion raciste, eux-mêmes dénon­cés et com­men­tés, entrai­nant de nou­veaux com­men­taires… Et ain­si de suite.

Cette affaire a été lar­ge­ment com­men­tée à chaud. Il n’est pas inutile d’y reve­nir avec un peu de recul, et sans nous aven­tu­rer sur les ter­rains juri­dique et éthique. Cette réflexion se centre sur une ques­tion simple : que nous dit cette fièvre numérique ?

Les lec­teurs de la presse en ligne ont lais­sé des com­men­taires de toutes sortes, de la condam­na­tion des pro­pos de Luc Trul­le­mans aux réflexions sur la liber­té d’expression, en pas­sant par l’expression d’une incom­pré­hen­sion face au licen­cie­ment du météo­ro­logue, des appels au boy­cott de RTL ou une franche appro­ba­tion des pro­pos à l’origine de la saga. Des cen­taines d’internautes ont pris leur cla­vier pour dire, en sub­stance, que Luc Trul­le­mans avait rai­son, qu’il avait le mérite de dire « tout haut » ce que « beau­coup pens[erai]ent tout bas », à savoir le rejet de ce qui est per­çu comme une immi­gra­tion musul­mane enva­his­sante contre laquelle les « bons Belges » n’auraient pas le droit de pro­tes­ter. « On en a marre ! » et « Musul­mans, inté­grez-vous ou déga­gez ! » reviennent comme des leitmotivs.

Luc Trul­le­mans est pré­sen­té comme vic­time d’un sys­tème poli­ti­co-média­tique omni­po­tent, « bien pen­sant » et « de gauche » qui ne vou­drait pas voir révé­lée la véri­té du rejet popu­laire d’une poli­tique d’immigration qui serait « impo­sée » à la popu­la­tion à des fins élec­to­ra­listes. Beau­coup de com­men­ta­teurs pré­sentent le ren­voi de Luc Trul­le­mans comme une cen­sure des opi­nions du peuple par une élite décon­nec­tée, plus que comme la réac­tion d’une socié­té pri­vée (RTL) ne sou­hai­tant pas voir son image assi­mi­lée à des idées mal­ve­nues dont l’expression peut être consti­tu­tive d’un délit.

Il existe donc un déca­lage impor­tant entre les posi­tions expri­mées dans ces com­men­taires (comme dans une pro­por­tion impor­tante de ceux que nous pou­vons lire chaque jour au bas des nom­breux articles de la presse en ligne) et la réa­li­té du pay­sage poli­tique. Sur la seule base de ces com­men­taires, se des­sine une socié­té conser­va­trice, voire pro­fon­dé­ment réac­tion­naire, très à droite, isla­mo­phobe et se per­ce­vant déca­dente du fait du « laxisme » (de la jus­tice, de l’éducation…), de la perte des valeurs chré­tiennes tra­di­tion­nelles et de l’acceptation de la diver­si­té cultu­relle. Pour­tant, les par­tis défen­dant ces opi­nions tout comme le vote d’extrême droite res­tent mar­gi­naux. Dès lors, soit il faut prendre cette flam­bée de com­men­taires avec des pin­cettes, soit il faut conclure à un sérieux défi­cit démocratique.

Dif­fé­rents médias ont émis l’hypothèse que l’anonymat per­mis par inter­net favo­ri­se­rait la libé­ra­tion d’une parole into­lé­rante. Si le carac­tère dés­in­hi­bant de l’anonymat est bien connu et pose un réel pro­blème aux médias en ligne1, l’explication n’est pas tota­le­ment satis­fai­sante. D’une part, comme en d’autres occa­sions (la libé­ra­tion condi­tion­nelle de Michèle Mar­tin, par exemple), de nom­breux pro­pos extré­mistes ont éga­le­ment été tenus sur des sites où les gens com­mentent (théo­ri­que­ment) sous leur iden­ti­té réelle (L’Avenir ou Le Peuple2); inver­se­ment, des mil­liers de gens débattent tous les jours de manière rela­ti­ve­ment civi­li­sée sur des cen­taines de forums alors qu’ils uti­lisent des pseu­do­nymes. D’autre part, ce serait expli­quer l’existence d’opinions extré­mistes par l’idée que « l’occasion fait le lar­ron », éva­cuant tota­le­ment la ques­tion de ce que ces idées peuvent révé­ler. Dans cette pers­pec­tive, si « fli­quer » les échanges devrait suf­fire à rendre net­te­ment moins visibles les idées extré­mistes, qui peut croire que cela éli­mi­ne­rait pour autant la haine de l’autre et l’intolérance ?

Une seconde expli­ca­tion serait que ces échanges élec­tro­niques fonc­tionnent comme une loupe défor­mante. Les com­men­taires de la presse en ligne sont sou­vent le fait d’un nombre limi­té de com­men­ta­teurs très actifs pro­dui­sant l’essentiel des com­men­taires, sou­vent dans une logique d’interaction avec les autres inter­nautes. Là où l’internaute « lamb­da » se conten­te­ra d’exprimer son opi­nion dans un com­men­taire unique, l’internaute actif en pos­te­ra plu­sieurs, répon­dra aux autres, répon­dra aux réponses, don­nant dans le fil de com­men­taires une visi­bi­li­té plus impor­tante aux opi­nions qu’il défend. Comme l’analyse pré­cé­dente, celle-ci a le mérite d’expliquer l’ampleur obser­vée de cer­taines opi­nions, mais pas les inten­tions de leurs pro­pa­ga­teurs, ni la réa­li­té sociale qu’elles indiquent.

Enfin, on peut consta­ter que les com­men­taires sont un lieu où peuvent s’exprimer des opi­nions mar­gi­nales, en rup­ture avec les grands médias ou les ins­ti­tu­tions. C’était déjà le cas avec le cour­rier des lec­teurs, et ça n’en est que plus vrai avec les pla­te­formes inter­ac­tives qui offrent un espace illi­mi­té et ne néces­sitent plus de pas­ser le filtre de la sélec­tion. Dans cette pers­pec­tive, les com­men­taires de la presse en ligne (de même que des blogs, des sites per­son­nels ou asso­cia­tifs, etc.) per­mettent l’expression de per­sonnes n’ayant pas faci­le­ment accès aux canaux « légi­times » de dif­fu­sion de leurs idées. L’internaute s’improvise édi­to­ria­liste, et le web devient alors le lieu d’expression publique d’opinions et théo­ries socia­le­ment consi­dé­rées illégitimes.

Si ces réponses per­mettent assu­ré­ment d’expliquer, au moins en par­tie, ce qu’on observe dans ces espaces numé­riques, la dif­fi­cul­té est de savoir quelles conclu­sions en tirer. Le rédac­teur en chef du site lalibre.be appe­lait les médias à abor­der « tous les sujets », y com­pris les sujets « sen­sibles » (comme l’islam, l’immigration, l’insécurité) qu’ils « s’empêcheraient » de trai­ter3, et sur les­quels le silence des médias légi­ti­me­rait d’une cer­taine manière l’expression de ces opi­nions extré­mistes. Au lieu d’ignorer ces opi­nions, il convien­drait de les insé­rer dans le débat public, les fai­sant quit­ter la marge des com­men­taires où elles sont, pour la plu­part, relé­guées. Cette pos­ture est d’ailleurs reven­di­quée par cer­tains com­men­ta­teurs régu­liers, qui aspirent à dis­po­ser d’espaces et de par­tis spé­ci­fiques relayant leurs opinions.

Cette inter­pré­ta­tion pose cepen­dant deux gros pro­blèmes. Pre­miè­re­ment, il est faux de dire que les sujets « sen­sibles » ne sont pas abor­dés dans la presse. Et loin d’apaiser les choses, ces articles sont géné­ra­le­ment les plus com­men­tés par les inter­nautes, avec des com­men­taires extré­mistes n’ayant rien à envier à ce que l’on a pu lire lors de l’affaire Trul­le­mans, contes­tant, sou­vent à l’aide d’approximations et amal­games, la réa­li­té des faits rela­tés, la légi­ti­mi­té des experts convo­qués pour nous éclai­rer, ou encore les poli­tiques menées en la matière. Le pro­blème n’est donc pas que ces sujets ne seraient pas abor­dés, mais qu’ils le sont d’une manière qui déplait à un cer­tain nombre de lec­teurs. Ceci nous amène au second pro­blème : dès lors qu’elles cor­res­pon­draient à celle d’une par­tie des citoyens, toutes les opi­nions doivent-elles néces­sai­re­ment être relayées comme légi­times par les médias et les par­tis poli­tiques ? Si cer­taines des opi­nions expri­mées dans ces com­men­taires sont peu repré­sen­tées dans l’espace poli­tique, c’est aus­si parce qu’elles sont tout sim­ple­ment fausses fac­tuel­le­ment (par exemple, l’idée selon laquelle les musul­mans seraient néces­sai­re­ment étran­gers) ou incom­pa­tibles avec notre cadre démocratique.

Il est un fait que les opi­nions racistes existent et ren­contrent l’adhésion d’une par­tie de la popu­la­tion. Mais ce fait jus­ti­fie-t-il que l’on pour­suive le déman­tè­le­ment de ce qui est si fon­da­men­tal à une démo­cra­tie : un espace public construc­tif ? Et faut-il consi­dé­rer, quoi qu’en disent les pro­pa­gan­distes de tous poils, des réseaux sociaux en proie à une agi­ta­tion per­ma­nente comme le baro­mètre de la viva­ci­té démo­cra­tique ou de la volon­té du peuple ? La réponse est néga­tive dans les deux cas. Car la démo­cra­tie est avant tout un mode de conduite des affaires publiques et, en la matière, il y a pire encore que le prin­cipe « un fait divers égale une loi » : la géné­ra­li­sa­tion de ce sys­tème, sous la forme « un buzz égale une orien­ta­tion socié­tale ». Dans cette pers­pec­tive, la réac­ti­vi­té immé­diate per­mise par l’espace numé­rique revien­drait à enter­rer toute réflexion au pro­fit de l’émotion et, néces­sai­re­ment, du court terme. Ce que révèle cette abon­dance de com­men­taires racistes n’est pas tant l’existence d’un fos­sé sup­po­sé entre (une par­tie de) la popu­la­tion et les « élites » média­tiques et poli­tiques ou la dif­fi­cul­té de mener des débats sereins sur les « vraies pré­oc­cu­pa­tions des gens » qu’une inca­pa­ci­té de pen­ser l’idée même de débat. Une âne­rie ne devient pas une pen­sée parce qu’elle est répé­tée par cent per­sonnes. C’est pour­tant une illu­sion cou­rante chez cer­tains usa­gers des réseaux numé­riques : le cœur de la socié­té bat­trait là où ça clique. Or, débattre n’est pas seule­ment éta­ler son opi­nion par­tout où c’est pos­sible de sorte à être vu par un maxi­mum de gens en un mini­mum de temps ; tirer les consé­quences d’un débat n’est pas consi­dé­rer que celui qui a crié plus fort ou récol­té le plus de clics incarne la voix du peuple.

Un débat néces­site du temps (celui de la réflexion et de la confron­ta­tion), de l’espace (celui de l’argumentation et de la com­pré­hen­sion) et de la recon­nais­sance de l’interlocuteur en tant qu’alter ego avec qui on peut par­ve­nir à quelque chose. Il néces­site par ailleurs un temps de syn­thèse. Ce qui se joue dans les com­men­taires en ligne tels que nous les connais­sons actuel­le­ment rem­plit rare­ment ces trois condi­tions, au contraire : on va vite, on fait bref et on cata­logue immé­dia­te­ment les interlocuteurs/interventions par un sys­tème de vote… avant de recom­men­cer le len­de­main. Ce qui insa­tis­fait d’ailleurs cer­tains inter­nautes, qui cherchent à contour­ner les limi­ta­tions tech­niques des sys­tèmes, que ce soit pour faire long (en déve­lop­pant un pro­pos sur plu­sieurs inter­ven­tions brèves) ou déve­lop­per des échanges sur cer­taines thé­ma­tiques ou dans le temps (par exemple en inci­tant les autres à pour­suivre la dis­cus­sion en marge d’un autre article). Avec un résul­tat le plus sou­vent illi­sible. Sur ce plan, les com­men­taires de la presse en ligne, sou­vent ouverts à une époque où l’« inter­ac­ti­vi­té » était à la mode plus que dans le cadre d’un pro­jet édi­to­rial clai­re­ment réflé­chi, ne servent à rien. Fer­mons-les ! Ou du moins, ayons la force de ne pas leur don­ner un sta­tut qu’ils n’ont pas, lais­sant cet espace à ceux qui sou­haitent poser des ques­tions à la rédac­tion (les ren­dant à leur voca­tion pre­mière d’interactivité). Et ouvrons à côté des espaces d’interaction en ligne régu­lés qui per­mettent des échanges thé­ma­tiques struc­tu­rés et argu­men­tés. Un sys­tème per­met­tant un vrai débat en ligne n’est pas celui qui per­met de jux­ta­po­ser une opi­nion raciste et une opi­nion tolé­rante, mais celui qui per­met­tra à leurs auteurs d’objectiver les pré­sup­po­sés qui les sous-tendent de sorte à démê­ler le vrai, le faux et les fan­tasmes. Ce n’est même pas uto­pique : des sys­tèmes expé­ri­men­taux existent.

Les tech­no­lo­gies numé­riques seront de plus en plus au cœur de la construc­tion de l’espace public (au sens de Haber­mas), mais il y a encore du che­min à faire pour les sor­tir du café du com­merce. Tant que nous ne cédons pas au mirage de l’immédiateté, il a tou­te­fois toutes les rai­sons d’être optimistes.

  1. C’est notam­ment pour cette rai­son que de plus en plus de médias font le choix de ne plus per­mettre de com­men­taires sous pseudonyme.
  2. Mais il est vrai que Le Peuple est main­te­nant l’organe du Par­ti Popu­laire, un des rares à défendre ouver­te­ment une idéo­lo­gie libé­rale-réac­tion­naire, et dont on peut sup­po­ser que les lec­teurs sont poten­tiel­le­ment plus favo­rables à ces thèses.
  3. Dorian de Meeûs, « Ce que Luc Trul­le­mans et Véro­nique Genest révèlent sur notre socié­té… », La Libre Bel­gique, en ligne, 29 avril 2013

Baptiste Campion


Auteur

Baptiste Campion est docteur en information et communication de l'Université catholique de Louvain. Il travaille maintenant comme professeur et chercheur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales au sein du master en éducation aux médias. Ses travaux scientifiques ont principalement porté sur la communication éducative médiatisée, les effets cognitifs de la narration, les interactions en ligne et l'appropriation des technologies numériques, les transformations de l'expertise dans ce contexte particulier. À côté de ces travaux scientifiques, ces questions l'ont amené à réfléchir sur les conditions de la "démocratie numérique", de l'espace social dans une société hypermédiatisée ainsi que le rôle et la transformation des médias.