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Mobilisé·es avec ou sans papiers

Numéro 6 – 2022 - accueil Asile Réfugiés Ukraine par Azzedine Hajji Corinne Torrekens

septembre 2022

Le 24 février 2022, Vla­di­mir Pou­tine enva­hit le ter­ri­toire de l’Ukraine et lance une cam­pagne mili­taire d’envergure contrai­gnant près de cinq-mil­­lions d’Ukrainien·nes à trou­ver refuge au sein des pays limi­trophes (Pologne, Slo­va­quie, Mol­da­vie et Rou­ma­nie, entre autres). Plu­sieurs mil­liers d’Ukrainien·nes se sont tou­te­fois éga­le­ment réfugié·es dans le reste de l’Europe, notam­ment en Bel­gique qui accueille environ […]

Dossier

Le 24 février 2022, Vla­di­mir Pou­tine enva­hit le ter­ri­toire de l’Ukraine et lance une cam­pagne mili­taire d’envergure contrai­gnant près de cinq-mil­lions d’Ukrainien·nes à trou­ver refuge au sein des pays limi­trophes (Pologne, Slo­va­quie, Mol­da­vie et Rou­ma­nie, entre autres). Plu­sieurs mil­liers d’Ukrainien·nes se sont tou­te­fois éga­le­ment réfugié·es dans le reste de l’Europe, notam­ment en Bel­gique qui accueille envi­ron 35.000 per­sonnes. Ce chiffre est lar­ge­ment infé­rieur à ce que la Bel­gique a déjà connu pré­cé­dem­ment, notam­ment en 2000 où 46.855 demandes d’asile avaient été dépo­sées, mais il est lar­ge­ment simi­laire aux chiffres de 2015 où 35.476 demandes avaient été recen­sées. Cette année 2015 reste par­ti­cu­liè­re­ment gra­vée dans la mémoire des spé­cia­listes des mou­ve­ments migra­toires et des orga­ni­sa­tions de la socié­té civile spé­cia­li­sées dans l’accompagnement des migrant·es et des réfugié·es comme l’année de la « crise de l’accueil ». En effet, le gou­ver­ne­ment fédé­ral avait déci­dé de fer­mer de nom­breuses places d’accueil étant don­né la réduc­tion impor­tante du nombre de demandes d’asile depuis le début des années 2000. Il en avait résul­té la créa­tion d’un camp de for­tune orga­ni­sé par des béné­voles et ayant ras­sem­blé plu­sieurs cen­taines de candidat·es à l’asile au Parc Maxi­mi­lien, à Bruxelles, à quelques cen­taines de mètres de l’Office des étran­gers, inca­pable d’absorber les longues files d’attente en vue de s’enregistrer. Face à la satu­ra­tion, les auto­ri­tés n’ont eu d’autres choix que d’ouvrir des places en urgence alors que les bâti­ments ne sont pas ou plus adap­tés et qu’un enca­dre­ment de qua­li­té est à recons­truire étant don­né le licen­cie­ment du per­son­nel avant la crise. Cette pre­mière crise de l’accueil des réfugié·es fut sui­vie d’autres comme en 2018 avec les quo­tas jour­na­liers de demandeur·euses pou­vant être enregistré·es au centre d’arrivée ou encore, début 2020, avec la situa­tion d’exclusion de l’accueil de cer­taines caté­go­ries de demandeur·euses de pro­tec­tion en rai­son de la satu­ra­tion du réseau d’accueil.

Lorsque les premier·es Ukrainien·nes arrivent en Bel­gique, à qui un régime spé­cial de pro­tec­tion immé­diate tem­po­raire est accor­dé (ils ne doivent donc pas deman­der l’asile), la presse relate simul­ta­né­ment que des hommes dorment en plein hiver le long du bâti­ment du Petit-Châ­teau, com­plè­te­ment satu­ré, afin de ne pas perdre leur place dans la file d’attente. Le centre d’accueil ne laisse entrer qu’un nombre très limi­té de per­sonnes, en prio­ri­té celles avec un « pro­fil vul­né­rable », comme les familles et les mineur·es étranger·es non accompagné·es (Mena). Mais pour la pre­mière fois aus­si, des Mena se sont vu refu­ser l’accueil.

La dif­fé­rence de trai­te­ment poli­tique entre déplacé·es ukrainien·nes et candidat·es à l’asile ne peut qu’interroger. Pour les premier·es, le gou­ver­ne­ment fédé­ral a créé un par­cours spé­ci­fique pour leur enre­gis­tre­ment en dehors du réseau d’accueil clas­sique de Feda­sil et a fait appel aux soli­da­ri­tés citoyennes pour leur accueil. Et ce alors que les pou­voirs publics avaient pré­cé­dem­ment ten­té de cri­mi­na­li­ser l’accueil des migrant·es1. Pour les second·es, le 10 sep­tembre 2018, le gou­ver­ne­ment fédé­ral de l’époque a adop­té un plan concer­nant la migra­tion en tran­sit. Celui-ci inclut notam­ment la créa­tion d’un centre admi­nis­tra­tif natio­nal pour les migrant·es en tran­sit dans le centre fer­mé 127bis et une aug­men­ta­tion du nombre de places en centres fer­més. Ces migrant·es en tran­sit sont entré·es sur le ter­ri­toire de l’Union euro­péenne le plus sou­vent via le sud de l’Europe. Iels sou­haitent se rendre dans un autre pays euro­péen (géné­ra­le­ment le Royaume-Uni) pour y deman­der l’asile ou pour y séjour­ner (pour des rai­sons fami­liales, liées au tra­vail ou aux études, par exemple). Cepen­dant, le règle­ment Dublin déter­mine le pays euro­péen res­pon­sable du trai­te­ment de la demande d’asile. En géné­ral, il s’agit de celui par lequel la per­sonne est entrée en Europe, sou­vent l’Italie ou la Grèce. Or, ces per­sonnes ne veulent géné­ra­le­ment pas res­ter en Ita­lie ou en Grèce où leurs droits fon­da­men­taux ne sont sou­vent pas res­pec­tés. En réa­li­té, depuis 2009, toute une série de mesures ont été prises en Bel­gique pour res­treindre l’accès aux titres de séjour. C’est ce dur­cis­se­ment des poli­tiques publiques qui avait moti­vé une grève de la faim sans pré­cé­dent, de plu­sieurs mois, d’environ quatre-cents sans-papiers majo­ri­tai­re­ment ori­gi­naires d’Afrique du Nord. Les rec­teurs de l’ensemble des uni­ver­si­tés du pays ont pris posi­tion en faveur de leur régu­la­ri­sa­tion ain­si que bon nombre d’acteurs de la socié­té civile avec un résul­tat plus que mitigé. 

Ensuite, la dif­fé­rence de com­po­si­tion des publics en termes de genre et de race2, des femmes et des enfants « blancs », d’une part, des hommes iso­lés « noirs »3, d’autre part, ne peut qu’interpeler les ana­lystes. C’est autour de ces ques­tions d’inflexion ou non des poli­tiques publiques, et sur­tout, du mou­ve­ment social consti­tué par les mobi­li­sa­tions des réfugié·es et migrant·es et de leur sou­tien qu’est orga­ni­sé ce numéro. 

Le pre­mier texte, celui d’Alexandre Leroux et Cécile Bal­ty, dresse une car­to­gra­phie de l’usage des réseaux socio­nu­mé­riques par les mou­ve­ments de défense et de sou­tien aux réfugié·es et aux sans-papiers. Ces moyens per­mettent en effet de sou­te­nir et pro­mou­voir la cause défen­due par le biais de canaux de com­mu­ni­ca­tion alter­na­tifs qui échappent aux logiques média­tiques tra­di­tion­nelles. Cet article montre éga­le­ment la grande hété­ro­gé­néi­té qui carac­té­rise cette constel­la­tion d’acteur·rices et leurs modes d’action, y com­pris en ligne, du fait de dif­fé­rence dans les publics concer­nés et visés, mais aus­si à tra­vers des moti­va­tions poli­tiques qui ne se recoupent pas toujours. 

Le deuxième texte est un entre­tien avec Anouk Van Ges­tel, qui a été pour­sui­vie en jus­tice à deux reprises pour « délit de soli­da­ri­té » car elle a héber­gé et aidé un migrant. Les cir­cons­tances qu’elles relatent à pro­pos de ses deux pro­cès montrent com­ment, à l’époque, le par­quet s’est achar­né à cri­mi­na­li­ser la soli­da­ri­té envers les sans-papiers, essayant de faire pas­ser celles et ceux qui leur viennent en aide pour des tra­fi­quants d’êtres humains. Il s’agissait à l’évidence d’en faire un exemple poli­tique. L’interview montre par ailleurs à quel point cette pro­blé­ma­tique est loin de se limi­ter à la Bel­gique, mais concerne plus lar­ge­ment l’Europe.

Le texte sui­vant, pro­po­sé par Sel­ma Mel­las, ana­lyse pour sa part les mobi­li­sa­tions de femmes au sein de l’Union des sans-papiers pour la régu­la­ri­sa­tion (USPR), et la manière dont leurs reven­di­ca­tions sont réduites au silence, et leurs iden­ti­tés essen­tia­li­sées. Ce double pro­ces­sus s’ancre, d’une part, dans la per­sis­tance des domi­na­tions patriar­cales par­mi les sans-papiers et, d’autre part, dans les domi­na­tions colo­niales exer­cées par l’État belge en les contrai­gnant à ren­trer dans cer­taines « cases » afin de pré­tendre à une pos­sible régu­la­ri­sa­tion. Et, bien mal­gré eux, les béné­voles belges (qu’iels soient « blanc·hes » ou pas) ren­forcent ce pro­ces­sus dans le but de maxi­mi­ser stra­té­gi­que­ment les chances de ces femmes d’obtenir un titre de séjour. 

Le der­nier texte, rédi­gé par Adria­na Cos­ta San­tos et You­ri Lou Ver­ton­gen, ana­lyse l’accueil en appa­rence géné­reux réser­vé aux réfugié·es ukrainien·nes, à tra­vers un regard his­to­rique sur les poli­tiques d’asile et de migra­tion. Celles-ci se sont en effet ample­ment dur­cies ces der­nières années, ren­dant très mani­feste une forme de double stan­dard entre caté­go­ries de réfugié·es. Tou­te­fois, la réduc­tion impor­tante des struc­tures d’accueil au cours du temps empêche les auto­ri­tés belges de tra­duire leur géné­ro­si­té affi­chée en mesures concrètes. Para­doxa­le­ment, elles doivent dès lors s’appuyer sur la soli­da­ri­té des citoyen·nes, alors même que celle-ci fai­sait l’objet d’une vive stigmatisation. 

Avec la mul­ti­pli­ca­tion des catas­trophes — conflits armés, dérè­gle­ments cli­ma­tiques, crises éco­no­miques, etc. — les motifs de migra­tion risquent d’être plus nom­breux et de pous­ser un nombre tou­jours gran­dis­sant de per­sonnes à fuir leurs pays d’origine. Dans un contexte mon­dial carac­té­ri­sé par de fortes inéga­li­tés entre les pays dits du Sud et du Nord, ces mou­ve­ments conti­nue­ront très pro­ba­ble­ment à s’accentuer. La poli­tique de l’autruche qui consiste à pré­tendre pou­voir régu­ler la détresse humaine par un dur­cis­se­ment de l’accueil, y com­pris à tra­vers les expul­sions, parait ain­si tou­jours plus illu­soire. À tra­vers ce dos­sier, nous enten­dons ouvrir des voies de réflexion et de cri­tique per­met­tant d’envisager des pers­pec­tives à la fois plus justes et éga­li­taires, mais aus­si plus rationnelles.

  1. Voir aus­si l’entretien avec Anouk Van Ges­tel dans ce dos­sier thématique.
  2. Enten­due comme une construc­tion sociale.
  3. À nou­veau, ces termes doivent être enten­dus comme la résul­tante d’une caté­go­ri­sa­tion sociale qui ne cor­res­pond pas néces­sai­re­ment à la réa­li­té phy­sique de la cou­leur de peau.

Azzedine Hajji


Auteur

Azzedine Hajji est codirecteur de {La Revue nouvelle}, assistant-doctorant en sciences psychologiques et de l’éducation à l’université libre de Bruxelles. Il a été auparavant professeur de mathématiques dans l’enseignement secondaire, et psychopédagogue en Haute École dans le cadre de la formation initiale d’enseignant·e·s du secondaire. Ses sujets de recherche portent principalement sur les questions d’éducation et de formation, en particulier les inégalités socio-scolaires dans leurs dimensions pédagogiques, didactiques et structurelles. Les questions de racialité et de colonialité constituent également un objet de réflexion et d’action qui le préoccupent depuis plus de quinze ans.

Corinne Torrekens


Auteur

Corinne Torrekens est professeure de science politique et directrice du Groupe de Recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité (GERME) de l’Université libre de Bruxelles. Elle travaille sur la question de l’insertion de l’islam en Europe avec un point d’attention tout particulier pour la Belgique. Auteure d’une thèse de doctorat portant sur la visibilité de l’islam à Bruxelles, elle a publié plusieurs ouvrages portant sur l’islam, les politiques d’intégration et la diversité ainsi que de nombreux articles scientifiques et de vulgarisation à partir des nombreux terrains de recherche qu’elle a menés. Elle a également participé à de nombreux congrès et colloques internationaux en tant que conférencière. Elle est également formatrice et est souvent amenée à fournir des conseils auprès d’institutions publiques et privées et a donné de nombreuses interviews qui éclairent l’actualité relative à ses domaines de compétence. Elle a récemment publié l’ouvrage Islams de Belgique aux Éditions de l’Université de Bruxelles (2020).