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Mobilisé·es avec ou sans papiers
Le 24 février 2022, Vladimir Poutine envahit le territoire de l’Ukraine et lance une campagne militaire d’envergure contraignant près de cinq-millions d’Ukrainien·nes à trouver refuge au sein des pays limitrophes (Pologne, Slovaquie, Moldavie et Roumanie, entre autres). Plusieurs milliers d’Ukrainien·nes se sont toutefois également réfugié·es dans le reste de l’Europe, notamment en Belgique qui accueille environ […]
Le 24 février 2022, Vladimir Poutine envahit le territoire de l’Ukraine et lance une campagne militaire d’envergure contraignant près de cinq-millions d’Ukrainien·nes à trouver refuge au sein des pays limitrophes (Pologne, Slovaquie, Moldavie et Roumanie, entre autres). Plusieurs milliers d’Ukrainien·nes se sont toutefois également réfugié·es dans le reste de l’Europe, notamment en Belgique qui accueille environ 35.000 personnes. Ce chiffre est largement inférieur à ce que la Belgique a déjà connu précédemment, notamment en 2000 où 46.855 demandes d’asile avaient été déposées, mais il est largement similaire aux chiffres de 2015 où 35.476 demandes avaient été recensées. Cette année 2015 reste particulièrement gravée dans la mémoire des spécialistes des mouvements migratoires et des organisations de la société civile spécialisées dans l’accompagnement des migrant·es et des réfugié·es comme l’année de la « crise de l’accueil ». En effet, le gouvernement fédéral avait décidé de fermer de nombreuses places d’accueil étant donné la réduction importante du nombre de demandes d’asile depuis le début des années 2000. Il en avait résulté la création d’un camp de fortune organisé par des bénévoles et ayant rassemblé plusieurs centaines de candidat·es à l’asile au Parc Maximilien, à Bruxelles, à quelques centaines de mètres de l’Office des étrangers, incapable d’absorber les longues files d’attente en vue de s’enregistrer. Face à la saturation, les autorités n’ont eu d’autres choix que d’ouvrir des places en urgence alors que les bâtiments ne sont pas ou plus adaptés et qu’un encadrement de qualité est à reconstruire étant donné le licenciement du personnel avant la crise. Cette première crise de l’accueil des réfugié·es fut suivie d’autres comme en 2018 avec les quotas journaliers de demandeur·euses pouvant être enregistré·es au centre d’arrivée ou encore, début 2020, avec la situation d’exclusion de l’accueil de certaines catégories de demandeur·euses de protection en raison de la saturation du réseau d’accueil.
Lorsque les premier·es Ukrainien·nes arrivent en Belgique, à qui un régime spécial de protection immédiate temporaire est accordé (ils ne doivent donc pas demander l’asile), la presse relate simultanément que des hommes dorment en plein hiver le long du bâtiment du Petit-Château, complètement saturé, afin de ne pas perdre leur place dans la file d’attente. Le centre d’accueil ne laisse entrer qu’un nombre très limité de personnes, en priorité celles avec un « profil vulnérable », comme les familles et les mineur·es étranger·es non accompagné·es (Mena). Mais pour la première fois aussi, des Mena se sont vu refuser l’accueil.
La différence de traitement politique entre déplacé·es ukrainien·nes et candidat·es à l’asile ne peut qu’interroger. Pour les premier·es, le gouvernement fédéral a créé un parcours spécifique pour leur enregistrement en dehors du réseau d’accueil classique de Fedasil et a fait appel aux solidarités citoyennes pour leur accueil. Et ce alors que les pouvoirs publics avaient précédemment tenté de criminaliser l’accueil des migrant·es1. Pour les second·es, le 10 septembre 2018, le gouvernement fédéral de l’époque a adopté un plan concernant la migration en transit. Celui-ci inclut notamment la création d’un centre administratif national pour les migrant·es en transit dans le centre fermé 127bis et une augmentation du nombre de places en centres fermés. Ces migrant·es en transit sont entré·es sur le territoire de l’Union européenne le plus souvent via le sud de l’Europe. Iels souhaitent se rendre dans un autre pays européen (généralement le Royaume-Uni) pour y demander l’asile ou pour y séjourner (pour des raisons familiales, liées au travail ou aux études, par exemple). Cependant, le règlement Dublin détermine le pays européen responsable du traitement de la demande d’asile. En général, il s’agit de celui par lequel la personne est entrée en Europe, souvent l’Italie ou la Grèce. Or, ces personnes ne veulent généralement pas rester en Italie ou en Grèce où leurs droits fondamentaux ne sont souvent pas respectés. En réalité, depuis 2009, toute une série de mesures ont été prises en Belgique pour restreindre l’accès aux titres de séjour. C’est ce durcissement des politiques publiques qui avait motivé une grève de la faim sans précédent, de plusieurs mois, d’environ quatre-cents sans-papiers majoritairement originaires d’Afrique du Nord. Les recteurs de l’ensemble des universités du pays ont pris position en faveur de leur régularisation ainsi que bon nombre d’acteurs de la société civile avec un résultat plus que mitigé.
Ensuite, la différence de composition des publics en termes de genre et de race2, des femmes et des enfants « blancs », d’une part, des hommes isolés « noirs »3, d’autre part, ne peut qu’interpeler les analystes. C’est autour de ces questions d’inflexion ou non des politiques publiques, et surtout, du mouvement social constitué par les mobilisations des réfugié·es et migrant·es et de leur soutien qu’est organisé ce numéro.
Le premier texte, celui d’Alexandre Leroux et Cécile Balty, dresse une cartographie de l’usage des réseaux socionumériques par les mouvements de défense et de soutien aux réfugié·es et aux sans-papiers. Ces moyens permettent en effet de soutenir et promouvoir la cause défendue par le biais de canaux de communication alternatifs qui échappent aux logiques médiatiques traditionnelles. Cet article montre également la grande hétérogénéité qui caractérise cette constellation d’acteur·rices et leurs modes d’action, y compris en ligne, du fait de différence dans les publics concernés et visés, mais aussi à travers des motivations politiques qui ne se recoupent pas toujours.
Le deuxième texte est un entretien avec Anouk Van Gestel, qui a été poursuivie en justice à deux reprises pour « délit de solidarité » car elle a hébergé et aidé un migrant. Les circonstances qu’elles relatent à propos de ses deux procès montrent comment, à l’époque, le parquet s’est acharné à criminaliser la solidarité envers les sans-papiers, essayant de faire passer celles et ceux qui leur viennent en aide pour des trafiquants d’êtres humains. Il s’agissait à l’évidence d’en faire un exemple politique. L’interview montre par ailleurs à quel point cette problématique est loin de se limiter à la Belgique, mais concerne plus largement l’Europe.
Le texte suivant, proposé par Selma Mellas, analyse pour sa part les mobilisations de femmes au sein de l’Union des sans-papiers pour la régularisation (USPR), et la manière dont leurs revendications sont réduites au silence, et leurs identités essentialisées. Ce double processus s’ancre, d’une part, dans la persistance des dominations patriarcales parmi les sans-papiers et, d’autre part, dans les dominations coloniales exercées par l’État belge en les contraignant à rentrer dans certaines « cases » afin de prétendre à une possible régularisation. Et, bien malgré eux, les bénévoles belges (qu’iels soient « blanc·hes » ou pas) renforcent ce processus dans le but de maximiser stratégiquement les chances de ces femmes d’obtenir un titre de séjour.
Le dernier texte, rédigé par Adriana Costa Santos et Youri Lou Vertongen, analyse l’accueil en apparence généreux réservé aux réfugié·es ukrainien·nes, à travers un regard historique sur les politiques d’asile et de migration. Celles-ci se sont en effet amplement durcies ces dernières années, rendant très manifeste une forme de double standard entre catégories de réfugié·es. Toutefois, la réduction importante des structures d’accueil au cours du temps empêche les autorités belges de traduire leur générosité affichée en mesures concrètes. Paradoxalement, elles doivent dès lors s’appuyer sur la solidarité des citoyen·nes, alors même que celle-ci faisait l’objet d’une vive stigmatisation.
Avec la multiplication des catastrophes — conflits armés, dérèglements climatiques, crises économiques, etc. — les motifs de migration risquent d’être plus nombreux et de pousser un nombre toujours grandissant de personnes à fuir leurs pays d’origine. Dans un contexte mondial caractérisé par de fortes inégalités entre les pays dits du Sud et du Nord, ces mouvements continueront très probablement à s’accentuer. La politique de l’autruche qui consiste à prétendre pouvoir réguler la détresse humaine par un durcissement de l’accueil, y compris à travers les expulsions, parait ainsi toujours plus illusoire. À travers ce dossier, nous entendons ouvrir des voies de réflexion et de critique permettant d’envisager des perspectives à la fois plus justes et égalitaires, mais aussi plus rationnelles.
- Voir aussi l’entretien avec Anouk Van Gestel dans ce dossier thématique.
- Entendue comme une construction sociale.
- À nouveau, ces termes doivent être entendus comme la résultante d’une catégorisation sociale qui ne correspond pas nécessairement à la réalité physique de la couleur de peau.