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Mémoires du ghetto de Varsovie 1943 – 2013

Numéro 5 Mai 2013 par Roland Baumann

mai 2013

Inau­gu­ré le 19 avril 2013, jour anni­ver­saire du sep­tan­tième anni­ver­saire de l’insurrection du ghet­to de Var­so­vie, au centre de la capi­tale polo­naise, le nou­veau Musée d’histoire des Juifs polo­nais veut tirer de l’oubli mille ans d’histoire juive en Pologne et confron­ter ses visi­teurs, polo­nais et étran­gers, à la place majeure de la Pologne dans l’histoire mondiale […]

Inau­gu­ré le 19 avril 2013, jour anni­ver­saire du sep­tan­tième anni­ver­saire de l’insurrection du ghet­to de Var­so­vie, au centre de la capi­tale polo­naise, le nou­veau Musée d’histoire des Juifs polo­nais veut tirer de l’oubli mille ans d’histoire juive en Pologne et confron­ter ses visi­teurs, polo­nais et étran­gers, à la place majeure de la Pologne dans l’histoire mon­diale du judaïsme. Jusqu’à la Deuxième Guerre mon­diale, Var­so­vie était le cœur de la vie juive en Europe et aujourd’hui rares sont les traces de ce pas­sé juif dans les pay­sages de la ville. Deux publi­ca­tions fran­çaises récentes nous confrontent à la mémoire jamais cica­tri­sée d’un moment clé de l’histoire euro­péenne et font entendre ces voix du ghet­to qui évoquent la des­truc­tion de « Var­so­vie la juive1 ».

Publié chez Cal­mann-Lévy, dans la col­lec­tion « Mémo­rial de la Shoah », Le livre noir des Juifs de Pologne2 est la tra­duc­tion de The Black Book of Polish Jewry, ouvrage col­lec­tif inédit en fran­çais et publié en 1943 par la Fédé­ra­tion amé­ri­caine des Juifs polo­nais, orga­ni­sa­tion new-yor­kaise d’entraide et d’accueil des immi­grants juifs de Pologne. Réa­li­sé sous la direc­tion de l’écrivain et mili­tant sio­niste polo­nais Jacob Apensz­lak, alors réfu­gié aux États-Unis, ce « livre noir », ras­semble un vaste cor­pus de témoi­gnages, rap­ports et articles de presse, y com­pris des extraits du rap­port pré­sen­té à Londres, puis aux États-Unis, par Jan Kars­ki3, agent de la Résis­tance polo­naise et témoin de l’extermination. Il consti­tue un véri­table état des lieux, pré­cis et rigou­reux, retra­çant les étapes du mar­tyre des Juifs polo­nais, de l’invasion en septembre1939 jusqu’à l’achèvement de la « Solu­tion finale » au prin­temps 1943.

Ce « livre noir » décrit en effet métho­di­que­ment les étapes du géno­cide en Pologne occi­den­tale, tout en carac­té­ri­sant le sort spé­ci­fique des com­mu­nau­tés juives dans dif­fé­rentes régions du ter­ri­toire de la Pologne conquis par les nazis (Var­so­vie, Lodz, Cra­co­vie, Lublin, Lvov, Vil­nius). L’invasion alle­mande au 1er sep­tembre 1939 pro­voque d’emblée une vague d’atrocités anti­sé­mites : rites publics d’humiliation, exé­cu­tions som­maires, pillages, incen­dies de lieux de culte, tra­vail obli­ga­toire, etc. Cette phase ini­tiale de « Blitz­po­grom », par­ti­cu­liè­re­ment vio­lente lors des fêtes juives (Rosh Hasha­nah et Yom Kip­pour) et sui­vie par la mul­ti­pli­ca­tion d’ordonnances racistes met­tant les Juifs polo­nais « hors la loi », mène bien­tôt à la ghet­toï­sa­tion des popu­la­tions juives. En 1941, l’invasion de l’Union sovié­tique et les pre­mières exter­mi­na­tions des com­mu­nau­tés juives locales dans les ter­ri­toires enva­his, entrainent bien­tôt les dépor­ta­tions mas­sives et l’extermination des habi­tants de la plu­part des ghet­tos en Pologne occu­pée. Les sources, très diverses, uti­li­sées par les auteurs du « livre noir » sont toutes rigou­reu­se­ment iden­ti­fiées. Ain­si, pour le ghet­to de Var­so­vie, les rap­ports clan­des­tins de la Résis­tance et les témoi­gnages de Juifs amé­ri­cains ou pales­ti­niens par­ve­nus à quit­ter le quar­tier pri­son créé par les Alle­mands en octobre 1940, docu­mentent, chiffres à l’appui, le quo­ti­dien dan­tesque d’une popu­la­tion déci­mée par la faim et les épi­dé­mies en 1941 – 1942. Ces preuves polo­naises sont confir­mées par des sources enne­mies, tels ce récit du fas­ciste ita­lien Gui­do Puc­ci décri­vant dans le jour­nal romain La Tri­bu­na sa visite au ghet­to de Var­so­vie en 1941, ou ces articles de la revue Die Deutsche Poli­zei, détaillant, avec une indé­niable jubi­la­tion, le spec­tacle macabre décou­vert par les « tou­ristes » nazis dans les rues du ghetto.

Les cha­pitres consa­crés à l’extermination et au camp de Tre­blin­ka sont d’une insou­te­nable luci­di­té, même si le livre reste lacu­naire sur la réa­li­té et l’ampleur du géno­cide com­mis par les nazis. Dès jan­vier 1942, des infor­ma­tions arrivent à Var­so­vie sur les gazages effec­tués à Chelm­no et dont sont vic­times les Juifs du War­the­gau, pro­vinces de l’ouest de la Pologne annexées au Reich. Des col­la­bo­ra­teurs d’Emanuel Rin­gel­blum, res­pon­sable des archives clan­des­tines du ghet­to de Var­so­vie, recueillent les témoi­gnages de deux fos­soyeurs éva­dés de Chelm­no. Trans­mises à Londres et aux États-Unis, ces infor­ma­tions sont dif­fu­sées dans la presse juive amé­ri­caine à l’été 1942. Déclen­chée le 22 juillet 1942, la dépor­ta­tion en masse et l’extermination des Juifs de Var­so­vie à Tre­blin­ka est minu­tieu­se­ment décrite. Dès le 28 juillet, un résis­tant juif informe le ghet­to du sort final des mil­liers de dépor­tés qu’emportent tous les jours les trains menant de Var­so­vie à Tre­blin­ka. Au cha­pi­treIX du livre, le « rap­port offi­ciel sou­mis au gou­ver­ne­ment polo­nais » par Jan Kars­ki, reprend le manus­crit rédi­gé par Léon Fei­ner, lea­deur du Bund4 à Var­so­vie et décri­vant le fonc­tion­ne­ment du camp de Tre­blin­ka, l’«abattoir des Juifs de Pologne et d’autres pays européens ».

Pre­mière décla­ra­tion publique du gou­ver­ne­ment polo­nais en exil consa­crée exclu­si­ve­ment au sort des Juifs polo­nais, la note remise en décembre 1942 par le ministre polo­nais des Affaires étran­gères aux gou­ver­ne­ments des Nations unies pré­cise que : « Les nou­velles méthodes de mas­sacre en masse mises en œuvre ces der­niers mois confirment l’intention déli­bé­rée des auto­ri­tés alle­mandes d’exterminer la tota­li­té de la popu­la­tion juive de Pologne. » Le cha­pitre X résume les com­bats livrés par la résis­tance juive du ghet­to de Var­so­vie, en jan­vier, puis en avril-mai 1943. Le 16 mai 1943, les Alle­mands font sau­ter la Grande syna­gogue de Var­so­vie, mar­quant la liqui­da­tion totale du ghet­to et de ses habi­tants. La révolte du ghet­to de Var­so­vie, frappe l’opinion publique du monde libre et de l’Europe occu­pée. Comme le déclare le socia­liste belge Camille Huys­mans devant le congrès du par­ti tra­vailliste bri­tan­nique, le 17 juin 1943, à Londres, « les évè­ne­ments du ghet­to de Var­so­vie sont un modèle de la lutte de la Résis­tance en Europe ».

Auteur de l’excellent appa­reil de notes cri­tiques qui accom­pagne la tra­duc­tion fran­çaise du « livre noir », l’historien Willy Cou­tin remarque dans son avant-pro­pos : « La der­nière phrase du livre illustre avec per­ti­nence la dif­fi­cul­té de rece­voir en Occi­dent des infor­ma­tions liées au géno­cide alors même qu’il se dérou­lait : les Alle­mands estiment que le monde n’ajoutera pas foi aux appels lan­cés par les Juifs polo­nais parce que des êtres humains ne peuvent croire que des hommes soient capables d’un tel sadisme. Mais nous devons pro­tes­ter jusqu’à ce que le monde décide de prendre des mesures radi­cales pour faire ces­ser le mas­sacre des Juifs et des Polonais. »

Certes, publié avec le sou­tien d’Albert Ein­stein et d’Eleanor Roo­se­velt, ce « livre noir » est bien dif­fu­sé, mais sa por­tée his­to­rique res­te­ra très limi­tée. Lors de sa paru­tion en octobre 1943, la majo­ri­té des Juifs de Pologne ont déjà été exter­mi­nés dans le cadre de l’Aktion Rein­hardt. Dans son intro­duc­tion au livre, Igna­cy Schwarz­bart, membre du Conseil natio­nal de la Répu­blique polo­naise en exil, pré­ci­sait les objec­tifs juri­diques de ce rap­port détaillé : « Un jour lorsque la guerre sera ter­mi­née, les Alle­mands se tien­dront devant le tri­bu­nal des Nations unies. Lorsque ce jour arri­ve­ra, ce Livre noir des Juifs de Pologne se trou­ve­ra, à titre de pièce à convic­tion numéro1, sur la table des juges, dans l’acte d’accusation le plus acca­blant jamais émis contre une nation. ». Dépu­té à la Diète polo­naise, asso­cié à la for­ma­tion d’un gou­ver­ne­ment polo­nais en exil en France, puis en Angle­terre, et défen­seur achar­né des droits des Juifs dans la future Pologne libé­rée, Schwarz­bart joua un grand rôle dans la trans­mis­sion auprès des gou­ver­ne­ments alliés des infor­ma­tions sur la Shoah. Il ter­mi­nait son texte en mani­fes­tant l’espoir que l’ouvrage puisse « contri­buer à réveiller les cœurs et les consciences des nations du monde ». Espoir vain. La des­truc­tion des Juifs de Pologne fut sui­vie par la dépor­ta­tion et l’extermination de ceux de Hon­grie en 1944. Et, Le livre noir des Juifs de Pologne, ce « pre­mier compte ren­du com­plet de la tra­gé­die vécue par les Juifs de Pologne » tom­ba dans l’oubli. Comme on le sait, il fau­dra attendre le pro­cès d’Eichmann à Jéru­sa­lem (1961 – 1962), puis le film de Claude Lanz­mann, Shoah (1985) pour que l’information his­to­rique sur les étapes du géno­cide juif en Pologne occu­pée soit enfin lar­ge­ment dif­fu­sée dans l’opinion publique, en France, comme en Bel­gique et ailleurs.

Voix du ghetto

Compte ren­du pré­cis et minu­tieux d’un désastre, Le livre noir des Juifs de Pologne mal­heu­reu­se­ment res­té sans prise directe sur le cours de l’histoire est donc enfin tiré de l’oubli. La véri­table « poly­pho­nie » de cet ouvrage col­lec­tif de 1943 contraste avec le ton volon­tai­re­ment « inti­miste » et sub­jec­tif du très beau livre de Michèle Gold­stein-Nar­vaez, Nous atten­dons de vos nou­velles. Voix du ghet­to de Var­so­vie5. Récit d’un par­cours fami­lial dont l’auteur invite à com­prendre le déra­ci­ne­ment et les marques tou­jours pré­sentes lais­sées par la Shoah sur ses vic­times et leurs des­cen­dants. Nar­ra­tion très per­son­nelle, d’une pro­fes­seure de lettres, femme d’un poète chi­lien et long­temps atta­chée cultu­relle de la diplo­ma­tie fran­çaise en Amé­rique latine. Fille de Juifs polo­nais, tous deux sur­vi­vants de la des­truc­tion du ghet­to de Var­so­vie, et née après la guerre à Lyon, Michèle, Fran­çaise « soixante-hui­tarde », n’a jamais dia­lo­gué avec la mémoire de la Shoah du vivant de ses parents. C’est donc bien après la dis­pa­ri­tion de Jan­ka et Sta­sio, qu’elle écrit leur his­toire d’amour et de sur­vie « pour tous ceux qui ont connu cette grande peine du plus rien, plus rien à voir, plus rien à gar­der, à regar­der ». Une condi­tion qui carac­té­rise tous les « enfants du désastre », dont les parents réfu­giés sont « nés quelque part », mais se trouvent dans l’incapacité d’y retourner.

Mémoires d’une famille exi­lée à jamais de sa terre ances­trale, Polin, la Pologne juive, dis­per­sée en France, aux Amé­riques, du Cana­da au Bré­sil, en Israël et aus­si en Bel­gique. Parente de feue Régine Orfin­ger, résis­tante et long­temps pré­si­dente de la Ligue belge des droits de l’homme, Michèle ne dis­pose que d’un paquet de cartes pos­tales datées de 1940 et d’une série de lettres écrites par sa mère entre aout et octobre 1945 pour recons­truire l’histoire inso­lite de Jan­ka et Sta­sio, issus de la bour­geoi­sie juive de Lodz. Des Juifs assi­mi­lés, amou­reux de la langue et de la culture polo­naise. Deux jeunes amou­reux, tous deux orphe­lins de père et voi­sins d’immeuble. À la suite de l’invasion alle­mande et du début des per­sé­cu­tions anti­sé­mites, Jan­ka et Sta­sio doivent se réfu­gier à Var­so­vie. En juillet 1942, ils s’échappent du ghet­to. Une char­cu­tière polo­naise les abrite dans la par­tie aryenne de la ville. Après l’insurrection de 1944, ils sur­vivent dans les égouts avec cinq autres juifs et un prêtre jusqu’à l’arrivée de l’Armée rouge en jan­vier 1945. Pas­sés clan­des­ti­ne­ment en France, ils s’établissent à Lyon où vit une tante…

Au terme de son récit, témoi­gnage d’amour filial hon­nête et émou­vant, retra­çant la saga de ses parents, avant, pen­dant et après la guerre, « ode à la débrouillar­dise et à l’ingéniosité humaines », et his­toire vraie où l’amour, la volon­té de vivre et beau­coup de chance finissent par triom­pher, l’auteur de conclure son remar­quable tra­vail de mémoire : « À pré­sent, tous les per­son­nages de cette his­toire var­so­vienne s’en sont allés. Ils ont fait leur der­nier voyage, ils se sont ins­tal­lés ailleurs. Ils sont, je l’espère, enfin et à jamais ensemble. La nuit, dans le ciel étoi­lé, il me semble par­fois voir leurs âmes scintiller. »

  1. En 1939, 30% des habi­tants de Var­so­vie étaient juifs.
  2. Jacob Apensz­lak (dir.), Le livre noir des Juifs de Pologne, Cal­mann-Lévy, 2013.
  3. Jan Kars­ki, Mon témoi­gnage devant le monde — His­toire d’un État secret, édi­tions Point de Mire, 2004. Deuxième édi­tion fran­çaise de Sto­ry of a Secret State, 1944.
  4. Par­ti social-démo­crate juif, non sio­niste et par­ti­san de l’autonomie cultu­relle juive en Europe, le Bund était un des prin­ci­paux par­tis poli­tiques juifs en Europe de l’Est avant la Shoah.
  5. Michèle Gold­stein-Nar­vaez, Nous atten­dons de vos nou­velles. Voix du ghet­to de Var­so­vie, édi­tions Max Milo, 2012.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).