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Médiatisation des actes violents, avons-nous perdu la raison ?

Numéro 5 - 2018 attentatExpertMédias - par Corinne Torrekens -

Il semble que des sommets aient été atteints dans la recherche de l’information sensationnelle qui confine à l’horreur dans la médiatisation des évènements du 29 mai à Liège. Dans la course à la médiatisation d’une fusillade comme celle de Liège, il y a une différence essentielle entre l’explication factuelle et la prospective. Ce qui frappe, c’est que le besoin d’établir des scénarios et de répondre à des questions extrêmement précises se fait de plus en plus rapidement après le drame alors que les informations tombent au compte-goutte et se contredisent parfois. Or, la construction d’une analyse s’effectue dans le temps.

La médiatisation des évènements tragiques du 29 mai dernier à Liège pose plusieurs questions. D’abord, il semble que des sommets aient été atteints dans la recherche de l’information sensationnelle qui confine à l’horreur : les images des corps des victimes, des vidéos réalisées par des témoins directs des évènements, le nom de l’auteur des faits, etc. sont diffusés (en particulier sur les réseaux sociaux) dans les heures voire les minutes qui suivent le drame sans le moindre filtre, la moindre considération pour l’image des victimes et leurs proches ou encore pour les parents — sans doute encore sous le coup de l’angoisse — de l’école où s’était retranché le tueur. Certains assument, dans la presse écrite, se faire un peu d’argent pour l’occasion. Dans les rédactions c’est le branlebas de combat, on organise les directs où on n’apprend pas grand-chose de neuf et les émissions spéciales pendant lesquelles les mêmes informations tournent en boucle et où des experts sont chargés de décrypter les évènements « à chaud » se succèdent. Or, dans la course à la médiatisation d’une fusillade comme celle de Liège, il y a une différence essentielle entre l’explication factuelle (nombre de tireurs, lieu, forces de police en présence, nombre de victimes, etc.) et la prospective (qui est le meurtrier, quel est son profil psychologique, a-t-il des antécédents judiciaires ou des complices, l’attaque est-elle revendiquée, etc.). À chaque fois donc, dans les heures qui suivent les évènements, des experts sont convoqués pour les décrypter. Ce qui frappe, c’est que le besoin d’établir des scénarios et de répondre à des questions extrêmement précises se fait de plus en plus rapidement après le drame alors que les informations tombent au compte-goutte et se contredisent parfois. Or, la construction d’une analyse s’effectue dans le temps, s’exprimer à chaud relève donc parfois, assez souvent même, de l’équilibrisme. Si les plus raisonnés et les plus prudents des experts se contentent d’avancer des hypothèses de travail, certains n’hésitent pas à asséner des vérités absolues, quitte à se tromper, et donc à désinformer [1]. Or, le temps médiatique ne procure que trop peu souvent l’occasion d’interroger ceux qui sont ainsi placés dans une position d’expertise sur leurs sources et sur tout ce qui permet de fonder empiriquement leurs analyses, de revenir dans les semaines voire les mois qui suivent les évènements sur les certitudes et de débusquer les imprudents.

De plus, la diffusion des images des corps des victimes et de l’identité de l’auteur du triple assassinat participe de la glorification des actes violents que l’on va retrouver tant dans les stratégies d’identification, d’imitation et de contagion relatives aux tueries de masse (en particulier aux États-Unis) [2] que dans l’hyper-héroïfication de la lutte armée mise en œuvre dans la propagande du « selfie jihad » de Daech. Ses combattants posent sur leurs pages Facebook ou se mettent en scène dans des vidéos extrêmement scénarisées qui subliment leur volonté de devenir des martyrs, héros mythiques de l’idéologie jihadiste [3]. Si le narratif de l’État islamique martèle la nécessité de venger la Umma (communauté des croyants) de l’oppression des « Croisés » et de défendre le Dar al-Islam (territoire de l’islam), la symbolique mise en œuvre par Daech colle aussi parfaitement à l’hyper-individualisme des sociétés contemporaines.

Dans un article pour Slate, Frantz Robert, criminologue, explique, en ce qui concerne les tueries de masse, que « la couverture médiatique de ces évènements a été tellement intense que sa mythologie s’est développée comme une forme de script dominant qui exerce une influence directe et toujours active sur l’imagination des adolescents tueurs de masse » [4]. Dans certaines d’entre elles, le meurtrier devient son propre justicier vengeant des années de persécution et entrainant dans son mouvement suicidaire ceux qu’ils considèrent comme ses bourreaux. Dans d’autres, des mois d’enquête ne permettent pas d’affiner les motivations du tueur. C’est le cas de la tuerie de Las Vegas perpétrée par un américain sans histoire de soixante-quatre ans, qui a fait cinquante-huit morts et plus de huit-cents blessés le 1er octobre 2017. Le lendemain de l’attaque, l’État islamique avait revendiqué la fusillade et qualifié son auteur de « soldat du califat » [5]. Si le rapport préliminaire des enquêteurs apporte quelques éléments sur la personnalité du meurtrier (dépressif, au bord de la faillite personnelle, etc.) et démontre le caractère méticuleusement planifié du massacre, les enquêteurs ont rapidement rejeté toute motivation idéologique, quelle qu’elle soit d’ailleurs, dans le chef du tireur [6]. Ces quelques exemples illustrent que la nécessité d’informer se heurte, d’une part, au respect des victimes et au deuil de leurs proches et, d’autre part, à l’instrumentalisation des images par la propagande de groupes armés dont l’objectif est avant tout de distiller la terreur dans les opinions publiques ou par des apprentis tueurs en recherche de modèles à suivre ou de gloire posthume.

Enfin, la dernière dimension à soulever relève de la construction d’un problème particulier : celui de l’islam. Quarante-huit heures après la tuerie de Liège, La Libre Belgique publie un article sur les conversions à l’islam, l’auteur des meurtres se serait en effet converti en prison sous l’influence de deux détenus condamnés pour des faits de terrorisme. J’ai personnellement refusé d’être interviewée dans le cadre de cet article car je n’avais aucune information en ma possession déterminant avec certitude que la conversion de l’auteur des faits était l’élément déterminant de son passage à la violence par rapport au reste de sa trajectoire (délinquance, drogue, instabilité psychologique, passé violent, etc.). Par ailleurs, certaines informations relatives à cette conversion m’intriguaient et continuent à le faire. Cet article risquait donc de participer, malgré lui, à la construction d’un imaginaire de sens commun où islam équivaut à terrorisme. Et de fait, cet article prend place, dans la mise en page du journal, à la suite de la couverture médiatique de « l’attaque terroriste de Liège ». Une photo des proches de Cyril Vangrieken, étudiant de vingt-deux ans tué mardi, qui ont participé à un hommage rendu dans le centre-ville de Liège accompagne l’article [7]. Dans cette course au sensationnel, il serait particulièrement injuste d’épingler un média en particulier voire « les médias » en général car tout comme par rapport à d’autres questions de société (écologie, migrations, circuits courts, etc.) ce sont nos choix en tant que consommateurs qu’il est nécessaire d’interroger et surtout de remettre en cause. Sans compter les conditions de travail de plus en plus précaires des journalistes, de plus en plus pressés par le temps, obligés dans le même mouvement horaire de passer de la rubrique des chiens écrasés au terrorisme. Il s’agit d’interroger des choix rédactionnels qui s’inscrivent dans une logique plus large de mise en exergue d’une question précise, celle de l’islam. Pour les besoins de cet article, je me suis donc livrée à un exercice très simple. J’ai introduit le mot-clé « Islam » dans le moteur de recherche de Sud Presse, La Libre Belgique et du Soir qui figurent parmi les quotidiens les plus lus [8]. Je n’ai conservé que les articles datés du 1er au 31 mai 2018. Le terme « Islam » apparait dans cent-cinquante-deux résultats pour La Libre. En isolant le titre et le premier paragraphe de l’article, on peut observer que septante résultats sont relatifs à l’actualité internationale (accord nucléaire iranien, conflit israélo-palestinien, etc.), cinquante résultats renvoient au terrorisme (attaque au couteau à Paris, attentats à Kaboul ou en Indonésie, etc.), treize sont relatifs à l’islam en Belgique ou en Europe. Le ton de ces articles est globalement neutre, trois de ces articles sont même plutôt positifs (des réfugiés invitent des non-musulmans pour des ruptures du jeûne, la religion comme facteur de dépassement de soi, etc.). Enfin, dix-neuf articles ont toujours trait à l’islam en Belgique et en Europe, mais relatent des problèmes publics posés par certaines pratiques religieuses (voile intégral, abattage rituel, ramadan, etc.) ou certains groupes (manuels antisémites de la Grande mosquée, parti Islam, manifestations de groupes d’extrême droite, etc.). La même méthode donne vingt-trois résultats pour Le Soir. La majorité des articles (dix) porte sur les problèmes du développement de l’islam en Belgique et en Europe (parti Islam, Exécutif des musulmans de Belgique, etc.), huit renvoient au terrorisme, trois à la politique internationale, deux sont neutres et aucun n’est particulièrement positif. Enfin, pour Sud Presse, quarante articles ont été analysés. La majorité d’entre eux (vingt-deux) relaient des problèmes relatifs au développement de l’islam en Belgique et en Europe, onze renvoient au terrorisme, cinq sont neutres, un particulièrement positif et un seul renvoie à la politique internationale. Cette petite mise en perspective permet de montrer comment un système médiatique tend à rendre compte d’une religion particulière comme étant toujours partiellement considérée comme exogène (politique internationale), fortement reliée au terrorisme et posant dans l’ensemble « problème ».

Mon intention n’est évidemment pas de remettre en cause l’hypothèse de l’endoctrinement de l’auteur de la fusillade en prison par des détenus affiliés à Daech, mais de remettre en question la variable de sa conversion à l’islam comme seul facteur explicatif et surtout d’appréhender ce qui dans l’islam version Daech séduit un ancien délinquant drogué (rédemption de ses erreurs passées, système injuste, déresponsabilisation, etc.) au profil psychologique instable (justicier, cause supérieure qui le dépasse, martyre) et relativement isolé (recréer une tribu, camaraderie, fraternité, identité « minute soupe », etc.). À ce titre, la recherche en Belgique n’en est qu’à ses débuts et se heurte à une multitude d’obstacles.

Septante-deux heures après la fusillade de Liège, c’était les inondations qui occupaient l’essentiel de l’espace médiatique… Mais ceci ne doit pas nous empêcher de proposer des moments de réflexion sur les dynamiques de l’emballement médiatique.


[2Langman P., School Shooters : Understanding High School, College, and Adult Perpetrators, Rowman & Littlefield Publishers, 2017.

[3Chouraqui M, La mythologie Daech, Éditions de l’Observatoire, 2018.

[6LVMPD, Preliminary Investigate Report, 18 janvier 2018.

[7« Il n’y a pas de conversions types à l’islam », La Libre Belgique, 31 mai 2018.

[8Sudpresse est le média le plus lu avec une audience totale de 65.6702 lecteurs, Le Soir suit avec 556.443 lecteurs et La Libre Belgique atteint 301.685 lecteurs. Source : « Le Belge lit toujours la presse, mais de plus en plus souvent en version numérique », Le Soir, 12 octobre 2017.

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Corinne Torrekens


Auteur

Corinne Torrekens est professeure de science politique et directrice du Groupe de Recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité (GERME) de l’Université libre de Bruxelles. Elle travaille sur la question de l’insertion de l’islam en Europe avec un point d’attention tout particulier pour la Belgique. Auteure d’une thèse de doctorat portant sur la visibilité de l’islam à Bruxelles, elle a publié plusieurs ouvrages portant sur l’islam, les politiques d’intégration et la diversité ainsi que de nombreux articles scientifiques et de vulgarisation à partir des nombreux terrains de recherche qu’elle a menés. Elle a également participé à de nombreux congrès et colloques internationaux en tant que conférencière. Elle est également formatrice et est souvent amenée à fournir des conseils auprès d’institutions publiques et privées et a donné de nombreuses interviews qui éclairent l’actualité relative à ses domaines de compétence. Elle a récemment publié l’ouvrage Islams de Belgique aux Éditions de l’Université de Bruxelles (2020).