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Maquiller le parti Islam (ou l’interdire)?

Numéro 01/2 Janvier-Février 2013 par

février 2013

Dimanche 16 décembre, sur RTL, le « Huis Clos » de l’émission Contro­verse oppo­sait Redouane Ahrouch (élu com­mu­nal du par­ti Islam) à Richard Mil­ler (MR, dépu­té régio­nal et com­mu­nau­taire, et séna­teur fédé­ral). La ques­tion : savoir s’il fal­lait inter­dire le par­ti Islam. Autant le dire tout de suite, le débat n’eut pas lieu, tant la ren­contre sem­blait avoir été organisée […]

Dimanche 16 décembre, sur RTL, le « Huis Clos » de l’émission Contro­verse oppo­sait Redouane Ahrouch (élu com­mu­nal du par­ti Islam) à Richard Mil­ler (MR, dépu­té régio­nal et com­mu­nau­taire, et séna­teur fédé­ral). La ques­tion : savoir s’il fal­lait inter­dire le par­ti Islam1.

Autant le dire tout de suite, le débat n’eut pas lieu, tant la ren­contre sem­blait avoir été orga­ni­sée pour offrir une tri­bune à un dis­cours pré­for­ma­té et vide de tout argu­ment. Il ne man­quait qu’un buzz pour que l’on pût faire comme si un évè­ne­ment avait eu lieu. M. Mil­ler s’en char­gea en lâchant au moment idoine une infor­ma­tion de pre­mier ordre : M.Ahrouch avait refu­sé le maquillage au pré­texte que la maquilleuse était une maquilleuse. Une femme, donc.

Et sou­dain, mon petit coin du web 2.0 ne bruis­sait plus que de cela. Islam est-il réel­le­ment favo­rable à l’instauration de la cha­ria en Bel­gique ? Selon quels moyens compte-t-il par­ve­nir à ses fins ? Est-il prêt à jouer le jeu de la démo­cra­tie ? Qu’est-ce que la condam­na­tion pas­sée de M. Ahrouch pour des vio­lences envers sa femme nous apprend de cet homme ? Tout cela est bien com­pli­qué. Mais une maquilleuse, mes aïeux, du pain béni !

Ce com­por­te­ment dévoi­lait enfin la vraie nature du par­ti et de M. Ahrouch. Il consti­tuait une ter­rible dis­cri­mi­na­tion fon­dée sur le sexe. Ceux qui affir­maient que c’était là une ques­tion de bien peu d’importance étaient prêts à « tout accep­ter ». Enfin, un drame et une pola­ri­sa­tion entre ceux qui osent s’élever contre l’inacceptable et les jaunes ! Un média­tique jour­na­liste, chro­ni­queur des réseaux sociaux, en vint même à perdre son sang-froid, affir­mant qu’on n’avait pas deman­dé à M. Ahrouch de « bai­ser avec la maquilleuse, p…» (sic) et que, dès lors, son refus était illé­gi­time et discriminatoire.

Pré­ci­sons-le d’emblée, tant en ce domaine les pro­cès d’intention sont légion, je n’ai aucune sym­pa­thie pour le pro­jet poli­tique du par­ti Islam. Il me semble aus­si dan­ge­reux qu’absurde. Cette évi­dence n’a d’égale que celle du fait que l’opposition à un mou­ve­ment poli­tique ne dis­pense pas du choix des armes et, donc, d’un mini­mum de dis­cer­ne­ment dans les argu­ments dont on use. Cer­taines ques­tions sont aus­si dif­fi­ciles à poser qu’indispensables au débat, en voi­ci un échantillon.

Qu’est-ce qu’une discrimination ?

Mon pre­mier pro­blème, face à l’accusation dont fait l’objet M. Ahrouch, est l’usage du terme « dis­cri­mi­na­tion ». À mon sens, est consti­tu­tif d’une dis­cri­mi­na­tion le fait de pri­ver quelqu’un d’un droit en ver­tu d’une dif­fé­rence non ration­nel­le­ment jus­ti­fiable. La ques­tion est donc double : celle du droit et celle de la jus­ti­fi­ca­tion ration­nelle d’une différence.

Le refus de maquillage prive-t-il l’employée d’un droit, celui qu’elle aurait d’enduire de fond de teint les invi­tés de Contro­verse ? Il me semble qu’il faille répondre par la néga­tive : cette dame tra­vaille pour RTL et est à la dis­po­si­tion des invi­tés, sans plus. C’est dans son chef qu’un refus de maquiller, par exemple un homme, aurait pu être consti­tu­tif d’une dis­cri­mi­na­tion puisqu’il serait reve­nu à pri­ver un invi­té de son accès à une par­tie des ser­vices offerts à tous par la chaine.

L’usage du terme « dis­cri­mi­na­tion » semble donc bien pro­blé­ma­tique, du simple fait qu’il n’y a pas de lésion d’un droit. Cela étant, il ne fau­drait pas pour autant élu­der la deuxième par­tie de la ques­tion, celle qui est liée au cri­tère de dis­tinc­tion. Car il serait pos­sible que le com­por­te­ment de M. Ahrouch, pour ne pas consti­tuer une dis­cri­mi­na­tion au sens strict, n’en soit pas moins illé­gi­time. Est-il dès lors illé­gi­time de refu­ser le maquillage parce qu’il impli­que­rait un contact avec une femme ?

Qu’est-ce que le maquillage ?

Le pre­mier point à trai­ter est celui de défi­nir le type de rap­port concer­né par le maquillage. Celui-ci implique un rap­port social et donc une rela­tion socia­le­ment construite. Ain­si, il est évident aux yeux d’une majo­ri­té d’entre nous que la dif­fé­rence de sexe est sans per­ti­nence pour don­ner sens à une situa­tion telle que le maquillage2. Cela pro­cède, à mon sens, du fait que nous inter­pré­tons col­lec­ti­ve­ment le maquillage comme un acte tech­nique dou­blé d’une inter­ac­tion sociale neutre (« C’est la pre­mière fois ? Je ne vais pas trop vous en mettre… En sor­tant du pla­teau, je vous démaquillerai…»).

Mais il peut aus­si bien être construit comme un soin du corps impli­quant une cer­taine inti­mi­té. En cela, les lec­tures de cette rela­tion sont mul­tiples, comme dans le cas d’autres soins du corps : esthé­tiques, (para)médicaux (kiné­si­thé­ra­pie, ostéo­pa­thie, consul­ta­tions médi­cales, etc.) ou d’agrément (mas­sages et soins divers). Notre socié­té a construit un cer­tain nombre de rap­ports comme pure­ment tech­niques, ce qui rend pos­sible que des hommes soient gyné­co­logues et des femmes uro­logues. Il faut pour­tant admettre que cette construc­tion a des limites : elle n’empêche pas que se fassent jour des pré­fé­rences. Je n’ai ain­si pas été spé­cia­le­ment cho­qué les fois où j’ai enten­du des femmes de mon entou­rage affir­mer qu’elles pré­fé­raient une gyné­co­logue à un gyné­co­logue… ou l’inverse.

Il faut donc admettre qu’un rap­port social puisse avoir plu­sieurs lec­tures, être vécu de dif­fé­rentes manières en fonc­tion de sen­si­bi­li­tés cultu­relles, per­son­nelles, reli­gieuses, voire poli­tiques. Le maquillage n’est pas, dans son essence, un acte tech­nique, il peut être inter­pré­té au moyen d’une grille qui rend per­ti­nente la ques­tion du sexe du par­te­naire, comme celle des soins du corps.

La pudeur est-elle intolérable car intolérante ?

Si l’on admet la pos­si­bi­li­té d’une telle lec­ture de ce rap­port social, l’on peut s’interroger sur le cas par­ti­cu­lier du refus de M. Ahrouch. Il est, par exemple, pos­sible qu’il soit moti­vé par l’interdiction biblique de tout contact avec une femme en période de règles. Ne dis­po­sant pas d’informations fiables sur l’état de la maquilleuse, il est envi­sa­geable qu’il ait pré­fé­ré évi­ter tout contact. Il semble cepen­dant plus pro­bable qu’il s’agisse pour lui de res­pec­ter des règles quant aux contacts entre per­sonnes de sexe oppo­sé hors des liens du mariage. La ques­tion serait alors celle de la pudeur.

Toute socié­té res­pecte des règles rela­tives à la pudeur, les­quelles varient for­te­ment dans le temps et l’espace. Nos ancêtres n’auraient pas trou­vé de termes assez durs pour qua­li­fier l’habillement de nos contem­po­raines (et de nos contem­po­rains qui se baladent tête nue ou portent la cein­ture de leur pan­ta­lon à mi-cuisse) et il y a fort à parier que l’évolution n’est pas ache­vée. La ques­tion de la pudeur nous concerne donc tous.

Elle ren­voie à un ensemble de normes quant au dévoi­le­ment de l’intime, enten­du au sens le plus large, qu’il concerne la vue ou n’importe quel autre sens, le corps ou l’esprit, voire les convic­tions reli­gieuses, morales ou intel­lec­tuelles. La pudeur ren­voie à un sys­tème de réserve appe­lant à s’abstenir (de mon­trer, de tou­cher, de dire, de reven­di­quer, etc.).

Or, il se fait que ce sys­tème nor­ma­tif est lar­ge­ment lié à la dif­fé­rence de sexe, sur­tout lorsqu’il s’agit du regard et des contacts phy­siques. Ce cri­tère s’incarne dans la sexua­li­sa­tion de cer­tains lieux (toi­lettes ou ves­tiaires), de l’habillement (les par­ties voi­lées n’étant pas iden­tiques), du dévoi­le­ment du corps (ce que l’on montre entre hommes et entre femmes et ce que l’on montre à l’autre sexe) et du contact des corps (des amies qui se donnent la main aux hommes qui se font la bise, en pas­sant par les frot­te­ments entre spor­tifs vic­to­rieux). Il en res­sort que la ques­tion de la pudeur sexuée ne concerne pas seule­ment les situa­tions dans les­quelles deux per­sonnes se pro­posent d’avoir des rela­tions sexuelles, comme semble le pen­ser le jour­na­liste pré­ci­té, mais un ensemble de situa­tions sociales en rap­port avec le corps. D’une manière géné­rale, les notions de pudeur et d’intimité sont omni­pré­sentes dans nos vies et très lar­ge­ment liées à la dif­fé­rence des sexes. Même notre socié­té qui aime à faire croire qu’elle dit tout et montre tout est tra­ver­sée par la ques­tion de la pudeur et par une struc­tu­ra­tion sexuée de celle-ci.

Dans ce contexte, il devient dif­fi­cile de repro­cher à M. Ahrouch le simple fait de s’imposer une règle de pudeur liée à la ques­tion du sexe du par­te­naire rela­tion­nel qu’on lui pro­pose. Son choix, s’il n’est pas le mien, n’en est pas absurde ou intrin­sè­que­ment illé­gi­time du fait qu’il repo­se­rait sur le sexe.

Car, si nous condam­nions tout usage de la pudeur sexuée, nous nous ver­rions obli­gés de remettre en ques­tion nombre de com­por­te­ments qui nous appa­raissent par­fai­te­ment légi­times, et, à ce titre, l’on pour­rait s’interroger sur l’orientation sexuelle elle-même, en ce qu’elle se fonde sur un aprio­ri lié au sexe. N’est-elle pas un com­por­te­ment discriminatoire ?

La situa­tion est donc la sui­vante : la condam­na­tion de l’attitude de M. Ahrouch peut pro­cé­der de trois démarches : la pre­mière serait le rejet de tout sys­tème de pudeur fai­sant réfé­rence au sexe, la deuxième repo­se­rait sur l’affirmation que notre sys­tème de pudeur est le seul légi­time, la troi­sième consis­te­rait en le déve­lop­pe­ment de rai­sons pour les­quelles les posi­tions consi­dé­rées seraient illé­gi­times. N’ayant enten­du que peu d’arguments dans le sens de la troi­sième hypo­thèse, faut-il en conclure que la condam­na­tion du refus de maquillage res­sor­tit à un des deux autres sys­tèmes ? Nous serions alors face au choix d’imposer la désexua­li­sa­tion de l’ensemble de nos com­por­te­ments ou notre modèle cultu­rel comme seul légitime.

Cette alter­na­tive amène à se faire la réflexion que les per­sonnes qui adoptent ce type de condam­na­tion radi­cale ont de drôles de fré­quen­ta­tions : elles par­ti­ci­pe­raient à une alliance objec­tive entre des libé­raux radi­caux en matière de mœurs et des conser­va­teurs nos­tal­giques de l’ancrage exclu­si­ve­ment chré­tien de l’Europe occi­den­tale. La ques­tion serait alors de savoir quel est le ciment d’une telle alliance : des inté­rêts com­muns, un manque de clair­voyance ou une haine com­mune de l’islam ?

Tiens, en fin de compte, faut-il inter­dire Islam ? Et pourquoi ?

  1. Le débat est visible sur le site de RTL www.rtl.be/videos/Video/426296.aspx (consul­té le 17 décembre 2012).
  2. Cette affir­ma­tion appelle des réserves : il est évident, dans notre contexte socio­cul­tu­rel, que la pro­fes­sion de maquilleur est réser­vée, soit à des femmes, soit à des homo­sexuels. Ce n’est écrit nulle part, mais qu’un homme fasse l’expérience de se dire maquilleur à la télé­vi­sion et il lui appa­rai­tra clai­re­ment que la dis­tinc­tion des sexes en la matière n’est pas le fait du seul M. Ahrouch, mais est lar­ge­ment répan­due dans notre éga­li­taire société.