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Manger de la viande ? ou du pétrole ?

Novembre 2015 - par Marius Gilbert -

Conduire une voiture, c’est bien plus qu’utiliser un dispositif pour se rendre d’un point A à un point B. Manger de la viande, c’est bien plus qu’ingurgiter un concentré de protéines et de graisses. Dans les deux cas, il y a une charge symbolique et culturelle forte et, dès que l’on touche à l’un ou à l’autre, les esprits s’échauffent. Alors quand l’OMS vient classer la consommation de la viande rouge et ses produits transformés dans la liste des cancérogènes probables, chacun y va de son point de vue dans (...)

Conduire une voiture, c’est bien plus qu’utiliser un dispositif pour se rendre d’un point A à un point B. Manger de la viande, c’est bien plus qu’ingurgiter un concentré de protéines et de graisses. Dans les deux cas, il y a une charge symbolique et culturelle forte et, dès que l’on touche à l’un ou à l’autre, les esprits s’échauffent. Alors quand l’OMS vient classer la consommation de la viande rouge et ses produits transformés dans la liste des cancérogènes probables, chacun y va de son point de vue dans un débat sans fin où se mêlent nutrition (actuelle, homo sapiens, néanderthalien), écologie et droit des animaux.

En réalité, ce qu’il y a de vraiment surprenant dans cette annonce, c’est qu’elle mette l’accent les problèmes de cancer. Car selon l’OMS toujours, l’obésité et les taux trop élevés de cholestérol sont responsables du décès de près de 2.8 et 2.6 million de personnes tous les ans, soit près de 15% des décès causés par des maladies non transmissibles (maladies cardio-vasculaires, diabètes, cancers, maladies respiratoires chroniques). L’obésité a doublé depuis 1980 et touche aujourd’hui près de 600 millions de personne, dont près de 40 millions d’enfants de moins de cinq ans. Or, si chacun peut discuter des chiffres concernant une maladie aussi multifactorielle que le cancer et regretter l’absence de mention d’un effet de dose, il ne faut pas être expert en nutrition pour accepter l’idée d’une relation de cause à effet entre surconsommation de protéines et graisses animales, surpoids, obésité et maladies qui y sont associées, même si, ici aussi, d’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte.

Des situations inégales

Nous vivons donc une époque formidable où un tiers de la population mondiale vit en situation de surpoids ou d’obésité, alors que 800 millions de personnes connaissent des problèmes de faim, parmi lesquelles 165 millions d’enfants qui présentent un retard croissance lié à la malnutrition. Dans les pays les plus riches, la consommation de viande est en diminution, et le mouvement végétarien s’étend en s’appuyant sur des arguments moraux, écologiques et nutritionnels. Dans les pays en transition économique, la consommation de viande augmente rapidement, parallèle d’une transition alimentaire liée à une augmentation du revenu par habitant. Dans les pays les plus pauvres, les carences alimentaires touchent une partie toujours trop large de la population. On le voit, les questions relatives à la nutrition et à la santé, ainsi qu’à la place qu’occupent la viande, le lait ou les œufs dans celles-ci, reflètent des enjeux très différents selon l’endroit où l’on se trouve. Et si on peut être légitimement effaré par les excès de l’élevage industriel, il ne faut pas perdre de vue que, dans les pays les plus pauvres, l’élevage est une source majeure de calories, protéines et revenus pour près de 800 millions de petits éleveurs, qu’il permet la traction animale, le recyclage de la matière organique, de même que la valorisation de résidus de cultures ou de zones de pâtures impropres à la culture.

Énergie et renouvellement de la fertilité

Mais si, à juste titre, il y a lieu de s’interroger sur notre rapport à l’animal et à notre consommation de protéines, il ne faut pas se tromper de cible ni d’objectif. On peut difficilement contester qu’une réduction des excès de la consommation de viande puisse présenter des bénéfices sanitaires et écologiques. Mais à côté des critères moraux, culturels et religieux qui sont propres à chacun, rejeter en bloc la consommation de viande n’a pas beaucoup de sens d’un point de vue agricole, et encore moins si l’on souhaite défendre une vision écologique de l’agriculture.

Depuis le néolithique et jusqu’au début du XXe siècle, les accroissements de productivité agricole ont été liés à une intégration de plus en plus étroite et optimisée entre culture et élevage, comme le montrent Mazoyer et Roudart dans leur remarquable ouvrage Histoire des agricultures du monde. Cultiver, c’est être confronté à un problème de renouvellement de la fertilité des sols, puisque à l’exception de la culture de légumineuses, chaque récolte enlève au sol une certaine quantité de nutriments, en particulier d’azote, qui doit ensuite être renouvelée pour assurer les rendements des cultures suivantes. Or, jusqu’à ce que le procédé de Haber-Bosch permette de transformer l’azote atmosphérique en azote assimilable par les plantes via les engrais de synthèse, l’association entre culture et élevage restait la manière la plus efficace de renouveler cette fertilité par l’intermédiaire des déjections animales. Ces déjections permettent, d’une part, de recycler l’azote des résidus agricoles impropres à la consommation humaine et, d’autre part, de déplacer l’azote en provenance de zones de pâture dans lesquelles il est naturellement fixé par des légumineuses vers des zones de culture. L’industrialisation de l’agriculture et le renouvellement de la fertilité par l’utilisation d’engrais de synthèse sont venus totalement découpler les activités d’élevage et de culture. Nous sommes passé en un siècle de systèmes intégrés et basés sur l’énergie solaire à des systèmes dissociés et spécialisés, entièrement basés sur les énergies fossiles par l’intermédiaire de la mécanisation et de la production d’engrais et de produits phytosanitaires. Si l’expression de « révolution verte » est bien connue de tous, son corolaire animal, la « révolution de l’élevage » l’est beaucoup moins. Nous avons complètement transformé la face animale de la vie sur terre. Aujourd’hui, les animaux d’élevage représentent la plus grande part de la biomasse des vertébrés terrestres, loin devant l’homme, et très loin devant toutes les espèces sauvages confondues. Cette véritable explosion de la productivité a permis de nourrir une population bien plus grande qu’auparavant, mais elle a un coût énergétique et environnemental considérable. Là où nos ancêtres mangeaient indirectement du soleil, nous mangeons du pétrole, du gaz et du charbon, et le secteur de l’agriculture a un impact majeur sur la biodiversité, et représente un tiers des émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine, dont la moitié est représenté par le secteur l’élevage.

Vers une nouvelle transition ?

La transition nutritionnelle se réfère au passage d’une alimentation basée sur l’amidon et les fibres à une alimentation plus diversifiée, mais riche en protéines animales et en sucre. On en trouvera une très belle illustration dans l’ouvrage Hungry planet du photographe Peter Menzel, qui illustre le régime alimentaires de différentes familles en fonction de leur revenu et de leur pays. Mais cette transition a abouti à un système dont la plupart des acteurs se retrouvent dans une impasse écologique et économique, à l’exception des quelques groupes, très peu nombreux, qui contrôlent l’essentiel de la production des intrants (semences, engrais et produits phytosanitaires), de la transformation et la distribution des produits de l’agriculture, et qui s’opposent avec force aux initiatives qui menacent leur liberté d’action ou leur position. Il y a, d’une part, des agriculteurs très spécialisés qui peinent souvent à s’assurer un revenu décent, qui sont devenu entièrement dépendant des fluctuations de prix d’un seul produit, souvent coincés par les investissements lourds qu’ils ont dû consentir pour cette spécialisation. Le secteur laitier en est un exemple éclairant. Il y a, d’autre part, les consommateurs qui ont certes un accès facile à une abondance de produits alimentaires à bas coût, mais dont la surconsommation encouragée par le marketing agro-alimentaire se traduit par une épidémie d’obésité et une explosion des maladies non transmissibles liées à l’alimentation. Une quantité considérable de denrées alimentaires est simplement jetée parce qu’elle n’a pas trouvé preneur et que sa destruction est nécessaire au maintien de la valeur marchande des produits commercialisés. Et tout cela pour une empreinte énergétique et écologique majeure au niveau global.

Face à cette impasse systémique, de nouveaux modèles économiques sont expérimentés, de nouveaux réseaux se développent. Promotion de l’agro-écologie, redéveloppement d’une agriculture mixte, locale et diversifiée qui intègre l’animal dans le cycle de production, plateformes de partage et de redistribution de denrées non vendues, labels de qualité, coopératives, circuits courts, développement de la permaculture, promotion de l’agriculture urbaine, actions de réduction de l’usage de pesticides et d’antibiotiques, reconnaissance et valorisation des services écosystémiques. Les initiatives abondent, un peu dans le désordre, comme dans toute transition. Certaines s’imposeront, d’autres pas, mais elles permettent d’entrevoir d’autres pistes, d’autres modèles. Pour le moment, elles sont surtout le fait d’individus, d’agriculteurs, de citoyens, de groupes informels, d’associations, d’une société civile qui se mobilise et d’académiques qui constatent l’impasse d’un modèle, qui cherchent des alternatives et à en démontrer la pertinence. Mais l’inertie systémique est énorme et les autorités régulatrices régionales, belges et européennes sont freinées par le chantage économique permanent à la productivité et à la croissance, quand elles ne subissent pas directement la pression des lobbies de l’agriculture, de la chimie ou de l’agro-alimentaire.

Alors, oui, à l’échelle de l’individu, se poser la question de la place de l’alimentation dans nos vies est fondamental et peut représenter collectivement un effet levier important. Entre des négociations politiques et commerciales sur lesquelles on a peu de prise, des initiatives plus proches de nous et des produits dont on ne sait pas toujours que penser, cette réflexion n’est pas toujours facile. Mais la question la plus pressante est sans doute moins de savoir s’il faut manger de la viande ou pas que de s’interroger et s’informer sur la manière dont nos choix alimentaires peuvent encourager cette transition vers ces nouveaux modes de production, de transformation, de commercialisation et de consommation plus soutenables d’un point de vue sanitaire, énergétique et environnemental.

Marius Gilbert


Auteur

Chercheur en épidémiologie à l’université libre de Bruxelles. Il y dirige le laboratoire d’épidémiologie spatiale (SpELL) et est Senior Research Associate au FNRS.