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Made in Belgium

Numéro 5 Mai 2005 - Belgique (België) culture Exposition par Théo Hachez

mai 2005

Ver­ti­gi­neu­se­ment ras­su­rante, telle devrait être l’ex­po­si­tion « Made in Bel­gium » qui s’est ouverte ce prin­temps à Bruxelles, et qui s’af­fiche comme l’é­vè­ne­ment-phare de l’an­née com­mé­mo­ra­tive (175 – 25). Sa for­mule tient en peu de mots : beau­coup de tout. Au défi des choix et des sus­cep­ti­bi­li­tés que devait ren­con­trer l’en­tre­prise, au plai­sir de la sug­ges­tion et de l’i­ma­gi­naire, elle répond […]

Ver­ti­gi­neu­se­ment ras­su­rante, telle devrait être l’ex­po­si­tion « Made in Bel­gium » qui s’est ouverte ce prin­temps à Bruxelles, et qui s’af­fiche comme l’é­vè­ne­ment-phare de l’an­née com­mé­mo­ra­tive (175 – 25). Sa for­mule tient en peu de mots : beau­coup de tout. Au défi des choix et des sus­cep­ti­bi­li­tés que devait ren­con­trer l’en­tre­prise, au plai­sir de la sug­ges­tion et de l’i­ma­gi­naire, elle répond par la quan­ti­té de ses vitrines engran­geant des preuves de l’exis­tence incon­tour­nable de la Bel­gique par tout ce qui a pu l’illus­trer. À com­men­cer par l’ex­cel­lence pla­né­taire de tant de Belges, une excel­lence igno­rée sou­vent parce que trop modeste. Le doute, l’i­ro­nie n’ont pas leur place ici ; l’in­no­cence règne. Et la nos­tal­gie, sou­vent convo­quée, ne vient que ser­vir la reven­di­ca­tion d’un cer­tain confort d’être de cette nation qui se découvre si riche d’elle-même.

Les pièces à convic­tion, d’une valeur extrê­me­ment variable, ravi­ront les ama­teurs de musée aus­si bien que les bro­can­teurs du dimanche matin, à qui on ne deman­de­ra pas de bou­der leur plai­sir. Mais, soi­gneu­se­ment ven­ti­lées en cha­pitres dont l’or­ga­ni­sa­tion thé­ma­tique est béton­née, ces beau­tés connues ou curieuses dépé­rissent sous le poids d’un dis­cours toni­truant d’au­to­sa­tis­fac­tion qu’elles sont ici for­cées d’en­dos­ser. Et tout hété­ro­clites qu’elles sont, elles ne pro­voquent aucune des étin­celles que leur choc aurait pu éveiller. Le clas­se­ment est étouf­fant. Même les tristes cou­loirs et les lugubres esca­liers qui assurent la liai­son entre les pla­teaux de bureau amé­na­gés en salles sur­char­gées sont tapis­sés de « Saviez-vous que… » qui nous apprennent notam­ment que Madon­na a por­té un couvre-chef signé par Elvis Pom­pi­lio. Autant de titres de gloire dont l’é­nu­mé­ra­tion plan­tu­reuse, gage d’un oubli presque ins­tan­ta­né, ne laisse d’autre sédi­ment qu’un divi­dende narcissique.

« La Bel­gique qui gagne, c’est un pays au faîte de sa gloire et au som­met de ses per­for­mances dans les domaines les plus divers. C’est un pays au confluent de deux cultures, avec ses ambi­tions, ses figures pres­ti­gieuses et son art de vivre incom­pa­rable. C’est aus­si le thème de l’ex­po­si­tion, reflet de tous ces Belges à l’es­prit conqué­rant et ima­gi­na­tif, à l’empreinte inter­na­tio­nale », annonce fiè­re­ment René Schyns, le com­mis­saire de l’ex­po­si­tion. D’un coup, les chro­mos des manuels d’his­toire (du temps où cette matière était ensei­gnée à l’é­cole pri­maire) paraissent rétros­pec­ti­ve­ment d’un natio­na­lisme sobre et déla­vé en regard de ce chau­vi­nisme exa­cer­bé. Si un cha­pitre met en évi­dence les inva­sions dont le ter­ri­toire a été l’ob­jet, en sur­es­ti­mant de façon spec­ta­cu­laire le pas­sage des Nor­mands dont toute l’Eu­rope occi­den­tale a béné­fi­cié, c’est pour mieux affir­mer une essence résis­tante qui plane dans l’air, se réfu­gie dans le sol ou per­dure quelque part du côté des généa­lo­gies entre­cho­quées de nos régions : la liber­té. Tout cela n’empêche pas l’ex­po­si­tion de reven­di­quer fiè­re­ment la pater­ni­té, au nom des Belges, d’ex­pé­di­tions conqué­rantes et meur­trières, comme les croi­sades, et en par­ti­cu­lier la pre­mière, quitte à l’u­sur­per quand il s’a­git de l’en­tre­prise congo­laise de Léo­pold ii. « L’é­poque était conqué­rante » : telle est la seule trace d’é­tat d’âme que porte le texte explicatif.
Sans doute com­plexes et com­plexi­té de la construc­tion natio­nale en Bel­gique appe­laient-ils une com­pen­sa­tion mytho­lo­gique faite de pon­cifs aus­si mas­sifs et de silences aus­si criants. Tout le mode a droit au men­songe offi­ciel. Pour­quoi les Belges devraient-ils se pas­ser du récon­fort d’être tout à la fois des conquis tou­jours plus forts que leurs enva­his­seurs et des conqué­rants tou­jours inno­cents, fût-ce au prix des tra­ves­tis­se­ments hal­lu­ci­nants dont use, au fond, chaque nation ? Il reste que les abus du dis­cours rendent un son d’au­tant plus étrange dans le vide des cer­veaux où on les lance : l’his­toire de Bel­gique, dans la mesure où elle est conce­vable, n’est pra­ti­que­ment plus ensei­gnée. L’i­gno­rance convo­quée se retrouve ain­si « toute fière d’être bête » : c’est ain­si qu’à Liège, la sagesse popu­laire dénonce ce couple sécu­laire que forment secrè­te­ment l’ar­ro­gance et l’imbécillité.

« Made in Bel­gium ». Dans la stra­ti­fi­ca­tion indi­vi­duelle des iden­ti­tés, la vola­ti­li­té de l’être belge inquiète si sou­vent qu’on ne cesse de son­der son épais­seur rela­tive en regard de ce qu’on juge être ses concur­rents (être Wal­lon, Fla­mand, fran­co­phone, bruxel­lois, ger­ma­no­phone, etc.). Le titre et le dis­cours de l’ex­po­si­tion répondent à ce doute que médias et poli­tiques font peser sur la sur­vie du pays comme enti­té natio­nale : plu­tôt que dans un miroir tru­qué et gla­cé, c’est dans l’œil éba­hi de l’Autre, dans sa recon­nais­sance d’une marque de fabrique, que s’ouvre l’ho­ri­zon d’une rédemp­tion gra­ti­fiante et uni­fi­ca­trice d’un inté­rêt com­mun. Cet Autre, on l’in­voque dans sa langue glo­ba­li­sée et on l’ap­pâte à coup de pra­lines avec ces Belges dont René Schyns nous vante l’« empreinte inter­na­tio­nale ». Sans doute vise-t-il par cette expres­sion pour le moins pro­blé­ma­tique, cette dis­po­ni­bi­li­té affi­chée dans la salle d’en­trée et offerte à des mécènes (Côte d’Or et autres Arce­lor) dont la plu­part sont des entre­prises mul­ti­na­tio­nales qui se découvrent héri­tières d’un patri­moine local désaf­fec­té par leur exis­tence même, mais dont elles ne déses­pèrent pas de faire sur­vivre le sym­bole à leur pro­fit. De tels miracles pal­lia­tifs que conçoivent et vendent les offi­cines de rela­tions publiques n’ont au fond pas besoin d’être vrai­ment cré­dibles pour blan­chir la part infime des béné­fices que l’on se doit de dédier aux justes causes.

Ain­si, le choix de l’an­glais ne pro­cède pas seule­ment de l’é­cra­se­ment néga­tion­niste et confor­ta­ble­ment fédé­ra­teur des langues natio­nales, il rem­plit aus­si ce vide par l’as­ser­tion d’un des­tin : celui d’une « nation inter­na­tio­nale » qui s’ins­crit fina­le­ment tout entier dans une marque de fabrique. Cette aspi­ra­tion au com­merce exté­rieur est para­doxa­le­ment vouée à l’u­sage interne, à la recons­ti­tu­tion de la culture d’en­tre­prise d’un peuple indus­trieux et igno­rant de lui-même dont on espère qu’il se retrouve une iden­ti­té fière par la pers­pec­tive de se vendre mieux.

Tant qu’à faire, fal­lait-il se saou­ler jus­qu’à plus soif d’un pané­gy­rique d’en­cy­clo­pé­die qui apla­tit tout et même l’i­vresse, sans trou­ver aus­si argu­ment pour la même thèse dans la diver­si­té réelle de la socié­té belge d’au­jourd’­hui. En élu­dant de la sorte cette autre Bel­gique, celle de l’im­mi­gra­tion du xxe siècle, vrai­ment inter­na­tio­nale et inter­cul­tu­relle (que ce soit comme objet ou comme regard por­té sur elle), l’ex­po­si­tion célèbre sans contre­par­tie une autoch­to­nie folk­lo­rique et savante. L’obs­cé­ni­té d’un tel silence frappe d’au­tant plus qu’il est plus facile aujourd’­hui de se faire recon­naitre Belge que Fla­mand, par exemple. Et que cette ver­tu de la construc­tion natio­nale déli­ques­cente est sou­vent vécue et dite par les nou­veaux Belges qui, en s’en reven­di­quant, la sauvent du nau­frage qu’on lui pro­met. Mais sans doute répon­dra-t-on qu’on a craint d’en faire trop.

Théo Hachez


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