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Lutte contre le terrorisme et fabrique de populations indéfendables
Les évènements bruxellois de novembre 2017 qualifiés « d’émeutes » ont permis l’expression d’un mécanisme du mécanisme de fabrication de populations indéfendables. C’est ce même mécanisme qui est à l’œuvre dans la lutte contre le terrorisme et le radicalisme. Tentative de déconstruction…
Dans Se défendre : une philosophie de la violence, Elsa Dorlin ouvre son histoire des éthiques martiales avec le récit du tabassage de Rodney King par des policiers en mars 1991. Rodney King, jeune chauffeur de taxi afro-américain est arrêté sur une autoroute de Los Angeles pour excès de vitesse. Il est « tasé » et tombe par terre, frappé au visage et au corps à coups de matraque alors qu’il essaie de se relever pour se protéger, laissé inconscient, ligoté au sol, crâne et mâchoire fracturés en plusieurs endroits, bouche et visage en partie lacérés, cheville cassée… une vidéo amateur de la scène provoque un scandale dans le monde entier. Plus grande encore est la réaction qui suit l’acquittement des policiers un an plus tard et qui déclenche six jours d’émeutes à Los Angeles.
Par ce prologue, Dorlin nous invite à une réflexion sur les conditions qui ont rendu possible pour les policiers de plaider, avec succès, la légitime défense. Par quels processus historiques et sociaux le champ de visibilité nord-américain, ce que les Américains perçoivent de la réalité, en est arrivé à être « racialement saturé » ? Comment s’est construite cette « paranoïa blanche » vis-à-vis du corps des Noirs Américains perçus spontanément comme un corps agresseur ? Et surtout, si cette perception de la violence policière qui inverse les responsabilités entre agresseurs et agressé s’ancre dans un cadre d’intelligibilité qui émerge du passé, quelles sont aujourd’hui les techniques de pouvoir matérielles et discursives qui l’actualisent1 ?
Bruxelles et Los Angeles ont des trajectoires historiques distinctes, mais on ne peut que souligner la pertinence de l’approche d’Elsa Dorlin quand on se penche sur le traitement médiatique et politique des évènements qualifiés d’émeutes à Bruxelles en novembre 2017. D’abord ceux qui ont accompagné la victoire du Maroc contre la Côte d’ivoire suivis quelques jours plus tard de la destruction de mobilier urbain à la suite de l’intervention de la police dans un rassemblement à la Monnaie appelé par le blogueur français Vargasss92 et enfin la destruction de quelques vitrines de l’avenue Louise, artère bruxelloise de luxe, ainsi que la dégradation d’une voiture de police à la fin du rassemblement contre l’esclavage en Libye.
Ces évènements ont fait l’objet d’une surmédiatisation nourrie de nombreuses sorties politiques musclées2. Au niveau fédéral, il a ainsi été question de tolérance zéro contre les jeunes (Jan Jambon, ministre fédéral de l’Intérieur, et Didier Reynders, ministre des Affaires étrangères). Au niveau bruxellois, il a été évoqué, sur la base de la supposition qu’une partie des auteurs des faits étaient mineurs, la possibilité de modifier la loi sur la protection de la jeunesse (Alain Destexhe, député bruxellois) et de prononcer des peines exemplaires à l’encontre des multirécidivistes supposés (Charles Picqué, président du Parlement bruxellois).
À un premier niveau d’analyse, il est évident que ces déclarations émanent d’une stratégie classique permettant de légitimer l’application d’une série de mesures de contrôle. Ainsi, les agents de la zone de police Bruxelles-Capitale-Ixelles ont pu pendant plusieurs jours contrôler l’identité et photographier des hommes jeunes, issus de l’immigration, dans le quartier Anneessens du centre-ville3. De même, sur la base de l’hypothèse, non vérifiée, selon laquelle ces évènements auraient été organisés par un réseau, le ministre de l’Intérieur Jan Jambon a suggéré de transposer un logiciel d’analyse des réseaux sociaux utilisé dans la lutte contre le terrorisme4.
Mais l’essentiel n’est pas (que) là. Pour en revenir à Dorlin, ce qui frappe ici c’est le cadre d’intelligibilité que ce type d’opération politique reproduit et participe à produire. Quand Picqué déclare : « Il n’y a pas d’insertion sociale possible pour ces casseurs »5, il prépare les esprits à la fabrique de populations indéfendables parce que construites comme ontologiquement violentes. Quelques vitrines brisées montées en épingle deviennent des actes de violence incompréhensibles comme surgis de nulle part. Cette lecture des évènements qui évacue tout élément de contexte social et politique, et singulièrement du contexte de violence systémique vécu par une partie de la population, est une véritable entreprise de pathologisation des auteurs. Perçus au regard de leur monstruosité supposée, jugés irrécupérables, hors-la-société, il devient alors légitime d’utiliser tous les moyens de défense à leur encontre.
Cette mécanique à l’œuvre lors d’évènements somme toute anecdotiques, prend un caractère particulièrement grave lorsqu’elle se met en branle contre les populations ciblées par la lutte contre le terrorisme et le radicalisme comme tente de l’illustrer la dernière partie de cet article.
De quels outils disposons-nous pour déconstruire ce dispositif ? La proposition de cet article est de comprendre les législations et les mesures qui s’expérimentent dans ces domaines non pas comme une dérive au sein de l’État de droit, mais plutôt comme l’émergence d’une forme de gouvernement qui actualise de vieilles pratiques.
État de non-droit
L’invocation de l’État de droit est un ressort argumentatif et affectif sur lequel s’appuie une partie du monde juridique et associatif pour tenter de contrer les nouvelles mauvaises idées que le gouvernement produit chaque mois dans les champs de la sécurité et des politiques migratoires. L’argument est affectif dans le sens où il en appelle à un attachement du destinataire à une certaine représentation de ce qu’est le mode légitime de gouvernement d’un État. Notamment cette notion soutient l’idée que l’emploi de la force par le souverain fait l’objet d’un encadrement strict. Si cet emploi lui est reconnu comme monopole légitime, la force ne peut être utilisée qu’en ultime recours et dans le but de défendre son existence même ou celle de ses citoyens.
Si l’appel à ce principe est un outil important et utile dans un prétoire, sur le plan historique il relève plus du mythe que de la réalité des pratiques des États. Les États de droit sont caractérisés par l’exercice plus ou moins arbitraire et décomplexé d’une violence dans des espaces et envers des catégories de populations sans droit ou de moindres droits.
En premier lieu, il convient de rappeler que l’espace de l’État de droit a toujours été parsemé de ces lieux « en dehors », ces hétérotopies où prévalent d’autres règles que celles en cours dans le reste de la société. Prisons, asiles psychiatriques, camps des guerres coloniales et contre-insurrectionnelles, camps pour étrangers sur le sol européen, maisons de travail forcé… les hétérotopies carcérales se caractérisent par le pouvoir en grande partie discrétionnaire des autorités qui les administrent.
En second lieu, on ne peut oublier que la prospérité économique des puissances occidentales s’est construite en partie sur l’exclusion partielle ou totale du statut de sujet de droit, voire hors du champ d’une humanité pensée à partir de l’étalon de l’homme européen blanc, de pans entiers de l’humanité : femmes, esclaves, peuples colonisés… Réduites au rang d’objet ou de possession du mari, du maitre, du colon, du blanc, des populations entières ont été soumises à des régimes et à des traitements d’exception qui se sont traduits par la possibilité toujours/déjà légitimée d’une rare violence à leur égard.
Cette violence a été rendue possible par l’adoption de régimes d’exception encadrés par des lois et des règlements et/ou avec l’approbation implicite des États et de leurs différents appareils, notamment administratifs et judiciaires. Comme l’illustre en partie le tabassage de Rodney King, lorsque l’impunité est acquise pour les agresseurs, qu’ils agissent en tant qu’agent de l’État ou citoyens privés, elle revient à leur octroyer de véritables permis de torturer, de violer, de tuer…
Ces termes ne sont pas exagérés pour décrire la légitimation des violences exercées sur des populations dont le critère de distinction vis-à-vis du « citoyen légitime » a été historiquement celui de leur racialisation. Cette racialisation, dispositif du colon qui, par là même, inventait la supériorité de la « blanchité », a été dans l’histoire coloniale et postcoloniale le marqueur légitimant la mise en place de formes de gouvernement duel des populations, distinguant « blancs » et « racisés », « sujets de droit » et « objets de droit ».
La pratique du lynchage de noirs américains dans les États du sud des États-Unis illustre cette ligne de partage. Rappelons que le lynchage, une activité qui au tournant du XIXe et du XXe siècle se pratiquait en famille, a perduré jusque dans les années 1960. Il est important de souligner, comme le fait Dorlin, que loin d’être la conséquence d’accès de folie de foules déchainées, le lynchage incarnait un véritable « droit d’exécution » accordé aux blancs par le laxisme voire la collaboration active de l’institution judiciaire qui en protégea les auteurs6.
L’histoire coloniale belge éclaire sous un autre angle cette gestion duelle de population. Au cours de l’entre-deux-guerres, en métropole, les ouvriers engrangeaient une série de droits syndicaux et politiques. Les Congolais, eux, exclus de toute forme de droits civiques et politiques, subissaient la violence de l’administration coloniale et des entreprises privées dont certaines avaient obtenu la prérogative régalienne d’exercer la force.
Les indigènes étaient soumis au travail forcé dans les mines de cuivre du Katanga, les mines aurifères du Haut-Ituri et les plantations des agriculteurs blancs. Vendus par les chefs de village ou capturés par les recruteurs, les hommes, encordés les un aux autres par le cou, étaient déportés dans des camps d’ouvriers. Là, ils mouraient par milliers de maladies dues aux mauvaises conditions d’hygiène, de manque de nourriture ou d’accidents de travail. Des villages entiers furent déplacés du jour au lendemain pour les besoins des entreprises. Les villages résistants furent brulés, les récalcitrants tués… L’ampleur de la « consommation » d’hommes fut telle que de nombreux villages se retrouvèrent peuplés uniquement de femmes et de vieillards.
La possibilité de cette violence des colons blancs s’appuyait en partie sur un système légal. Ainsi, l’usage des châtiments corporels dont le plus connu est la peine de chicotte7 fut autorisé légalement jusqu’en 1922, mais perdura bien après son abrogation légale, pour les agents des mines contre leurs « mauvais travailleurs ». Mais surtout elle fut rendue possible par l’impunité totale dont les colons jouissaient8.
L’impunité des agresseurs et le déni mémoriel des autorités sont des traits communs à ces zones d’ombre des États dits de droit. Certains sont plus ou moins éloignés dans le temps, certains sont tout proches de nous. Souvenons-nous de la sauvagerie de l’automne 1961 à Paris quand on retrouvait dans la Seine les cadavres de « Français musulmans d’Algérie » comme les autorités les avaient nommés. Connaitra-t-on un jour le nombre d’Algériens disparus, blessés ou morts tout au long de cet automne où leur furent imposés des couvrefeux spécifiques et surtout lors de la répression sanglante de la manifestation pacifique organisée par le FLN à Paris en octobre 19619 ?
De même, quelle mémoire reste-t-il de la répression vécue dans les années 1970 par les immigrés marocains et turcs lors de la chasse aux travailleurs clandestins ? Dans quel cours d’histoire évoque-t-on les brimades, les rafles dans les cafés et les passages à tabac dans les commissariats ? Qui commémore l’assassinat en pleine rue d’un jeune Marocain par la police sur une place de Schaerbeek en 1974 et la répression médiatisée de la mobilisation de travailleurs immigrés qui avait permis à une partie de la population belge d’ouvrir les yeux sur le contexte de violence dont faisaient l’expérience les Marocains et les Turcs10 ?
Ces quelques exemples épars dans le temps et l’espace illustrent en premier lieu le fait que la violence brutale fait partie intégrante du fonctionnement des États de droit, bien qu’elle ne se distribue pas de la même manière, avec la même intensité et sur les mêmes groupes cibles selon les périodes historiques. En second lieu, ils attestent de la constance de la racialisation qui mélange racisme biologique et racisme culturel, comme ligne de partage entre les corps sur lesquels peut s’exercer ou non la brutalité des agents de l’État.
James Baldwin affirme que l’histoire ne fait pas le récit du passé, mais est ce dont on hérite dans le présent11. Si tel est le cas, comment héritons-nous aujourd’hui de cette histoire de violence, de ces corps massacrés ? Quelles marques laisse-t-elle dans les esprits et les corps de ceux qui l’ont vécue, leur entourage, leurs descendants et tous ceux qui peuvent se reconnaitre dans une communauté d’expérience ? Et, réciproquement, quels sont aujourd’hui, au sein des institutions, les discours et les pratiques qui héritent et actualisent cette histoire marquée par la brutalité ? C’est en partie ce que nous abordons dans cette dernière partie.
L’antiterrorisme : une forme de gouvernement ?
Au cours des années 1980 en Belgique, à l’image d’autres pays occidentaux, les médias ont commencé à s’intéresser à la confession des populations immigrées. Dans le sillage de la révolution iranienne, l’islam émerge comme un objet suspect. De nouvelles questions apparaissent : les musulmans ne seraient-ils pas la cinquième colonne de puissances extérieures ? L’islam est-il intégrable dans la démocratie12 ? Les travaux de Nadia Fadil professeure à la KUL qui travaille notamment sur la trajectoire de la notion de radicalisation, constatent qu’au cours des années 1990 les services de renseignement néerlandais se sont appropriés la question de l’intégration des communautés musulmanes. Il ne s’agissait plus uniquement de suivre les activités de groupes politiques connus, mais aussi de surveiller la communauté musulmane présentée comme un terreau potentiel pour le radicalisme. Cette approche va fortement influencer la notion de radicalisme et les politiques corrélatives adoptées en Belgique.
En considérant à priori les musulmans comme suspects, ces discours et ces politiques dessinent les nouveaux traits de la figure d’un ennemi intérieur qui légitime toutes les mesures qui vont être prises à l’encontre des populations issues de l’immigration. Aujourd’hui, en Belgique, la multiplication de ces mesures n’indique-t-elle pas l’émergence d’une forme de gestion duelle de la population qui rappelle celle des systèmes coloniaux ? C’est une hypothèse que nous empruntons à Nadia Fadil, à l’appui de laquelle nous voudrions présenter quelques éléments.
Permis de torture
L’ampleur — plusieurs centaines de perquisitions, ainsi que des arrestations, contrôles et des fouilles — et la violence des descentes de police qui ont visé les musulmans, ou désignés tels, de Belgique après les attentats de Paris et de Bruxelles seraient un premier indice à l’appui de l’hypothèse susmentionnée. Peu de personnes ont osé témoigner de la brutalité des forces de l’ordre à l’occasion de ces descentes. Certaines rapportent avoir été menacées de représailles par des agents13. Une vingtaine de récits ont néanmoins pu être collectés par Human Rights Watch (HRW) et publiés dans son rapport de 201614.
Le rapport évoque des portes défoncées au petit matin, des parents menottés au sol devant leurs enfants, un père frappé d’un coup de fusil d’assaut devant son fils, des insultes telles que sale arabe, sale terroriste, des passages à tabac répétés au commissariat. Qu’est-ce concrètement qu’un tabassage ? Il est question notamment d’un homme les yeux bandés, tenu par un policier tandis qu’un autre lui enfonce les doigts dans les yeux, puis frappé contre un mur et qu’ils ont laissé tomber dans l’escalier. Ce même homme est plus tard déshabillé et tabassé nu, puis assis sur une chaise où il subit des coups répétés dans le ventre, et toujours le bandeau sur les yeux.
Le sort fait à Fayçal Cheffou donne un aperçu de l’hystérie qui s’est emparée des forces de l’ordre après les attentats de Paris et de Bruxelles. Fayçal Cheffou a été confondu avec le troisième homme des attentats de Zaventem que la presse a rapidement nommé « l’homme au chapeau ». Arrêté par des policiers menaçant de le tuer, il est tabassé à plusieurs reprises au commissariat, laissé nu et blessé à même le sol de sa cellule pendant une nuit entière sans couverture, sans nourriture ni eau. Amené en détention préventive, il est relâché au bout de cinq jours : le juge s’était rendu compte qu’il n’avait aucune ressemblance physique avec « l’homme au chapeau ».
Suspicion de terrorisme : une maladie contagieuse
L’erreur subie par Fayçal Cheffou n’est pas un cas exceptionnel. Selon HRW, à l’issue de ces actions massives, quarante-neuf personnes ont été condamnées et septante-deux autres inculpées pour des faits en lien avec le terrorisme. Dans les cas recensés par l’association, l’une des personnes torturées par la police avait été arrêtée parce qu’elle avait fait partie d’une équipe embauchée en 2015 par Ibrahim Abdeslam, le frère de Salah Abdeslam, pour rénover un café à Molenbeek-Saint-Jean ; une autre parce qu’elle avait fréquenté le même club de boxe qu’une personne suspectée de participation à un groupe terroriste ; pour une troisième il s’avérait qu’il y avait eu erreur sur la personne15.
Il convient de s’arrêter un instant sur cette infraction qui revient régulièrement dans les affaires de terrorisme : la participation à un groupe terroriste est l’un des éléments constitutifs de la première loi belge de 2003 pénalisant le terrorisme. Cette infraction sanctionne un délit d’appartenance. Il n’est pas nécessaire d’avoir commis un acte illégal pour en être inculpé, les actes ciblés peuvent être en soi légaux, mais condamnés parce que suspectés d’être réalisés avec un mobile terroriste. Aujourd’hui, des personnes sont inculpées sur la base de cette infraction parce qu’elles ont dans leurs réseaux des connaissances identifiées comme suspectes, parce qu’elles ont hébergé ou encore conduit à l’aéroport des personnes suspectées de partir en Syrie, etc.16
Un nouveau détour par les mésaventures de Fayçal Cheffou et son entourage permet de concrétiser les situations qui peuvent être visées par cette infraction. Fayçal Cheffou, dont les accusations en lien avec le terrorisme n’ont pas été formellement abandonnées, continue à faire l’objet d’un harcèlement policier qui se traduit sous la forme de filatures, de perquisitions, de convocations, d’amendes sous des prétextes divers et d’arrestations à répétition qui ne semblent avoir d’autres raisons qu’un acharnement des autorités. Lors de l’une de ces arrestations, il est avec des amis qui seront inculpés de participation à un groupe terroriste du simple fait qu’ils étaient dans la même voiture. L’un d’entre eux, selon Fayçal Cheffou, pour l’unique motif que les agents (qui rappelons-le menacent les passagers de l’habitacle avec des armes) ont trouvé son comportement suspect, est placé trois mois et demi en détention préventive à la prison de Lantin17.
Traitement d’exception
Deuxième indice, une série de mesures administratives semblent conforter aujourd’hui l’hypothèse de la mise en place d’un traitement d’exception ciblant en particulier les musulmans ou assimilés. Certaines personnes découvrent, par exemple, qu’elles sont fichées sans en connaitre les motifs. Il suffit parfois qu’un membre de leur famille soit impliqué dans une enquête antiterroriste, pour qu’elles se voient refuser l’accès à un métier ou licenciées sans justification. Nicolas Cohen, avocat au cabinet Jus Cogens et observateur des prisons, rapporte des cas de personnes en possession de passeports marocain et belge à qui l’administration communale refuse le renouvèlement du passeport belge, leur suggérant implicitement de retourner au Maroc. Il recense aussi le cas d’une mère à qui l’administration refuse de délivrer les cartes d’identité de ses enfants pour l’empêcher de voyager, alors qu’elle n’a jamais fait l’objet d’une procédure judiciaire. Des personnes découvrent la fermeture de leur compte en banque du jour au lendemain sans que la banque ait à en argumenter le motif. La liste est extensible ad nauseam et les recours contre ces mesures auxquelles sont confrontés en particulier les Belgo-Marocains sont extrêmement difficiles voire impossibles.
Le sort des « terros » en prison
18Un troisième élément à l’appui est le sort réservé aujourd’hui aux détenus étiquetés « terros » par l’administration pénitentiaire. Les prisons belges sont connues pour leurs conditions de détention déplorables et le pouvoir discrétionnaire de l’administration pénitentiaire. Une loi de principe adoptée en 2005, censée accorder plus de recours aux détenus quant aux conditions de leur détention, est restée en grande partie lettre morte. Aujourd’hui la situation à l’intérieur des prisons est le miroir exacerbé du sort réservé à l’extérieur à ceux désignés comme « l’ennemi intérieur ».
La catégorisation « terros » concerne non seulement toutes les personnes inculpées ou condamnées pour des faits en lien avec le terrorisme, mais aussi tout détenu dont l’administration, quel que soit le motif de son incarcération, considère qu’il présente un risque sérieux sur le plan de la radicalisation. La décision de l’administration pénitentiaire de faire basculer certains détenus dans la catégorie des « terros » se fonde sur des indicateurs aussi flous que la prière, le type de littérature lue, les croyances, l’idéologie ou le rejet des valeurs occidentales. Un cas rapporté par Thomas Assaker, avocat à Jus cogens, permet de saisir l’arbitraire de cette décision. Un de ses clients algériens a eu le malheur d’être condamné pour cambriolage avec quatre autres complices dont l’un avait par le passé fait un bref séjour à Guantanamo. Cela a suffi à l’administration pénitentiaire pour le classer « terro ».
Tous les détenus « terros » font l’objet d’un régime d’exception particulièrement lourd. Ce régime a deux formes, l’une légale et l’autre qui ne reconnait pas son nom. Le régime de sécurité particulier individuel (RSPI) consiste en la mise à l’isolement, l’interdiction de prendre part aux activités communes de la prison (quand elles existent), le contrôle systématique de la correspondance, l’interdiction de la visite de la famille ou alors derrière un carreau ou à table, mais avec la présence d’un agent, les fouilles systématiques de la cellule, les fouilles systématiques à nu, la surveillance continue, donc aussi la nuit, ce qui signifie concrètement que toutes les deux heures un agent allume la lumière de la cellule et réveille le détenu.
Dans les faits, les possibilités d’un recours effectif sont minimes contre ce premier régime d’isolement qui fait l’objet de la décision d’un juge renouvelée tous les deux mois. Les psychiatres, dont l’avis est censé importer dans la décision de maintenir les détenus en isolement, se contentent de s’entretenir avec le détenu à travers la porte de la cellule. Les avocats constatent qu’ils s’abstiennent de rendre des avis contrevenant à la décision de l’administration pénitentiaire, alors même que parfois les détenus présentent des signes évidents de dégradation grave de leur santé mentale provoquée par cette forme de torture blanche. Toutes les mesures ne sont pas forcément appliquées, mais dans les faits certains détenus passent plus de dix mois en isolement alors même qu’ils n’ont pas encore été jugés.
Le deuxième régime d’isolement, ce sont les ailes D‑Radex d’une capacité d’une quinzaine de places chacune, ouvertes dans le climat postattentats d’avril 2016 dans les prisons d’Ittre et d’Hasselt. Outre les mesures citées dans le cas du premier régime, les détenus de ces quartiers d’isolement sortent dans une cage où ils sont séparés du ciel par une épaisse couche de grillage. La mise à l’isolement y est à durée indéfinie, soumise totalement à l’arbitraire de l’administration pénitentiaire, et les recours contre ces mesures sont impossibles en pratique.
Se débarrasser de l’étranger
Comme quatrième élément à l’appui, il faut évoquer une série de législations qui ont été adoptées au nom de la lutte contre le terrorisme, mais qui s’appliquent à des cas sans lien nécessaire avec des faits de terrorisme. Les deux lois les plus emblématiques à cet égard sont celles relatives au retrait de la nationalité et à l’accès au territoire.
La déchéance de nationalité, qui existe en droit belge depuis 1919, a été modifiée récemment, en 2012 et en 2015, pour en faciliter l’application dans les condamnations pour terrorisme ou pour toute condamnation à une peine d’emprisonnement d’au moins cinq ans sans sursis. Aujourd’hui cette mesure est appliquée notamment pour des personnes qui ont acquis la nationalité belge et qui ont purgé leur peine de prison.
La modification de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers marque le retour de la double peine qui faisait partie des mesures administratives comprises dans la loi du 15 décembre 1980 et dont la portée avait été amoindrie par une série de circulaires dans les années 1990. Désormais, toutes les personnes qui ont un titre de séjour en Belgique, peu importe qu’elles soient nées sur le territoire et qu’elles y aient toutes leurs attaches, peuvent faire l’objet d’un retrait de séjour sur simple soupçon de trouble à l’ordre public19.
En pratique, selon des avocats, tous les détenus qui ont un titre de séjour font l’objet d’un screening de la part de l’Office des étrangers qui leur donne un questionnaire et quinze jours pour rassembler des arguments qui justifieraient leur attache au pays. Les premières décisions sont en train de tomber. Aujourd’hui on retire leur titre de séjour à des personnes qui sont nées et/ou ont grandi en Belgique, dont toutes les attaches familiales sont en Belgique, mais qui ont été condamnées pour des faits tels que le vol ou le trafic de stupéfiants.
En guise de conclusion
Agression légitimée des agents de l’État dans les commissariats ou les prisons, traitement d’exception, précarisation de la nationalité belge, précarisation du titre de séjour, comment ces mesures et ces pratiques sont-elles vécues par ceux qui en sont la cible ?
Une anecdote permet de se faire une idée. En automne 2016, alors que Fayçal Cheffou discutait avec des amis qui connaissent son histoire, il leur présente le programme d’un séminaire auquel il est invité à parler. Son ami prend le programme en main et lui demande de quoi il s’agit. Fayçal lui annonce qu’il va y parler de cette confusion entre lui et « l’homme au chapeau ». L’ami repose précipitamment le programme et l’essuie avec sa manche de crainte d’y laisser des empreintes. Cet acte illustre la peur qui étreint aujourd’hui une partie des musulmans de Belgique et comme le prouve l’ensemble des situations présentées ici, il ne s’agit pas d’une peur irrationnelle. En Belgique, les musulmans ou désignés comme tels ont des raisons objectives de se méfier des institutions.
Au regard de tous ces éléments, l’enjeu principal de notre époque n’est peut-être pas de défendre les principes d’un État de droit qui a peu de consistance historique, même si tout outil est bon à prendre pour lutter contre les politiques nauséabondes. Aujourd’hui une des urgences est de démonter la mécanique qui produit, au mieux, l’indifférence et l’apathie d’une partie des Belges vis-à-vis du sort des populations qui subissent la violence des institutions, au pire, leur adhésion enthousiaste aux politiques fondées sur le racisme, la xénophobie et l’islamophobie. Il est rassurant de constater que la mécanique est un peu grippée lorsqu’il s’agit des politiques antimigratoires, comme le prouvent des initiatives telles que la plateforme citoyenne d’hébergement des migrants. Mais il serait salutaire de voir la même volonté animer un refus d’accepter la fabrication de populations indéfendables sous prétexte de lutte contre le terrorisme et le radicalisme.
- Dorlin E., Se défendre : une philosophie de la violence, Paris, Zones, 2017.
- Belga, «“Tolérance zéro”: le monde politique réagit avec fermeté après les incidents à Louise », Le Soir, 25 novembre 2017.
- Belga, « Prise de photos lors des contrôles pour identifier les émeutiers de Bruxelles, une pratique peu habituelle », La Libre Belgique, 24 novembre 2017.
- Belga, « Émeutes à Bruxelles : pour le ministre Jambon, tous les débordements sont liés », Le Soir, 26 novembre 2017.
- C.Bk., « Charles Picqué sur les émeutes à Bruxelles : “Il n’y a pas d’insertion sociale possible pour ces casseurs”», Le Soir, 27 novembre 2017.
- Dorlin E., Se défendre : une philosophie de la violence, Paris, Zones, 2017, p. 105 – 118.
- La chicotte était un fouet à lanières nouées, dont les coups appliqués sur les fesses pouvaient les déchirer.
- Voir l’ouvrage de Marchal J., Travail forcé pour le cuivre et pour l’or. L’Histoire du Congo 1910 – 1945, Tome 1, éd. Paula Bellings, Borgloon (Belgique), 1999.
- Voir le documentaire de Philip Brooks et Alan Hayling, Une Journée portée disparue.
- Hanotiaux G., « Une action charnière pour l’immigration en Belgique », Bruxelles en mouvements, n° 291, novembre/décembre 2017, p. 4 – 6.
- Voir le film de Raoul Peck à partir des écrits de James Baldwin : I’m not your negro.
- Intervention de Nouria Ouali lors de la rencontre contre l’État d’urgence, à Bruxelles, le 14 février 2016.
- Paroles recueillies par Radio Rivewest lors d’un rassemblement appelé par le Comité des parents contre les violences policières en décembre 2015 sur la place de la maison communale de Molenbeek-Saint-Jean.
- Human Rights Watch, Sources d’inquiétudes. Les réponses antiterroristes de la Belgique aux attaques de Paris et de Bruxelles, États-Unis, 2016.
- Human Rights Watch, ibidem.
- Ces exemples sont tirés d’entretiens avec des avocats.
- Intervention de Fayçal Cheffou lors du séminaire « gouverner 3.0 », ERG, novembre 2017.
- La plupart des éléments repris dans cette partie sont issus de l’intervention de Thomas Assaker dans le cadre du séminaire « gouverner 3.0 », à l’ERG, novembre 2017.
- Benkhelifa S., « Le retour de la double peine », La Revue nouvelle, n° 6, 2017.