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Louvain-la-Neuve en mal d’idées directrices

Numéro 3 - 2016 par Paul Géradin

mai 2016

L’UCL a pla­cé l’année aca­dé­mique 2015 – 2016 sous le signe de l’utopie, alors même que la ville qu’elle a fon­dée sur les 800 hec­tares obte­nus lors du démé­na­ge­ment de 1970 est enga­gée dans des trans­for­ma­tions qui sus­citent des dis­cus­sions très vives. Au même moment, Jean Remy, une grande figure de la socio­lo­gie urbaine et rurale qui a accom­pa­gné la conception […]

L’UCL a pla­cé l’année aca­dé­mique 2015 – 2016 sous le signe de l’utopie, alors même que la ville qu’elle a fon­dée sur les 800 hec­tares obte­nus lors du démé­na­ge­ment de 1970 est enga­gée dans des trans­for­ma­tions qui sus­citent des dis­cus­sions très vives. Au même moment, Jean Remy, une grande figure de la socio­lo­gie urbaine et rurale qui a accom­pa­gné la concep­tion et le déve­lop­pe­ment de la ville nou­velle, publie un petit livre dans lequel il retrace sa démarche tout en ouvrant aux débats aux­quels l’aménagement de l’espace donne lieu1. À la croi­sée de che­mins où la ville se trouve actuel­le­ment, cet ouvrage incite à prendre dis­tance et hau­teur pour repré­ci­ser le fond des ques­tions : en défi­ni­tive, aujourd’hui, quelle ville pour qui ?

À bout de souffle

Selon Remy, cette réa­li­sa­tion a pro­cé­dé d’une « uto­pie huma­niste ». Qu’entend-il par là ? Une vision qui se déga­geait du for­ma­lisme géo­mé­trique de l’urbanisme moder­niste en conce­vant un urba­nisme et une archi­tec­ture favo­rables à une socia­bi­li­té ouverte, une mobi­li­té douce, et un milieu favo­rable à l’innovation. Concrè­te­ment, Lou­vain-la-Neuve devrait être une ville axée sur les étu­diants et les habi­tants, en pointe dans le domaine de la culture et dotée d’un parc scien­ti­fique, dans une com­plé­men­ta­ri­té entre recherche et entre­prise. C’est que l’utopie n’est pas une abs­trac­tion. Elle ins­pire la mise au jour de ques­tions latentes, et les phases de réa­li­sa­tion de la ville sont mises à l’épreuve des pro­blèmes concrets qui surgissent.

Les acteurs impli­qués dans la vie locale n’ont pas été des consom­ma­teurs pas­sifs. Diverses ini­tia­tives ont pris forme et plu­sieurs par­ties — uni­ver­si­té, asso­cia­tion géné­rale des étu­diants, muni­ci­pa­li­té, asso­cia­tion des habi­tants — sont inter­ve­nues dans des réunions ins­ti­tu­tion­na­li­sées, de pair avec des échanges infor­mels entre des gens qui ne se seraient pas ren­con­trés autre­ment. L’urbanisation a été une action col­lec­tive, au fil de pro­po­si­tions, de conflits, d’arbitrages. Dans la ligne de son tra­vail de recherche, Remy iden­ti­fie ce dérou­le­ment à tra­vers le concept de tran­sac­tion sociale. Ce fai­sant, il met en évi­dence qu’on n’a pas sim­ple­ment affaire à l’application d’un modèle pré­exis­tant, mais à un jeu d’essais et d’erreurs dans un contexte mar­qué par des inconnues.

Un tour­nant urba­nis­tique a été pris dans les années 1990 avec la créa­tion du centre com­mer­cial de l’Esplanade, sui­vie d’un boum immo­bi­lier dans le centre-ville et de l’enchainement d’autres pro­jets (Centre spor­tif de haut niveau, par­king RER, exten­sion de l’Esplanade, Chi­na-Bel­gium Tech­no­lo­gy Cen­ter…). Ce virage a occa­sion­né une grande incer­ti­tude. Le sché­ma « en corole » reliant quatre quar­tiers à un centre bâti sur dalle tirait par­ti de la confi­gu­ra­tion du ter­ri­toire, tout en assu­rant une dis­tri­bu­tion des lieux à l’échelle du pié­ton grâce à la cana­li­sa­tion de la cir­cu­la­tion auto­mo­bile sous dalle. Mais cet inves­tis­se­ment énorme res­tait inache­vé avec un cœur de la ville trans­per­cé de trous béants ; en outre, la ges­tion des par­kings sou­ter­rains, gra­tuits, mais de plus en plus ron­gés par l’humidité, deve­nait un pro­blème très pré­oc­cu­pant. Par consé­quent, les contraintes finan­cières se firent de plus en plus pressantes.

Étran­ge­ment, cette évo­lu­tion n’est pas men­tion­née dans l’ouvrage. Or, on a assis­té à une muta­tion de l’idée de départ qui avait pré­si­dé au deve­nir de Lou­vain-la-Neuve : de pôle à voca­tion essen­tiel­le­ment cultu­relle et scien­ti­fique — ville uni­ver­si­taire d’un type nou­veau —, à pôle éco­no­mique cen­sé atti­rer un ensemble d’infrastructures, d’activités et une foule de consommateurs.

On peut déplo­rer cette évo­lu­tion en consi­dé­rant qu’il s’agit d’une dévia­tion par rap­port au pro­jet ini­tial. On peut aus­si au contraire s’en féli­ci­ter en y voyant la ran­çon du suc­cès. En tout cas, il est urgent de s’interroger à nou­veau à pro­pos des ques­tions essentielles.

Et maintenant ?

La pre­mière ques­tion a été abor­dée dès la fon­da­tion, mais elle est à repo­ser : une ville pour qui ? Assise ini­tia­le­ment sur le socle étu­diants-habi­tants, elle s’ouvre à des popu­la­tions nou­velles en quête d’espaces — d’achats, de loi­sirs, de res­tau­ra­tion, de trans­port, de par­kings — et concentre cer­taines nou­velles fonc­tions qui pour­raient aus­si bien être loca­li­sées ailleurs. Cette stra­té­gie d’attraction tous azi­muts sur un espace limi­té pose ques­tion : « au détri­ment de quoi ? » et « où cela va-t-il s’arrêter ? ».

Remy écrit que dans les col­la­bo­ra­tions rela­tives à la concep­tion de Lou­vain-la-Neuve, la notion d’ambiance est appa­rue comme un mode d’approche sti­mu­lant. Il se réfère ain­si aux effets du milieu sur les com­por­te­ments des inter­ve­nants aux­quels on peut s’attendre eu égard à la suc­ces­sion des moments et à la jux­ta­po­si­tion des lieux.

À ce sujet, il convien­drait de s’interroger sur le deve­nir du centre une fois que, de centre pen­sé sur­tout pour les habi­tants, il devient un centre pour visi­teurs dont le peu­ple­ment est orien­té vers la pro­mo­tion à prix éle­vés d’une fonc­tion com­mer­ciale extra­ver­tie de pair avec des habi­ta­tions dans des espaces clôturés.

Quant aux quatre quar­tiers, gref­fés sur ce centre, ils ont de plus en plus été orga­ni­sés à l’instar des lotis­se­ments peu­plés de mai­sons indi­vi­duelles join­tives, mais dépour­vus de vie col­lec­tive. Il n’y a pas de réels cœurs de quar­tier, et les équi­pe­ments sont défi­cients à cette échelle, même si des inter­ac­tions indi­vi­duelles très riches conti­nuent à se nouer dans la proxi­mi­té immé­diate des sous-quartiers.

Para­doxa­le­ment, dans cette ville à voca­tion asso­cia­tive et convi­viale, faute d’un espace public — d’identification et de ren­contre — le risque est donc d’évoluer vers une ambiance de plus en plus ano­nyme. Cette pré­oc­cu­pa­tion semble absente de la réflexion urbanistique.

Un autre concept mis en avant par le socio­logue, la mixi­té, serait à repen­ser pour ana­ly­ser la façon dont l’appropriation de l’espace est socia­le­ment dif­fé­ren­ciée à Lou­vain-la-Neuve. Aujourd’hui, il est à appli­quer à une échelle bien plus large que celle des rela­tions entre étu­diants et non-étu­diants. Quelle poli­tique volon­ta­riste peut rendre le loge­ment finan­ciè­re­ment acces­sible au-delà des loge­ments sociaux qui ont été insé­rés dans les quar­tiers, mais qui deviennent des ilots à la marge d’un habi­tat de plus en plus réser­vé à une popu­la­tion nan­tie et rela­ti­ve­ment âgée ? Eu égard au niveau des prix d’achat des immeubles et des loyers, où et com­ment peuvent s’implanter et sur­vivre des acti­vi­tés com­mer­ciales et arti­sa­nales de taille réduite sus­cep­tibles de diver­si­fier un centre-ville et de contri­buer à l’animation des quar­tiers. Quelques « trous » res­tent à rem­plir, des recon­ver­sions sont pos­sibles, des endroits sont peu occu­pés. Il convien­drait de scru­ter les marges de manœuvre dis­po­nibles et de se deman­der chaque fois ce que l’on veut limi­ter et ce qu’on entend favoriser.

En dépit des appa­rences, la deuxième ques­tion est nou­velle : quelle concep­tion du déve­lop­pe­ment (éco­no­mique, social, envi­ron­ne­men­tal)? Quand Lou­vain-la-Neuve a été conçue à la fin des gol­den six­ties et dans la fou­lée de Mai 1968, on se situait dans le sillage des mou­ve­ments axés sur la qua­li­té de la vie dans un contexte de forte crois­sance. L’inspiration urba­nis­tique était pola­ri­sée par la pré­oc­cu­pa­tion d’insérer l’université dans un cadre bâti alliant moder­ni­té et charme des villes anciennes. En défi­ni­tive, la grande affaire était de créer un espace à socia­bi­li­té ouverte et adap­té aux dépla­ce­ments piétons.

Aujourd’hui, la ville nou­velle s’est décou­vert une des­ti­née de pôle éco­no­mique alors que le monde est enga­gé dans une tran­si­tion cru­ciale. Face aux graves dégra­da­tions envi­ron­ne­men­tales et sociales que génère une acti­vi­té éco­no­mique domi­née par les logiques finan­cières et un consu­mé­risme extrême, la ques­tion déci­sive n’est même plus de savoir ce qui devrait être fait pour inflé­chir le modèle éco­no­mique en fonc­tion des impé­ra­tifs de la jus­tice sociale et des équi­libres éco­lo­giques. Elle porte concrè­te­ment sur un chan­ge­ment des habi­tudes : des modes de vie alter­na­tifs dans de mul­tiples situa­tions (habi­tat, ges­tion des déchets, éner­gie, dépla­ce­ments…), avec des inves­tis­seurs prêts à s’engager pour une tran­si­tion éco­lo­gique et des échanges com­mer­ciaux équi­tables ain­si que des clients sen­sibles aux enjeux socié­taux et éthiques de la consommation.

À Lou­vain-la-Neuve, cette ques­tion du déve­lop­pe­ment durable est bien posée dans le dis­cours et les mani­fes­ta­tions publiques. Cepen­dant, elle ne semble pas débou­cher sur un renou­vè­le­ment des cri­tères opé­ra­tion­nels pour abor­der les pro­blèmes locaux. Tout se passe comme si, les orien­ta­tions essen­tielles étant acquises, une ges­tion urba­nis­tique en l’absence de sché­ma direc­teur suf­fi­sait désor­mais, en déci­dant au coup par coup en fonc­tion des oppor­tu­ni­tés et des néces­si­tés, en misant sur les chaines inter­na­tio­nales à la pour­suite d’un ren­de­ment maximal.

Certes, les contraintes que l’on ren­contre dans la réa­li­té limitent l’éventail des choix idéa­le­ment sou­hai­tables. Cepen­dant, à ce pro­pos, Remy n’isole pas les fac­teurs maté­riels — d’ordre phy­sique et finan­cier — comme si leur poids dic­tait pure­ment et sim­ple­ment le déve­lop­pe­ment d’une ville. Il parle de maté­ria­li­té du social pour indi­quer que l’espace est conçu, vécu, per­çu socia­le­ment, que les acteurs s’approprient les pos­si­bi­li­tés qu’il offre et lui donnent sens. Or, comme tel, ce rap­port évo­lue avec le temps. Au moment de la fon­da­tion de Lou­vain-la-Neuve en 1970, il avait été axé sur la qua­li­té de la vie et sur la mobi­li­té des usa­gers de la ville. À par­tir de 1990, il a été tiré dans le sens d’un pôle éco­no­mique cen­tral, com­mer­cia­le­ment attractif.

Cette ville qui conti­nue à se vou­loir nou­velle adopte ain­si une stra­té­gie qui est para­doxale dans la mesure où elle est frap­pée d’obsolescence pré­coce. En effet, l’heure est à un ques­tion­ne­ment — à une large échelle et sur le long terme — au sujet de l’incidence sociale et envi­ron­ne­men­tale du modèle éco­no­mique qui est pro­mu par le bâti et les acti­vi­tés qu’on met en place. Smart city, cir­cuits courts, pro­duc­tion locale, com­merce équi­table, mobi­li­té et habi­tat post-car­bone… On applau­dit que ce réper­toire uto­pique prenne corps ci et là sur la pla­nète. Et quid cette ville qui se veut nou­velle ? Demain, ce n’est pas ailleurs !

Une troi­sième ques­tion s’impose à l’esprit : qui décide ? La confi­gu­ra­tion de l’espace est en effet un enjeu pro­duc­teur de sens et de pou­voir qui a une inci­dence sur les termes des tran­sac­tions. L’université catho­lique de Lou­vain a béné­fi­cié d’expropriations mas­sives et est deve­nue, en tant que pro­prié­taire pri­vé, maitre abso­lu du ter­ri­toire mis à sa dis­po­si­tion grâce à des fonds publics. Avec le déve­lop­pe­ment de la ville, on a assis­té à l’avènement d’acteurs pré­do­mi­nants à savoir la socié­té Inesu Immo, impli­quée dans tous les pro­jets de déve­lop­pe­ment urbain non aca­dé­miques sur les sites de l’UCL, et les socié­tés immo­bi­lières qui deviennent ses partenaires.

La lim­pi­di­té « tran­sac­tion­nelle » idyl­lique des débuts dépeinte par Jean Remy appar­tient au pas­sé. Le jeu des tran­sac­tions est deve­nu plus dur et plus opaque, entre l’université avec son poids de pro­prié­taire et des pou­voirs publics qui font sem­blant d’être coau­teurs des options alors qu’ils ne font qu’accompagner le pro­ces­sus d’ouverture tous azi­muts de la ville. Musè­le­ment, inca­pa­ci­té ou anes­thé­sie des forces vives qui pour­raient faire contre­poids ? En tout cas, cette prise de pou­voir pose un grave pro­blème de légi­ti­mi­té et ce déclin d’une démo­cra­tie active est para­doxal au moment où l’accent est mis sur la pos­si­bi­li­té pour cha­cun d’agir ici et main­te­nant et la néces­si­té de se réap­pro­prier les pro­jets communs.

Vers une nouvelle utopie ?

« Les fon­da­teurs de Lou­vain-la-Neuve n’utilisèrent pas le terme d’utopie, ils par­lèrent d’idées direc­trices. » De fait, la pre­mière urba­ni­sa­tion fut pen­sée en réfé­rence à un plan direc­teur. Elle a créé une ville qui a connu des modi­fi­ca­tions pro­fondes dans un contexte qui s’est lui-même méta­mor­pho­sé. En résulte un ensemble de nou­veaux défis. Face à ceux-ci, pas ques­tion de nos­tal­gie par rap­port au pas­sé. Pour repen­ser — cor­ri­ger, inflé­chir, orien­ter — la phase pré­sente d’urbanisation dans la pers­pec­tive de l’avenir, un nou­veau plan direc­teur est néces­saire. Pas seule­ment l’énoncé de prin­cipes, mais une bous­sole pour gui­der l’occupation des espaces — encore dis­po­nibles ou modi­fiables sur un et ter­ri­toire limi­té — en réponse aux ques­tions qui sont rete­nues comme essentielles.

  1. Jean Remy, L’espace, un objet cen­tral de la socio­lo­gie, Erès, 2015.

Paul Géradin


Auteur

Professeur émérite en sciences sociales de l'ICHEC