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Louvain-la-Neuve en mal d’idées directrices
L’UCL a placé l’année académique 2015 – 2016 sous le signe de l’utopie, alors même que la ville qu’elle a fondée sur les 800 hectares obtenus lors du déménagement de 1970 est engagée dans des transformations qui suscitent des discussions très vives. Au même moment, Jean Remy, une grande figure de la sociologie urbaine et rurale qui a accompagné la conception […]
L’UCL a placé l’année académique 2015 – 2016 sous le signe de l’utopie, alors même que la ville qu’elle a fondée sur les 800 hectares obtenus lors du déménagement de 1970 est engagée dans des transformations qui suscitent des discussions très vives. Au même moment, Jean Remy, une grande figure de la sociologie urbaine et rurale qui a accompagné la conception et le développement de la ville nouvelle, publie un petit livre dans lequel il retrace sa démarche tout en ouvrant aux débats auxquels l’aménagement de l’espace donne lieu1. À la croisée de chemins où la ville se trouve actuellement, cet ouvrage incite à prendre distance et hauteur pour repréciser le fond des questions : en définitive, aujourd’hui, quelle ville pour qui ?
À bout de souffle
Selon Remy, cette réalisation a procédé d’une « utopie humaniste ». Qu’entend-il par là ? Une vision qui se dégageait du formalisme géométrique de l’urbanisme moderniste en concevant un urbanisme et une architecture favorables à une sociabilité ouverte, une mobilité douce, et un milieu favorable à l’innovation. Concrètement, Louvain-la-Neuve devrait être une ville axée sur les étudiants et les habitants, en pointe dans le domaine de la culture et dotée d’un parc scientifique, dans une complémentarité entre recherche et entreprise. C’est que l’utopie n’est pas une abstraction. Elle inspire la mise au jour de questions latentes, et les phases de réalisation de la ville sont mises à l’épreuve des problèmes concrets qui surgissent.
Les acteurs impliqués dans la vie locale n’ont pas été des consommateurs passifs. Diverses initiatives ont pris forme et plusieurs parties — université, association générale des étudiants, municipalité, association des habitants — sont intervenues dans des réunions institutionnalisées, de pair avec des échanges informels entre des gens qui ne se seraient pas rencontrés autrement. L’urbanisation a été une action collective, au fil de propositions, de conflits, d’arbitrages. Dans la ligne de son travail de recherche, Remy identifie ce déroulement à travers le concept de transaction sociale. Ce faisant, il met en évidence qu’on n’a pas simplement affaire à l’application d’un modèle préexistant, mais à un jeu d’essais et d’erreurs dans un contexte marqué par des inconnues.
Un tournant urbanistique a été pris dans les années 1990 avec la création du centre commercial de l’Esplanade, suivie d’un boum immobilier dans le centre-ville et de l’enchainement d’autres projets (Centre sportif de haut niveau, parking RER, extension de l’Esplanade, China-Belgium Technology Center…). Ce virage a occasionné une grande incertitude. Le schéma « en corole » reliant quatre quartiers à un centre bâti sur dalle tirait parti de la configuration du territoire, tout en assurant une distribution des lieux à l’échelle du piéton grâce à la canalisation de la circulation automobile sous dalle. Mais cet investissement énorme restait inachevé avec un cœur de la ville transpercé de trous béants ; en outre, la gestion des parkings souterrains, gratuits, mais de plus en plus rongés par l’humidité, devenait un problème très préoccupant. Par conséquent, les contraintes financières se firent de plus en plus pressantes.
Étrangement, cette évolution n’est pas mentionnée dans l’ouvrage. Or, on a assisté à une mutation de l’idée de départ qui avait présidé au devenir de Louvain-la-Neuve : de pôle à vocation essentiellement culturelle et scientifique — ville universitaire d’un type nouveau —, à pôle économique censé attirer un ensemble d’infrastructures, d’activités et une foule de consommateurs.
On peut déplorer cette évolution en considérant qu’il s’agit d’une déviation par rapport au projet initial. On peut aussi au contraire s’en féliciter en y voyant la rançon du succès. En tout cas, il est urgent de s’interroger à nouveau à propos des questions essentielles.
Et maintenant ?
La première question a été abordée dès la fondation, mais elle est à reposer : une ville pour qui ? Assise initialement sur le socle étudiants-habitants, elle s’ouvre à des populations nouvelles en quête d’espaces — d’achats, de loisirs, de restauration, de transport, de parkings — et concentre certaines nouvelles fonctions qui pourraient aussi bien être localisées ailleurs. Cette stratégie d’attraction tous azimuts sur un espace limité pose question : « au détriment de quoi ? » et « où cela va-t-il s’arrêter ? ».
Remy écrit que dans les collaborations relatives à la conception de Louvain-la-Neuve, la notion d’ambiance est apparue comme un mode d’approche stimulant. Il se réfère ainsi aux effets du milieu sur les comportements des intervenants auxquels on peut s’attendre eu égard à la succession des moments et à la juxtaposition des lieux.
À ce sujet, il conviendrait de s’interroger sur le devenir du centre une fois que, de centre pensé surtout pour les habitants, il devient un centre pour visiteurs dont le peuplement est orienté vers la promotion à prix élevés d’une fonction commerciale extravertie de pair avec des habitations dans des espaces clôturés.
Quant aux quatre quartiers, greffés sur ce centre, ils ont de plus en plus été organisés à l’instar des lotissements peuplés de maisons individuelles jointives, mais dépourvus de vie collective. Il n’y a pas de réels cœurs de quartier, et les équipements sont déficients à cette échelle, même si des interactions individuelles très riches continuent à se nouer dans la proximité immédiate des sous-quartiers.
Paradoxalement, dans cette ville à vocation associative et conviviale, faute d’un espace public — d’identification et de rencontre — le risque est donc d’évoluer vers une ambiance de plus en plus anonyme. Cette préoccupation semble absente de la réflexion urbanistique.
Un autre concept mis en avant par le sociologue, la mixité, serait à repenser pour analyser la façon dont l’appropriation de l’espace est socialement différenciée à Louvain-la-Neuve. Aujourd’hui, il est à appliquer à une échelle bien plus large que celle des relations entre étudiants et non-étudiants. Quelle politique volontariste peut rendre le logement financièrement accessible au-delà des logements sociaux qui ont été insérés dans les quartiers, mais qui deviennent des ilots à la marge d’un habitat de plus en plus réservé à une population nantie et relativement âgée ? Eu égard au niveau des prix d’achat des immeubles et des loyers, où et comment peuvent s’implanter et survivre des activités commerciales et artisanales de taille réduite susceptibles de diversifier un centre-ville et de contribuer à l’animation des quartiers. Quelques « trous » restent à remplir, des reconversions sont possibles, des endroits sont peu occupés. Il conviendrait de scruter les marges de manœuvre disponibles et de se demander chaque fois ce que l’on veut limiter et ce qu’on entend favoriser.
En dépit des apparences, la deuxième question est nouvelle : quelle conception du développement (économique, social, environnemental)? Quand Louvain-la-Neuve a été conçue à la fin des golden sixties et dans la foulée de Mai 1968, on se situait dans le sillage des mouvements axés sur la qualité de la vie dans un contexte de forte croissance. L’inspiration urbanistique était polarisée par la préoccupation d’insérer l’université dans un cadre bâti alliant modernité et charme des villes anciennes. En définitive, la grande affaire était de créer un espace à sociabilité ouverte et adapté aux déplacements piétons.
Aujourd’hui, la ville nouvelle s’est découvert une destinée de pôle économique alors que le monde est engagé dans une transition cruciale. Face aux graves dégradations environnementales et sociales que génère une activité économique dominée par les logiques financières et un consumérisme extrême, la question décisive n’est même plus de savoir ce qui devrait être fait pour infléchir le modèle économique en fonction des impératifs de la justice sociale et des équilibres écologiques. Elle porte concrètement sur un changement des habitudes : des modes de vie alternatifs dans de multiples situations (habitat, gestion des déchets, énergie, déplacements…), avec des investisseurs prêts à s’engager pour une transition écologique et des échanges commerciaux équitables ainsi que des clients sensibles aux enjeux sociétaux et éthiques de la consommation.
À Louvain-la-Neuve, cette question du développement durable est bien posée dans le discours et les manifestations publiques. Cependant, elle ne semble pas déboucher sur un renouvèlement des critères opérationnels pour aborder les problèmes locaux. Tout se passe comme si, les orientations essentielles étant acquises, une gestion urbanistique en l’absence de schéma directeur suffisait désormais, en décidant au coup par coup en fonction des opportunités et des nécessités, en misant sur les chaines internationales à la poursuite d’un rendement maximal.
Certes, les contraintes que l’on rencontre dans la réalité limitent l’éventail des choix idéalement souhaitables. Cependant, à ce propos, Remy n’isole pas les facteurs matériels — d’ordre physique et financier — comme si leur poids dictait purement et simplement le développement d’une ville. Il parle de matérialité du social pour indiquer que l’espace est conçu, vécu, perçu socialement, que les acteurs s’approprient les possibilités qu’il offre et lui donnent sens. Or, comme tel, ce rapport évolue avec le temps. Au moment de la fondation de Louvain-la-Neuve en 1970, il avait été axé sur la qualité de la vie et sur la mobilité des usagers de la ville. À partir de 1990, il a été tiré dans le sens d’un pôle économique central, commercialement attractif.
Cette ville qui continue à se vouloir nouvelle adopte ainsi une stratégie qui est paradoxale dans la mesure où elle est frappée d’obsolescence précoce. En effet, l’heure est à un questionnement — à une large échelle et sur le long terme — au sujet de l’incidence sociale et environnementale du modèle économique qui est promu par le bâti et les activités qu’on met en place. Smart city, circuits courts, production locale, commerce équitable, mobilité et habitat post-carbone… On applaudit que ce répertoire utopique prenne corps ci et là sur la planète. Et quid cette ville qui se veut nouvelle ? Demain, ce n’est pas ailleurs !
Une troisième question s’impose à l’esprit : qui décide ? La configuration de l’espace est en effet un enjeu producteur de sens et de pouvoir qui a une incidence sur les termes des transactions. L’université catholique de Louvain a bénéficié d’expropriations massives et est devenue, en tant que propriétaire privé, maitre absolu du territoire mis à sa disposition grâce à des fonds publics. Avec le développement de la ville, on a assisté à l’avènement d’acteurs prédominants à savoir la société Inesu Immo, impliquée dans tous les projets de développement urbain non académiques sur les sites de l’UCL, et les sociétés immobilières qui deviennent ses partenaires.
La limpidité « transactionnelle » idyllique des débuts dépeinte par Jean Remy appartient au passé. Le jeu des transactions est devenu plus dur et plus opaque, entre l’université avec son poids de propriétaire et des pouvoirs publics qui font semblant d’être coauteurs des options alors qu’ils ne font qu’accompagner le processus d’ouverture tous azimuts de la ville. Musèlement, incapacité ou anesthésie des forces vives qui pourraient faire contrepoids ? En tout cas, cette prise de pouvoir pose un grave problème de légitimité et ce déclin d’une démocratie active est paradoxal au moment où l’accent est mis sur la possibilité pour chacun d’agir ici et maintenant et la nécessité de se réapproprier les projets communs.
Vers une nouvelle utopie ?
« Les fondateurs de Louvain-la-Neuve n’utilisèrent pas le terme d’utopie, ils parlèrent d’idées directrices. » De fait, la première urbanisation fut pensée en référence à un plan directeur. Elle a créé une ville qui a connu des modifications profondes dans un contexte qui s’est lui-même métamorphosé. En résulte un ensemble de nouveaux défis. Face à ceux-ci, pas question de nostalgie par rapport au passé. Pour repenser — corriger, infléchir, orienter — la phase présente d’urbanisation dans la perspective de l’avenir, un nouveau plan directeur est nécessaire. Pas seulement l’énoncé de principes, mais une boussole pour guider l’occupation des espaces — encore disponibles ou modifiables sur un et territoire limité — en réponse aux questions qui sont retenues comme essentielles.