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Littérature vietnamienne francophone. Récits de vie et quête de soi

Numéro 7 - 2015 par Pham Van Quang

novembre 2015

Dans le Viet­nam pro­fon­dé­ment bou­le­ver­sé du XXe siècle, le récit de vie est un pro­ces­sus de sub­jec­ti­va­tion où le sujet cherche à se valo­ri­ser ou à se (re)construire par ses actes et ses repré­sen­ta­tions. La nar­ra­tion comme expres­sion de soi est deve­nue une quête d’identité et de trans­mis­sion des mémoires indi­vi­duelles et collectives.

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Dans L’illusion bio­gra­phique, Pierre Bour­dieu écrit : « L’histoire de vie est une de ces notions du sens com­mun qui sont entrées en contre­bande dans l’univers savant ; d’abord, sans tam­bour ni trom­pette, chez les eth­no­logues, puis, plus récem­ment, et non sans fra­cas, chez les socio­logues. Par­ler d’histoire de vie, c’est sup­po­ser au moins […] que la vie est une his­toire et que […] une vie est insé­pa­ra­ble­ment l’ensemble des évè­ne­ments d’une exis­tence indi­vi­duelle conçue comme une his­toire et le récit de cette his­toire » (Bour­dieu, 1986).

Le récit de vie n’est pas une inven­tion ou une pra­tique de la moder­ni­té. Les Confes­sions de saint Augus­tin consti­tuent l’une des pre­mières œuvres auto­bio­gra­phiques, un récit de vie qui est « comme le récit, de type auto­bio­gra­phique […] d’un acteur social, c’est-à-dire d’un indi­vi­du qui se consti­tue comme sujet pen­sant et agis­sant d’une part, mais aus­si celui d’un indi­vi­du qui appar­tient à un groupe social pré­cis, à un moment don­né de son his­toire » (Des­ma­rais et Grell, 1986). Aus­si par récit de vie, on entend les mémoires, les récits de sou­ve­nirs, les jour­naux intimes, les lettres, voire les romans ins­pi­rés de la vie de l’auteur.

L’émergence des récits de vie

Dans la créa­tion des auteurs viet­na­miens d’expression fran­co­phone, les récits de vie occupent une place capi­tale. Il s’agit pour essen­tiel de l’écriture des expé­riences, du réel, des mémoires, des témoi­gnages. Cette écri­ture s’inscrit dans l’exploration du pas­sé et dans la décou­verte de l’histoire indi­vi­duelle et col­lec­tive. Elle s’est inté­res­sée aux domaines divers de la vie cultu­relle, poli­tique, reli­gieuse, pour citer de grands auteurs de la pre­mière géné­ra­tion, Tran Van Tung, Nguyen Manh Tuong, Pham Duy Khiem, Pham Van Ky, Nguyen Tien Lang, etc., dont les œuvres datent essen­tiel­le­ment de la pre­mière moi­tié du XXe siècle. Leurs œuvres pré­sentent une homo­gé­néi­té : expres­sion des rêves, des ambi­tions et des idéaux, aspi­ra­tion à s’élever et à s’évader pour un deve­nir idéal. Mais les réa­li­tés ne sont pas tou­jours à l’image des rêves et des illu­sions. Les expé­riences de la décep­tion, de l’amertume, de l’échec n’y échappent pas, ce qui témoigne d’une aven­ture dra­ma­tique de la jeu­nesse. Tout cela pour­rait se réduire dans cette réflexion judi­cieuse de Jules Bré­vié, pré­fa­cier des Rêves d’un cam­pa­gnard anna­mite, de Tran Van Tung : « S’il est vrai que toute pro­duc­tion lit­té­raire tra­duit un drame intime, celui-ci appa­rait dès les pre­mières pages, et le lec­teur suit avec un inté­rêt sou­te­nu le déve­lop­pe­ment du récit, qui conduit le héros, l’auteur, puisqu’il s’agit d’une auto­bio­gra­phie, vers le but auquel il aspire de toute sa volon­té d’enfant : deve­nir man­da­rin, voir la France, la France-Fée comme il l’appelle ingé­nu­ment » (Tran Van Tung, 1940).

À cette réflexion cri­tique cor­res­pond la réso­nance son­geuse de l’auteur même tout en carac­té­ri­sant une aven­ture ima­gi­naire : « Cet enfant de la cam­pagne, qui vient de vous racon­ter en termes émus sa vie, n’est plus. Il est deve­nu un jeune homme, plein de sou­cis, d’inquiétudes. Il a pas­sé de longues années à la ville. Il a lu beau­coup de livres de France. La vie le retient loin de son vil­lage, loin de ses parents, loin de ses ancêtres. Main­te­nant, il songe déjà à faire un pèle­ri­nage au doux pays de France…» (Tran Van Tung, 1940).

Une génération en quête d’affirmation

Avec des voyages ima­gi­naires ou réels, les auteurs de cette pre­mière géné­ra­tion étaient à la recherche d’un nou­vel hori­zon et s’engageaient alors essen­tiel­le­ment dans les tra­jec­toires intel­lec­tuelles, qui marquent le plus sou­vent la figure de l’homme dans la socié­té de l’époque, avec ses res­pon­sa­bi­li­tés. Les récits de vie jouent alors le rôle impor­tant en ce sens qu’ils deviennent les moyens de trans­mis­sion des mémoires indi­vi­duelles et col­lec­tives. Il est donc tout à fait légi­time de les consi­dé­rer comme un mou­ve­ment col­lec­tif d’expression qui reflète les volon­tés d’existence. Ils repré­sentent une voix plu­rielle, mais de la même expé­rience vécue. Nguyen Manh Tuong avec Sou­rires et larmes d’une jeu­nesse comme Pham Duy Khiem par sa Place d’un homme ou Pham Van Ky avec Frères de sang, jus­ti­fient tous la voix d’une géné­ra­tion en quête d’affirmation dans un contexte de crise, choi­sie ou subie. Les per­son­nages de ces récits sont, pour la plu­part, des exi­lés ou expa­triés dont le des­tin trau­ma­ti­sant flot­tait entre deux rives. Le cri­tique Jean-Jacques Mayoux remarque à pro­pos de Pham Van Ky qu’il est « l’inventeur d’un Viet Nam essen­tiel et inexis­tant. Loin que d’avoir per­du votre langue, votre terre et votre ciel vous ait condam­né au silence ou au ver­ba­lisme, il semble que votre réa­li­té d’écrivain ait sur­gi de ces néga­tions ; et non la vôtre seule, mais celle d’une nou­velle race d’écrivains expa­triés comme vous, par­lant comme vous une autre langue et trou­vant dans l’étrangeté des vocables une source d’intensité, au lieu de celle des asso­cia­tions fami­lières : un lan­gage sans asso­cia­tions, neuf, pas­sion­né, sans ancêtres » (Mayoux et Pham, 1956).

Cette « nou­velle race d’écrivains expa­triés » a vécu l’expérience des tri­bu­la­tions. Leurs récits sont en prise sur les évè­ne­ments et sur l’existence de l’individu, quelle que soit la dis­tance entre écri­ture et expé­rience. Dès l’entrée en matière de sa Place d’un homme, Nam Kim (pseu­do­nyme de Pham Duy Khiem) révèle la rai­son de mettre sa vie en nar­ra­tion : « Nam Liên dis­pa­rut en juin 1940, au cours des com­bats sur la Loire, quelques jours après avoir tra­cé le billet qui clôt ce recueil. Il était âgé de trente-deux ans. Pro­fes­seur à Hanoï, il avait été le seul indi­gène de l’Indo chine à deman­der, en sep­tembre 1939, à par­tir pour la France comme enga­gé volon­taire. Pour­quoi, ce fai­sant, était-il sévè­re­ment jugé par ses pairs ? Pour­quoi n’avait-il pas hési­té cepen­dant ? Com­ment a‑t-il vécu ensuite sa der­nière expé­rience ? C’est ce que ses propres lettres vont nous dire — sim­ple­ment, sinon sans poé­sie, du moins sans lit­té­ra­ture » (Nam Kim, 1958).

À ces auteurs dont les récits accrochent le plus sou­vent le conte­nu à une pas­sion ou un idéal se joint une voix fémi­nine qui s’élève à tra­vers une écri­ture roma­nesque : Ly Thu Ho, auteure de la tri­lo­gie Prin­temps inache­vé, Au milieu du car­re­four et Le mirage de la paix. Le pre­mier roman semble bien s’inspirer de la vie de l’auteure. Divi­sé en trois par­ties, après avoir retra­cé des scènes his­to­riques du Viet­nam dans la guerre, il se com­pose, dans la deuxième par­tie, des lettres sous forme de jour­nal intime où se pro­filent des détails de la vie quo­ti­dienne. Il s’agit éga­le­ment de l’expression des témoi­gnages sur la des­truc­tion fami­liale et la pré­ca­ri­té de la femme dans la guerre.

Si les récits de mémoires et de témoi­gnages résultent de la curio­si­té et du « déjà vécu », ils sont liés à des conflits sociaux, des crises poli­tiques et des vagues de réfu­giés. Aus­si, les évè­ne­ments sur­ve­nus au Viet­nam, en par­ti­cu­lier de la guerre de l’Indochine au len­de­main de la guerre avec les Amé­ri­cains, ont-ils contri­bué à l’écriture lit­té­raire où se côtoient écri­vains consa­crés et moins connus. Il y a aus­si des auteurs dont l’œuvre n’est publiée que vers la fin de leur vie ou après leur dis­pa­ri­tion. C’est par exemple le cas des tra­vailleurs indo­chi­nois dans des camps en France pen­dant la Seconde Guerre mon­diale. Arri­vé en France en 1939, Le Huu Tho, auteur de l’Iti­né­raire d’un petit man­da­rin (1997), est enga­gé comme inter­prète de la main‑d’œuvre indo­chi­noise. Son récit est par excel­lence un témoi­gnage du des­tin de ses com­pa­triotes, ouvriers viet­na­miens non spé­cia­li­sés, ame­nés de force en France. Mais « c’est éga­le­ment un chant d’espoir à tra­vers la farouche volon­té de vaincre de Tho mais aus­si de son amour pour la France sym­bo­li­sé par la jeune Made­leine : éner­gie et amour qui lui per­mettent de s’intégrer dans la socié­té fran­çaise ». Le livre de Le Huu Tho « nous fait entendre un autre son de cloche et nous fait entre­voir un autre ver­sant des rela­tions fran­co­viet­na­miennes » (Bro­cheux, 1998.).

Quelques années plus tard, Thieu Van Muu publie le récit de sa vie inti­tu­lé Un enfant loin de son pays (2003) qui trans­fi­gure le des­tin d’un per­son­nage que la colo­ni­sa­tion a dépor­té pour vivre des années de misère. Cette aven­ture mal­heu­reuse est aus­si celle de Nguyen Van Thanh dont le récit Saï­gon-Mar­seille aller simple (2012) retrace une vie que le poids des tra­di­tions viet­na­miennes a pro­fon­dé­ment mar­quée, que la colo­ni­sa­tion a bous­cu­lée, que les camps de tra­vailleurs en France ont bles­sée, que l’exil a défi­ni­ti­ve­ment déracinée.

Exil et déracinement

Les thèmes de l’exil et du déra­ci­ne­ment s’inscrivent pro­fon­dé­ment dans l’écriture de soi des auteurs viet­na­miens. Les der­nières décen­nies du XXe siècle connaissent la flo­rai­son de ce type de récits. Les titres ren­voient à la filia­tion comme les récits de Jean Van Mai, Chân Dàng (1980) et Fils de Chân Dàng (1983) où il « raconte l’épopée sou­vent dou­lou­reuse des tra­vailleurs ton­ki­nois, employés sous contrat dans les mines calé­do­niennes de chrome et de nickel, dans des condi­tions par­ti­cu­liè­re­ment dures ». Dans Viet­nam. Qua­trième géné­ra­tion, de José­phine Le Quan Thoi émergent à nou­veau les témoi­gnages de l’exil d’une famille, pages de l’histoire mécon­nue de la colo­ni­sa­tion qui a entrai­né de pro­fondes souf­frances La colo­ni­sa­tion est lar­ge­ment trai­tée au tra­vers de tra­jec­toires des indi­vi­dus et de la com­mu­nau­té. Le livre de Dong Sy Hua, De la Méla­né­sie au Viet­nam. Iti­né­raire d’un colo­ni­sé deve­nu fran­co­phile (1993), qui a l’allure d’un roman his­to­rique, en est une excel­lente illus­tra­tion. Le lec­teur est invi­té à suivre le per­son­nage au fil des diverses péri­pé­ties. L’écriture de soi tente de répondre non seule­ment aux « besoins intel­lec­tuels et nar­ra­tifs » mais aus­si au devoir de témoi­gner : « 1975, la guerre est enfin finie, mais la paix n’est pas pour autant reve­nue. Le pays est désor­mais réuni, mais pas pour autant uni. Les “deux Viet Nam” […] per­sis­te­ront dans leurs exis­tences dis­sem­blables, leurs dif­fé­rences, leurs oppo­si­tions. En tout : culture, esprit, men­ta­li­té… et jusqu’au voca­bu­laire. […] Le régime tota­li­taire du Viet Nam double son iso­le­ment en refer­mant ses fron­tières sur son peuple, comme une plante car­ni­vore se refer­mant sur sa proie. Le pays sera alors entiè­re­ment au pou­voir du par­ti unique, d’une admi­nis­tra­tion vicieuse et per­verse, dont les objec­tifs para­noïaques […] condui­ront le pays à la faillite et le peuple à la famine » (Nuage rose, 2012).

Un devoir collectif de mémoire

Nom­breux sont les auteurs, oppo­sants au nou­veau régime ou réfu­giés, qui veulent retra­cer leur propre par­cours mais aus­si réa­li­ser un devoir col­lec­tif de mémoire. Les mémoires de Manh Bich (Le Viet-Nam cru­ci­fié, 1945 – 1975) et de Minh Tri (Sai­gon à l’heure de Hanoi, 1975 – 1980) en témoignent vivement.

La ten­dance à pra­ti­quer cette écri­ture est mar­quée chez les auteurs viet­na­miens, sur­tout à par­tir des années 1980, carac­té­ri­sées par une crise de l’identité col­lec­tive et indi­vi­duelle, où l’on cherche à affir­mer son exis­tence. Dans une cer­taine mesure, avec cette forme nar­ra­tive, les auteurs s’engagent de plus en plus dans une pra­tique de res­pon­sa­bi­li­té en vue de la (re)construction et de la trans­mis­sion des valeurs tra­di­tion­nelles. La plu­part affirment le besoin de témoi­gner, de jus­ti­fier et de dénon­cer plu­tôt qu’une ambi­tion artistique.

Ces récits de vie, témoi­gnages ou mémoires de guerre, de dia­spo­ra, de retour phy­sique ou sym­bo­lique, renou­vèlent la ques­tion de l’identité vécue par les auteurs. Ils se consi­dèrent comme de grands témoins, char­gés de mis­sion his­to­rique, éthique et idéo­lo­gique. Les récits de vie deviennent, du point de vue socio­poé­tique, une sphère où se trament des rap­ports entre texte et socié­té, entre texte et idéo­lo­gie. Mais c’est éga­le­ment par ce cor­pus qu’on réflé­chit à un phé­no­mène contem­po­rain : le retour du sujet. Ce cor­pus, regroupe des textes fic­tion­nels et non fic­tion­nels, ce qui revient à s’interroger non seule­ment sur les caté­go­ries géné­riques, mais aus­si sur le sta­tut du sujet. Si la cri­tique lit­té­raire fran­çaise a eu, dans les décen­nies 1960 – 1970, ten­dance à louer la tex­tua­li­té au détri­ment du sujet, elle recon­nait depuis les années 1980 une nou­velle forme du bio­gra­phique, la vie ima­gi­naire. La lit­té­ra­ture fran­co­phone viet­na­mienne s’inscrit sans doute dans cet hori­zon en four­nis­sant des « vies ori­gi­nales » dont le sujet incor­pore de façon frag­men­taire ses figures.

Écrire est un acte de recon­fi­gu­ra­tion d’une vie. Les témoi­gnages et mémoires une fois mis en écri­ture ont pour visée d’appeler le par­tage du public dans le pro­ces­sus de (re)construire les figures du sujet indi­vi­duel, car « l’acte de témoi­gnage implique à la fois l’acte dis­cur­sif lui-même, le per­son­nage même du témoin et ses moti­va­tions […] ain­si que les des­ti­na­taires du témoi­gnage » (Gau­dard, 2007). Il s’agit de la quête d’identité. De même, dans l’ordre socio­poé­tique des genres lit­té­raires, les récits de témoi­gnages et de mémoires posent des pro­blèmes non seule­ment de l’institution lit­té­raire mais aus­si du sujet en tant qu’instance de l’acte dis­cur­sif. Inter­ro­ger le sujet comme objet de recherche en cor­ré­la­tion avec l’écriture nous amè­ne­rait ain­si à la notion d’identité qui devrait être néces­sai­re­ment exa­mi­née en pers­pec­tive per­son­nelle et col­lec­tive ; nous consi­dé­rons que témoi­gner ou mémo­ri­ser en même temps qu’écrire rend plus visible le pro­ces­sus d’identité en per­met­tant éga­le­ment de diver­si­fier les figures nar­ra­tives. Mais il sera utile, pour adjoindre le témoi­gnage à l’identité à tra­vers les récits, de débou­cher préa­la­ble­ment sur la ques­tion du témoi­gnage en ce sens qu’il consti­tue le soi, c’est-à-dire l’identité nar­ra­tive. En effet, Jean- Phi­lippe Pier­ron constate une double dimen­sion du témoi­gnage en rap­port avec l’identité : « Témoi­gner engage un type de sub­jec­ti­vi­té affec­tée par une néces­si­té et impé­rieuse […] Mais témoi­gner engage éga­le­ment le soi dans sa rela­tion aux autres, vis-à-vis des­quels ou devant les­quels on rend témoi­gnage, “on témoi­gner pour” […] En témoi­gnant, le témoin parle donc de lui mais éga­le­ment d’une forme d’altérité en lui, capable de le mobi­li­ser et à laquelle il rend témoi­gnage » (Pier­ron, 2003).

Jean-Phi­lippe Pier­ron déve­loppe cette réflexion repo­sant sur la posi­tion de Paul Ricœur pour qui « le témoi­gnage retrouve son prin­cipe uni­fi­ca­teur dans le concept d’identité », car le témoi­gnage est mis en scène comme « le récit par un soi d’autre chose que de soi » ou comme « une manière de racon­ter l’engagement du bien dans la trame his­to­rique d’une exis­tence » (Michel, 2013). À cette accep­tion du témoi­gnage cor­res­pond bien celle de l’identité nar­ra­tive en tant que « moda­li­té réflexive du soi, de dis­tance à soi […] qui per­met de s’extraire du cadre cho­si­fiant du carac­tère en lui res­ti­tuant son mou­ve­ment rétros­pec­tif et son his­to­ri­ci­té fon­da­men­tale » (Ricœur, 1990).

Les paradoxes de l’identité narrative

L’écriture du témoi­gnage est ain­si une expres­sion de soi, une repré­sen­ta­tion de soi, dans la mesure où l’acte de témoi­gnage vise à confir­mer ou à faire recon­naitre le soi en tant que tra­jec­toire. Si les récits d’auteurs viet­na­miens, en par­ti­cu­lier à par­tir des années 1980, moment des vagues de réfu­giés, repré­sentent le plus sou­vent les carac­tères hété­ro­gènes de leur vie, ils deviennent « un vaste labo­ra­toire pour des expé­riences de pen­sée où sont mises à l’épreuve du récit les res­sources de varia­tion de l’identité nar­ra­tive ». Ces carac­tères hété­ro­gènes ou ces res­sources de varia­tion de l’identité nar­ra­tive se consti­tuent pour l’essentiel par des dépla­ce­ments et pla­ce­ments exer­cés maté­riel­le­ment ou sym­bo­li­que­ment par les sujets qui, par­fois, se trouvent en crise de conscience et d’identité. Comme nous venons de le voir plus haut, la plu­part des récits d’auteurs viet­na­miens relèvent des évè­ne­ments bou­le­ver­sés au niveau indi­vi­duel et col­lec­tif, ce qui consti­tue une tra­jec­toire per­met­tant de (re)configurer l’identité dans sa permanence.

Ain­si le témoi­gnage par l’écriture vise à une véri­té de soi dans son his­to­ri­ci­té. Le cas de Nguyen Van Thanh dont la vie est mar­quée par des tri­bu­la­tions mul­tiples mérite d’être pris en compte comme exemple remar­quable d’une aven­ture. Fils d’un man­da­rin dans les camps de tra­vailleurs en France, Nguyen Van Thanh revoit le film de sa vie et l’interprète comme le témoi­gnage d’une exis­tence : « 2001. J’ai quatre-vingts ans ! Le pré­sent ne me pas­sionne plus. L’avenir ne m’appartient pas ! Quelqu’un m’a dit un jour : “Si tu ne sais pas où aller, retourne-toi et regarde le pas­sé…” J’ai envie de me retrou­ver. Je tape ces pages au fur et à mesure que revivent mes sou­ve­nirs. Peut-être y a‑t-il des pas­sages contra­dic­toires, des dates mal ajus­tées. Mais je dois res­pec­ter la spon­ta­néi­té et la fran­chise de ma mémoire. Je pense qu’on est déjà mort quand on com­mence à men­tir et à se men­tir à soi-même. Je ne pré­tends pas faire œuvre d’écriture, mais sim­ple­ment de confes­sion, confi­dences de mes impres­sions et de mes sen­ti­ments sur ce que je crois avoir vécu. Je vou­drais hon­nê­te­ment retrou­ver le vilain gar­çon que j’étais et, grâce à lui, com­prendre peut-être l’individu que je suis deve­nu » (Nguyen Van Thanh, 2012).

L’auteur insiste sur son hon­nê­te­té et sa sin­cé­ri­té dans la mise en nar­ra­tion de sa vie : « Je constate que j’ai été fidèle à ma pro­messe de ne pas men­tir, ni tra­ves­tir les remon­tées de ma mémoire ». Il ajoute : « C’est parce que je ne mens pas et ne triche pas ». Il s’agit d’une volon­té de témoi­gner pour soi en rela­tion avec l’histoire des autres dans l’objectif de construire une iden­ti­té com­plète, mais sou­vent tra­gique : par­lant de la mort de son père alors qu’il était empri­son­né par les révo­lu­tion­naires, Nguyen Van Thanh veut attes­ter à la fois la véri­té du des­tin indi­vi­duel et col­lec­tif face à la situa­tion pro­blé­ma­tique d’une époque sombre.

« Il s’éteignit le len­de­main, 10 décembre 1946, dans cette étroite cel­lule de la révo­lu­tion, non pas vic­time de sa fonc­tion mais d’un bas règle­ment de compte ! Ma famille, témoin de la lente ago­nie de mon père, puis per­dant pri­vi­lèges et biens après sa mort, ne par­don­na rien à la révo­lu­tion, et, par­tant, voua une hos­ti­li­té féroce à l’idéologie com­mu­niste. Je per­çus, pour ma part, la mort de mon père comme un détail d’une grande cause. C’est le drame de ma vie. C’est sans doute le drame de l’histoire de toute révo­lu­tion ! Est-il fatal, est-il inévi­table qu’il faille tant de “détails” pour réus­sir une grande cause ? »

La deuxième remarque vient cor­ré­la­ti­ve­ment en consta­tant que l’histoire de soi-même une fois mise en intrigue est enche­vê­trée par des frag­ments exis­ten­tiels, ce qui explique la conti­nui­té de l’identité mais aus­si sa pré­ca­ri­té et son insta­bi­li­té : « Le par­cours de mon exis­tence a sui­vi une spi­rale ; “Nombre de per­sonnes et beau­coup de détails […] avaient plus ou moins et de façons dif­fé­rentes inflé­chi mon des­tin”.» Ain­si, en écri­ture, l’auteur trame-t-il à sa propre vie des intrigues dif­fé­rentes, voire oppo­sées, qui pour­raient être des « varia­tions docu­men­taires » et des « varia­tions ima­gi­naires ». C’est en ce sens que Paul Ricœur conclut : « L’identité nar­ra­tive ne cesse de se faire et de se défaire » (Ricœur, 1985).

Témoigner pour soi et pour les autres

Less témoi­gnages sous formes de récits de vie d’auteurs viet­na­miens ont ain­si pour fonc­tion de trans­mettre la mémoire col­lec­tive qui se voit recon­nue comme l’élément consti­tu­tif de l’identité col­lec­tive : la nar­ra­tion en tant que témoi­gnage pour soi et pour les autres. Fon­dé pour l’essentiel sur des sou­ve­nirs, des nos­tal­gies, des regrets, des angoisses ou des res­sen­ti­ments, le témoi­gnage appar­tient à une sorte d’engagement par­ti­cu­lier impli­quant plus ou moins une posi­tion ou une manière de pen­sée. Il cherche non seule­ment à retra­cer une suite d’évènements du point de vue de l’histoire offi­cielle, mais à consti­tuer un objet de savoir par lequel on entend un mode de per­cep­tion de la réa­li­té sociale. Le témoi­gnage ouvre une pers­pec­tive col­lec­tive en ce sens qu’il par­ti­cipe à rendre la tra­jec­toire col­lec­tive la plus visible et la plus vivante pos­sible. L’expression tes­ti­mo­niale à l’heure actuelle dans des récits de vie déve­loppe donc une vision objec­tive du renou­vè­le­ment et de la recons­truc­tion d’un pro­ces­sus d’identité par des expé­riences vécues et neuves. C’est aus­si dans cette optique que « le témoi­gnage consti­tue la struc­ture fon­da­men­tale de tran­si­tion entre la mémoire et l’histoire » (Ricœur, 2000).

Écrire est déjà un acte de témoi­gnage, d’autoréflexion ou de quête onto­lo­gique. Il s’agit d’une recherche pro­fonde de soi, du sujet fra­gile et pré­caire dans son exis­tence. Témoi­gner pour sa vie et sa com­mu­nau­té est un mode d’accès à une trans­cen­dance, ce qui per­met de révé­ler une image du sujet dans sa tra­jec­toire. Par­mi bien d’autres, le cas de Lin­da Lê est signi­fi­ca­tif. Dans son roman Lame de fond, Lin­da Lê met dans la bouche de son per­son­nage cette réflexion : « Je ne suis désor­mais qu’une ombre entre les ombres. Je n’ai donc qu’à me taire, à me réci­ter, en guise d’épitaphe, ces vers : Je veux jusqu’à ma tombe qu’on me calom­nie / Je veux qu’après ma tombe encore on me nie, ou à me per­sua­der que je n’errerai pas aux enfers comme un dam­né tou­jours per­du entre l’Orient et l’Occident. »

Certes Lame de fond est un texte roma­nesque, mais on y retrouve des for­mules d’appréhension et de per­cep­tion des iti­né­raires indi­vi­duels et de la figure col­lec­tive. Il semble d’ailleurs évident de voir dans ce roman un témoi­gnage auto­bio­gra­phique expli­cite qui rend plus clairs les rap­ports des expé­riences vécues et de l’écriture : « Je suis né à Saï­gon, l’année de l’assassinat de Ken­ne­dy […] Dans ces années-là, des bri­gades du FNL, le Front natio­nal pour la libé­ra­tion du Viet­nam, construi­saient la piste Hô-Chi-Minh. » Ou plus loin, ce pas­sage « témoigne » de l’enfance du sujet : « De la jour­née du 30 avril 1975, celle de la vic­toire com­mu­niste, je n’ai que quelques rémi­nis­cences : le bal­let d’hélicoptères au-des­sus de l’ambassade des États-Unis, où des mil­liers de can­di­dats à l’émigration essayaient de se sau­ver par tous les moyens. D’autres, en pleine panique, se his­saient à bord des navires amé­ri­cains croi­sant au large. Des com­bats qui fai­saient rage autour de Saï­gon, le seul signe dans mon quar­tier était le loin­tain gron­de­ment des canonnades. »

Par­fois ce témoi­gnage auto­bio­gra­phique est dégui­sé dans des déter­mi­na­tions de stra­té­gies dis­cur­sives. Il s’agit d’un « sou­ci de soi » qui appa­rait dans le texte comme une forme d’interprétation de sens exis­ten­tiel : « Le Viet­nam fai­sait un retour en force. Ce qui avait été relé­gué à l’arrière-plan resur­gis­sait ». Ce « retour » est cer­tai­ne­ment trans­cen­dé en écri­ture, de sorte que Lin­da Lê déclare : « Je sacri­fiais tout à la lit­té­ra­ture, je la sacra­li­sais […] jusqu’au bout je che­mi­ne­rais en soli­taire, les regrets me feraient escorte, ou peut-être sim­ple­ment le déplai­sir qu’il y aurait à se déca­tir sans voir réunie autour de soi la maisonnée. »

Pham Van Quang


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