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Littérature vietnamienne francophone. Récits de vie et quête de soi
Dans le Vietnam profondément bouleversé du XXe siècle, le récit de vie est un processus de subjectivation où le sujet cherche à se valoriser ou à se (re)construire par ses actes et ses représentations. La narration comme expression de soi est devenue une quête d’identité et de transmission des mémoires individuelles et collectives.
Dans L’illusion biographique, Pierre Bourdieu écrit : « L’histoire de vie est une de ces notions du sens commun qui sont entrées en contrebande dans l’univers savant ; d’abord, sans tambour ni trompette, chez les ethnologues, puis, plus récemment, et non sans fracas, chez les sociologues. Parler d’histoire de vie, c’est supposer au moins […] que la vie est une histoire et que […] une vie est inséparablement l’ensemble des évènements d’une existence individuelle conçue comme une histoire et le récit de cette histoire » (Bourdieu, 1986).
Le récit de vie n’est pas une invention ou une pratique de la modernité. Les Confessions de saint Augustin constituent l’une des premières œuvres autobiographiques, un récit de vie qui est « comme le récit, de type autobiographique […] d’un acteur social, c’est-à-dire d’un individu qui se constitue comme sujet pensant et agissant d’une part, mais aussi celui d’un individu qui appartient à un groupe social précis, à un moment donné de son histoire » (Desmarais et Grell, 1986). Aussi par récit de vie, on entend les mémoires, les récits de souvenirs, les journaux intimes, les lettres, voire les romans inspirés de la vie de l’auteur.
L’émergence des récits de vie
Dans la création des auteurs vietnamiens d’expression francophone, les récits de vie occupent une place capitale. Il s’agit pour essentiel de l’écriture des expériences, du réel, des mémoires, des témoignages. Cette écriture s’inscrit dans l’exploration du passé et dans la découverte de l’histoire individuelle et collective. Elle s’est intéressée aux domaines divers de la vie culturelle, politique, religieuse, pour citer de grands auteurs de la première génération, Tran Van Tung, Nguyen Manh Tuong, Pham Duy Khiem, Pham Van Ky, Nguyen Tien Lang, etc., dont les œuvres datent essentiellement de la première moitié du XXe siècle. Leurs œuvres présentent une homogénéité : expression des rêves, des ambitions et des idéaux, aspiration à s’élever et à s’évader pour un devenir idéal. Mais les réalités ne sont pas toujours à l’image des rêves et des illusions. Les expériences de la déception, de l’amertume, de l’échec n’y échappent pas, ce qui témoigne d’une aventure dramatique de la jeunesse. Tout cela pourrait se réduire dans cette réflexion judicieuse de Jules Brévié, préfacier des Rêves d’un campagnard annamite, de Tran Van Tung : « S’il est vrai que toute production littéraire traduit un drame intime, celui-ci apparait dès les premières pages, et le lecteur suit avec un intérêt soutenu le développement du récit, qui conduit le héros, l’auteur, puisqu’il s’agit d’une autobiographie, vers le but auquel il aspire de toute sa volonté d’enfant : devenir mandarin, voir la France, la France-Fée comme il l’appelle ingénument » (Tran Van Tung, 1940).
À cette réflexion critique correspond la résonance songeuse de l’auteur même tout en caractérisant une aventure imaginaire : « Cet enfant de la campagne, qui vient de vous raconter en termes émus sa vie, n’est plus. Il est devenu un jeune homme, plein de soucis, d’inquiétudes. Il a passé de longues années à la ville. Il a lu beaucoup de livres de France. La vie le retient loin de son village, loin de ses parents, loin de ses ancêtres. Maintenant, il songe déjà à faire un pèlerinage au doux pays de France…» (Tran Van Tung, 1940).
Une génération en quête d’affirmation
Avec des voyages imaginaires ou réels, les auteurs de cette première génération étaient à la recherche d’un nouvel horizon et s’engageaient alors essentiellement dans les trajectoires intellectuelles, qui marquent le plus souvent la figure de l’homme dans la société de l’époque, avec ses responsabilités. Les récits de vie jouent alors le rôle important en ce sens qu’ils deviennent les moyens de transmission des mémoires individuelles et collectives. Il est donc tout à fait légitime de les considérer comme un mouvement collectif d’expression qui reflète les volontés d’existence. Ils représentent une voix plurielle, mais de la même expérience vécue. Nguyen Manh Tuong avec Sourires et larmes d’une jeunesse comme Pham Duy Khiem par sa Place d’un homme ou Pham Van Ky avec Frères de sang, justifient tous la voix d’une génération en quête d’affirmation dans un contexte de crise, choisie ou subie. Les personnages de ces récits sont, pour la plupart, des exilés ou expatriés dont le destin traumatisant flottait entre deux rives. Le critique Jean-Jacques Mayoux remarque à propos de Pham Van Ky qu’il est « l’inventeur d’un Viet Nam essentiel et inexistant. Loin que d’avoir perdu votre langue, votre terre et votre ciel vous ait condamné au silence ou au verbalisme, il semble que votre réalité d’écrivain ait surgi de ces négations ; et non la vôtre seule, mais celle d’une nouvelle race d’écrivains expatriés comme vous, parlant comme vous une autre langue et trouvant dans l’étrangeté des vocables une source d’intensité, au lieu de celle des associations familières : un langage sans associations, neuf, passionné, sans ancêtres » (Mayoux et Pham, 1956).
Cette « nouvelle race d’écrivains expatriés » a vécu l’expérience des tribulations. Leurs récits sont en prise sur les évènements et sur l’existence de l’individu, quelle que soit la distance entre écriture et expérience. Dès l’entrée en matière de sa Place d’un homme, Nam Kim (pseudonyme de Pham Duy Khiem) révèle la raison de mettre sa vie en narration : « Nam Liên disparut en juin 1940, au cours des combats sur la Loire, quelques jours après avoir tracé le billet qui clôt ce recueil. Il était âgé de trente-deux ans. Professeur à Hanoï, il avait été le seul indigène de l’Indo chine à demander, en septembre 1939, à partir pour la France comme engagé volontaire. Pourquoi, ce faisant, était-il sévèrement jugé par ses pairs ? Pourquoi n’avait-il pas hésité cependant ? Comment a‑t-il vécu ensuite sa dernière expérience ? C’est ce que ses propres lettres vont nous dire — simplement, sinon sans poésie, du moins sans littérature » (Nam Kim, 1958).
À ces auteurs dont les récits accrochent le plus souvent le contenu à une passion ou un idéal se joint une voix féminine qui s’élève à travers une écriture romanesque : Ly Thu Ho, auteure de la trilogie Printemps inachevé, Au milieu du carrefour et Le mirage de la paix. Le premier roman semble bien s’inspirer de la vie de l’auteure. Divisé en trois parties, après avoir retracé des scènes historiques du Vietnam dans la guerre, il se compose, dans la deuxième partie, des lettres sous forme de journal intime où se profilent des détails de la vie quotidienne. Il s’agit également de l’expression des témoignages sur la destruction familiale et la précarité de la femme dans la guerre.
Si les récits de mémoires et de témoignages résultent de la curiosité et du « déjà vécu », ils sont liés à des conflits sociaux, des crises politiques et des vagues de réfugiés. Aussi, les évènements survenus au Vietnam, en particulier de la guerre de l’Indochine au lendemain de la guerre avec les Américains, ont-ils contribué à l’écriture littéraire où se côtoient écrivains consacrés et moins connus. Il y a aussi des auteurs dont l’œuvre n’est publiée que vers la fin de leur vie ou après leur disparition. C’est par exemple le cas des travailleurs indochinois dans des camps en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Arrivé en France en 1939, Le Huu Tho, auteur de l’Itinéraire d’un petit mandarin (1997), est engagé comme interprète de la main‑d’œuvre indochinoise. Son récit est par excellence un témoignage du destin de ses compatriotes, ouvriers vietnamiens non spécialisés, amenés de force en France. Mais « c’est également un chant d’espoir à travers la farouche volonté de vaincre de Tho mais aussi de son amour pour la France symbolisé par la jeune Madeleine : énergie et amour qui lui permettent de s’intégrer dans la société française ». Le livre de Le Huu Tho « nous fait entendre un autre son de cloche et nous fait entrevoir un autre versant des relations francovietnamiennes » (Brocheux, 1998.).
Quelques années plus tard, Thieu Van Muu publie le récit de sa vie intitulé Un enfant loin de son pays (2003) qui transfigure le destin d’un personnage que la colonisation a déporté pour vivre des années de misère. Cette aventure malheureuse est aussi celle de Nguyen Van Thanh dont le récit Saïgon-Marseille aller simple (2012) retrace une vie que le poids des traditions vietnamiennes a profondément marquée, que la colonisation a bousculée, que les camps de travailleurs en France ont blessée, que l’exil a définitivement déracinée.
Exil et déracinement
Les thèmes de l’exil et du déracinement s’inscrivent profondément dans l’écriture de soi des auteurs vietnamiens. Les dernières décennies du XXe siècle connaissent la floraison de ce type de récits. Les titres renvoient à la filiation comme les récits de Jean Van Mai, Chân Dàng (1980) et Fils de Chân Dàng (1983) où il « raconte l’épopée souvent douloureuse des travailleurs tonkinois, employés sous contrat dans les mines calédoniennes de chrome et de nickel, dans des conditions particulièrement dures ». Dans Vietnam. Quatrième génération, de Joséphine Le Quan Thoi émergent à nouveau les témoignages de l’exil d’une famille, pages de l’histoire méconnue de la colonisation qui a entrainé de profondes souffrances La colonisation est largement traitée au travers de trajectoires des individus et de la communauté. Le livre de Dong Sy Hua, De la Mélanésie au Vietnam. Itinéraire d’un colonisé devenu francophile (1993), qui a l’allure d’un roman historique, en est une excellente illustration. Le lecteur est invité à suivre le personnage au fil des diverses péripéties. L’écriture de soi tente de répondre non seulement aux « besoins intellectuels et narratifs » mais aussi au devoir de témoigner : « 1975, la guerre est enfin finie, mais la paix n’est pas pour autant revenue. Le pays est désormais réuni, mais pas pour autant uni. Les “deux Viet Nam” […] persisteront dans leurs existences dissemblables, leurs différences, leurs oppositions. En tout : culture, esprit, mentalité… et jusqu’au vocabulaire. […] Le régime totalitaire du Viet Nam double son isolement en refermant ses frontières sur son peuple, comme une plante carnivore se refermant sur sa proie. Le pays sera alors entièrement au pouvoir du parti unique, d’une administration vicieuse et perverse, dont les objectifs paranoïaques […] conduiront le pays à la faillite et le peuple à la famine » (Nuage rose, 2012).
Un devoir collectif de mémoire
Nombreux sont les auteurs, opposants au nouveau régime ou réfugiés, qui veulent retracer leur propre parcours mais aussi réaliser un devoir collectif de mémoire. Les mémoires de Manh Bich (Le Viet-Nam crucifié, 1945 – 1975) et de Minh Tri (Saigon à l’heure de Hanoi, 1975 – 1980) en témoignent vivement.
La tendance à pratiquer cette écriture est marquée chez les auteurs vietnamiens, surtout à partir des années 1980, caractérisées par une crise de l’identité collective et individuelle, où l’on cherche à affirmer son existence. Dans une certaine mesure, avec cette forme narrative, les auteurs s’engagent de plus en plus dans une pratique de responsabilité en vue de la (re)construction et de la transmission des valeurs traditionnelles. La plupart affirment le besoin de témoigner, de justifier et de dénoncer plutôt qu’une ambition artistique.
Ces récits de vie, témoignages ou mémoires de guerre, de diaspora, de retour physique ou symbolique, renouvèlent la question de l’identité vécue par les auteurs. Ils se considèrent comme de grands témoins, chargés de mission historique, éthique et idéologique. Les récits de vie deviennent, du point de vue sociopoétique, une sphère où se trament des rapports entre texte et société, entre texte et idéologie. Mais c’est également par ce corpus qu’on réfléchit à un phénomène contemporain : le retour du sujet. Ce corpus, regroupe des textes fictionnels et non fictionnels, ce qui revient à s’interroger non seulement sur les catégories génériques, mais aussi sur le statut du sujet. Si la critique littéraire française a eu, dans les décennies 1960 – 1970, tendance à louer la textualité au détriment du sujet, elle reconnait depuis les années 1980 une nouvelle forme du biographique, la vie imaginaire. La littérature francophone vietnamienne s’inscrit sans doute dans cet horizon en fournissant des « vies originales » dont le sujet incorpore de façon fragmentaire ses figures.
Écrire est un acte de reconfiguration d’une vie. Les témoignages et mémoires une fois mis en écriture ont pour visée d’appeler le partage du public dans le processus de (re)construire les figures du sujet individuel, car « l’acte de témoignage implique à la fois l’acte discursif lui-même, le personnage même du témoin et ses motivations […] ainsi que les destinataires du témoignage » (Gaudard, 2007). Il s’agit de la quête d’identité. De même, dans l’ordre sociopoétique des genres littéraires, les récits de témoignages et de mémoires posent des problèmes non seulement de l’institution littéraire mais aussi du sujet en tant qu’instance de l’acte discursif. Interroger le sujet comme objet de recherche en corrélation avec l’écriture nous amènerait ainsi à la notion d’identité qui devrait être nécessairement examinée en perspective personnelle et collective ; nous considérons que témoigner ou mémoriser en même temps qu’écrire rend plus visible le processus d’identité en permettant également de diversifier les figures narratives. Mais il sera utile, pour adjoindre le témoignage à l’identité à travers les récits, de déboucher préalablement sur la question du témoignage en ce sens qu’il constitue le soi, c’est-à-dire l’identité narrative. En effet, Jean- Philippe Pierron constate une double dimension du témoignage en rapport avec l’identité : « Témoigner engage un type de subjectivité affectée par une nécessité et impérieuse […] Mais témoigner engage également le soi dans sa relation aux autres, vis-à-vis desquels ou devant lesquels on rend témoignage, “on témoigner pour” […] En témoignant, le témoin parle donc de lui mais également d’une forme d’altérité en lui, capable de le mobiliser et à laquelle il rend témoignage » (Pierron, 2003).
Jean-Philippe Pierron développe cette réflexion reposant sur la position de Paul Ricœur pour qui « le témoignage retrouve son principe unificateur dans le concept d’identité », car le témoignage est mis en scène comme « le récit par un soi d’autre chose que de soi » ou comme « une manière de raconter l’engagement du bien dans la trame historique d’une existence » (Michel, 2013). À cette acception du témoignage correspond bien celle de l’identité narrative en tant que « modalité réflexive du soi, de distance à soi […] qui permet de s’extraire du cadre chosifiant du caractère en lui restituant son mouvement rétrospectif et son historicité fondamentale » (Ricœur, 1990).
Les paradoxes de l’identité narrative
L’écriture du témoignage est ainsi une expression de soi, une représentation de soi, dans la mesure où l’acte de témoignage vise à confirmer ou à faire reconnaitre le soi en tant que trajectoire. Si les récits d’auteurs vietnamiens, en particulier à partir des années 1980, moment des vagues de réfugiés, représentent le plus souvent les caractères hétérogènes de leur vie, ils deviennent « un vaste laboratoire pour des expériences de pensée où sont mises à l’épreuve du récit les ressources de variation de l’identité narrative ». Ces caractères hétérogènes ou ces ressources de variation de l’identité narrative se constituent pour l’essentiel par des déplacements et placements exercés matériellement ou symboliquement par les sujets qui, parfois, se trouvent en crise de conscience et d’identité. Comme nous venons de le voir plus haut, la plupart des récits d’auteurs vietnamiens relèvent des évènements bouleversés au niveau individuel et collectif, ce qui constitue une trajectoire permettant de (re)configurer l’identité dans sa permanence.
Ainsi le témoignage par l’écriture vise à une vérité de soi dans son historicité. Le cas de Nguyen Van Thanh dont la vie est marquée par des tribulations multiples mérite d’être pris en compte comme exemple remarquable d’une aventure. Fils d’un mandarin dans les camps de travailleurs en France, Nguyen Van Thanh revoit le film de sa vie et l’interprète comme le témoignage d’une existence : « 2001. J’ai quatre-vingts ans ! Le présent ne me passionne plus. L’avenir ne m’appartient pas ! Quelqu’un m’a dit un jour : “Si tu ne sais pas où aller, retourne-toi et regarde le passé…” J’ai envie de me retrouver. Je tape ces pages au fur et à mesure que revivent mes souvenirs. Peut-être y a‑t-il des passages contradictoires, des dates mal ajustées. Mais je dois respecter la spontanéité et la franchise de ma mémoire. Je pense qu’on est déjà mort quand on commence à mentir et à se mentir à soi-même. Je ne prétends pas faire œuvre d’écriture, mais simplement de confession, confidences de mes impressions et de mes sentiments sur ce que je crois avoir vécu. Je voudrais honnêtement retrouver le vilain garçon que j’étais et, grâce à lui, comprendre peut-être l’individu que je suis devenu » (Nguyen Van Thanh, 2012).
L’auteur insiste sur son honnêteté et sa sincérité dans la mise en narration de sa vie : « Je constate que j’ai été fidèle à ma promesse de ne pas mentir, ni travestir les remontées de ma mémoire ». Il ajoute : « C’est parce que je ne mens pas et ne triche pas ». Il s’agit d’une volonté de témoigner pour soi en relation avec l’histoire des autres dans l’objectif de construire une identité complète, mais souvent tragique : parlant de la mort de son père alors qu’il était emprisonné par les révolutionnaires, Nguyen Van Thanh veut attester à la fois la vérité du destin individuel et collectif face à la situation problématique d’une époque sombre.
« Il s’éteignit le lendemain, 10 décembre 1946, dans cette étroite cellule de la révolution, non pas victime de sa fonction mais d’un bas règlement de compte ! Ma famille, témoin de la lente agonie de mon père, puis perdant privilèges et biens après sa mort, ne pardonna rien à la révolution, et, partant, voua une hostilité féroce à l’idéologie communiste. Je perçus, pour ma part, la mort de mon père comme un détail d’une grande cause. C’est le drame de ma vie. C’est sans doute le drame de l’histoire de toute révolution ! Est-il fatal, est-il inévitable qu’il faille tant de “détails” pour réussir une grande cause ? »
La deuxième remarque vient corrélativement en constatant que l’histoire de soi-même une fois mise en intrigue est enchevêtrée par des fragments existentiels, ce qui explique la continuité de l’identité mais aussi sa précarité et son instabilité : « Le parcours de mon existence a suivi une spirale ; “Nombre de personnes et beaucoup de détails […] avaient plus ou moins et de façons différentes infléchi mon destin”.» Ainsi, en écriture, l’auteur trame-t-il à sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées, qui pourraient être des « variations documentaires » et des « variations imaginaires ». C’est en ce sens que Paul Ricœur conclut : « L’identité narrative ne cesse de se faire et de se défaire » (Ricœur, 1985).
Témoigner pour soi et pour les autres
Less témoignages sous formes de récits de vie d’auteurs vietnamiens ont ainsi pour fonction de transmettre la mémoire collective qui se voit reconnue comme l’élément constitutif de l’identité collective : la narration en tant que témoignage pour soi et pour les autres. Fondé pour l’essentiel sur des souvenirs, des nostalgies, des regrets, des angoisses ou des ressentiments, le témoignage appartient à une sorte d’engagement particulier impliquant plus ou moins une position ou une manière de pensée. Il cherche non seulement à retracer une suite d’évènements du point de vue de l’histoire officielle, mais à constituer un objet de savoir par lequel on entend un mode de perception de la réalité sociale. Le témoignage ouvre une perspective collective en ce sens qu’il participe à rendre la trajectoire collective la plus visible et la plus vivante possible. L’expression testimoniale à l’heure actuelle dans des récits de vie développe donc une vision objective du renouvèlement et de la reconstruction d’un processus d’identité par des expériences vécues et neuves. C’est aussi dans cette optique que « le témoignage constitue la structure fondamentale de transition entre la mémoire et l’histoire » (Ricœur, 2000).
Écrire est déjà un acte de témoignage, d’autoréflexion ou de quête ontologique. Il s’agit d’une recherche profonde de soi, du sujet fragile et précaire dans son existence. Témoigner pour sa vie et sa communauté est un mode d’accès à une transcendance, ce qui permet de révéler une image du sujet dans sa trajectoire. Parmi bien d’autres, le cas de Linda Lê est significatif. Dans son roman Lame de fond, Linda Lê met dans la bouche de son personnage cette réflexion : « Je ne suis désormais qu’une ombre entre les ombres. Je n’ai donc qu’à me taire, à me réciter, en guise d’épitaphe, ces vers : Je veux jusqu’à ma tombe qu’on me calomnie / Je veux qu’après ma tombe encore on me nie, ou à me persuader que je n’errerai pas aux enfers comme un damné toujours perdu entre l’Orient et l’Occident. »
Certes Lame de fond est un texte romanesque, mais on y retrouve des formules d’appréhension et de perception des itinéraires individuels et de la figure collective. Il semble d’ailleurs évident de voir dans ce roman un témoignage autobiographique explicite qui rend plus clairs les rapports des expériences vécues et de l’écriture : « Je suis né à Saïgon, l’année de l’assassinat de Kennedy […] Dans ces années-là, des brigades du FNL, le Front national pour la libération du Vietnam, construisaient la piste Hô-Chi-Minh. » Ou plus loin, ce passage « témoigne » de l’enfance du sujet : « De la journée du 30 avril 1975, celle de la victoire communiste, je n’ai que quelques réminiscences : le ballet d’hélicoptères au-dessus de l’ambassade des États-Unis, où des milliers de candidats à l’émigration essayaient de se sauver par tous les moyens. D’autres, en pleine panique, se hissaient à bord des navires américains croisant au large. Des combats qui faisaient rage autour de Saïgon, le seul signe dans mon quartier était le lointain grondement des canonnades. »
Parfois ce témoignage autobiographique est déguisé dans des déterminations de stratégies discursives. Il s’agit d’un « souci de soi » qui apparait dans le texte comme une forme d’interprétation de sens existentiel : « Le Vietnam faisait un retour en force. Ce qui avait été relégué à l’arrière-plan resurgissait ». Ce « retour » est certainement transcendé en écriture, de sorte que Linda Lê déclare : « Je sacrifiais tout à la littérature, je la sacralisais […] jusqu’au bout je cheminerais en solitaire, les regrets me feraient escorte, ou peut-être simplement le déplaisir qu’il y aurait à se décatir sans voir réunie autour de soi la maisonnée. »