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Libéralisme carcéral

Numéro 4 - 2016 par Anathème

juillet 2016

Depuis un mois et demi dure la grève des agents péni­ten­tiaires. Depuis, les déte­nus n’ont que très épi­so­di­que­ment accès aux douches et à du linge propre. Depuis, ils sont pri­vés de visites et des rares acti­vi­tés orga­ni­sées en pri­son. Voi­là un mois et demi que de belles âmes s’en offusquent, qu’il s’agisse de stig­ma­ti­ser les syndicalistes […]

Depuis un mois et demi dure la grève des agents péni­ten­tiaires. Depuis, les déte­nus n’ont que très épi­so­di­que­ment accès aux douches et à du linge propre. Depuis, ils sont pri­vés de visites et des rares acti­vi­tés orga­ni­sées en prison.

Voi­là un mois et demi que de belles âmes s’en offusquent, qu’il s’agisse de stig­ma­ti­ser les syn­di­ca­listes qui aban­donnent des mil­liers de per­sonnes à un sort inhu­main ou, au contraire, de rap­pe­ler que l’horreur actuelle n’est qu’une faible aggra­va­tion d’une scan­da­leuse situa­tion quo­ti­dienne dont l’horreur ne nous gène ordi­nai­re­ment pas.

Si je n’attendais rien d’autre que cette vaine indi­gna­tion de la part des gau­chistes bien-pensants-droit-de‑l’hommistes, je suis plus éton­né de voir des gens de droite leur emboi­ter le pas alors même que les syn­di­cats, nids de mar­xistes révo­lu­tion­naires, emboitent le pas au gou­ver­ne­ment dans sa poli­tique libé­rale. Que pou­vions-nous rêver de mieux ?

N’est-ce en effet pas là un libé­ra­lisme de bon aloi que celui qui consiste à ces­ser de s’occuper d’autrui, à refu­ser de faire som­brer les pri­son­niers dans un triste et cou­teux assis­ta­nat, à pro­cla­mer qu’il est temps qu’ils trouvent en eux-mêmes les res­sources néces­saires pour se pro­cu­rer douches et latrines, linge et nour­ri­ture en suf­fi­sance, contacts sociaux et soins ? Cette grève n’est-elle pas un for­mi­dable test gran­deur nature du « moins d’État » que nous récla­mons depuis des années ? Que l’on cesse d’infantiliser les déte­nus, de les réduire à un état de dépen­dance, de nier leurs capa­ci­tés d’initiative, d’entrepreneuriat, de débrouillar­dise, c’est pré­ci­sé­ment ce que la droite demande depuis des lustres !

Cer­tains pré­ten­dront que cela n’a rien à voir avec le libé­ra­lisme, que les déte­nus, puisque pri­vés de liber­té, n’ont pas la dis­po­si­tion des ver­tus indi­vi­duelles qui, dans une socié­té libé­rale, devraient leur per­mettre de tirer leur épingle du jeu et de répondre de leur sort. Fou­taises ! Piètres excuses que voilà.

Tout d’abord, si ces gens sont en pri­son, c’est entiè­re­ment de leur faute. S’ils n’avaient pas com­mis d’infractions, ils vivraient comme nous, au bord d’une pis­cine, un verre de caï­pi­rin­ha à la main, entou­rés d’accortes jeunes femmes. À eux d’assumer les consé­quences de leurs erreurs ! Il ne man­que­rait plus que nous payions pour leurs errements.

Ensuite, il faut recon­naitre que leur situa­tion n’est guère dif­fé­rente de celle des autres cohortes d’assistés et de poids morts de notre socié­té. Chô­meurs non qua­li­fiés, han­di­ca­pés, malades de longue durée, femmes sou­tiens de famille, alloch­tones de toutes cou­leurs, tous pleurent, tous sont pris en pitié par les gau­chistes bêlants. Ils seraient, eux aus­si, enfer­més dans leurs déter­mi­nants sociaux, dans des situa­tions inex­tri­cables qu’ils sont condam­nés à subir, sans rémis­sion. Bas­ta ! Nous n’avons que trop enten­du l’argument déres­pon­sa­bi­li­sant de l’enfermement. Dans nos socié­tés libres, qui veut peut. Ce serait du reste leur rendre un bien mau­vais ser­vice que de les aider. Rien ne sti­mule davan­tage l’initiative indi­vi­duelle que la pers­pec­tive de mou­rir de faim. Peut-on me dire pour­quoi les déte­nus devraient être les pri­vi­lé­giés de notre sti­mu­lant sys­tème de com­pé­ti­tion individuelle ?

N’oublions pas, en outre, que les gré­vistes ne sont pas payés et que, de la sorte, ils contri­buent à de pré­cieuses éco­no­mies dans la fonc­tion publique, les­quelles aide­ront à payer les socié­tés pri­vées aux­quelles nous recou­rons tou­jours plus pour sur­veiller la popu­la­tion et que nous acquit­tons chaque jour davan­tage de l’obligation de payer des impôts. Ce n’est pas la moindre des ver­tus de la situa­tion actuelle.

Du reste, il faut le recon­naitre, l’abandon des déte­nus à leur sort n’émeut que de rares grandes consciences auto­pro­cla­mées qui s’imaginent juges des fautes de l’humanité. Dans l’ensemble, la situa­tion convient par­fai­te­ment à une majo­ri­té de la popu­la­tion. Dans la démo­cra­tie qui est la nôtre, serait-il légi­time de nous pré­oc­cu­per d’êtres humains contre le désir de la nation ? Non, mille fois non ! Res­pec­tons la volon­té popu­laire d’écraser une par­tie de lui-même.

Il faut donc prendre cette grève pour ce qu’elle est : une for­mi­dable occa­sion de démon­trer la fécon­di­té des thèses libé­rales, celles que nous ten­tons de mettre en œuvre dans tous les sec­teurs de la socié­té, de l’emploi à l’enseignement, des soins de san­té à la famille, de la jus­tice à l’aide sociale. C’est une chance ines­ti­mable, espé­rons que les gré­vistes ne fai­blissent pas !

Du reste, l’essentiel n’est-il pas que cela n’affecte en rien la retrans­mis­sion des matchs de l’Euro 2016 ?

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.