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Les vieux habits du président Poutine

Numéro 11/12 novembre/décembre 2014 - Russie Ukraine par Bernard De Backer

novembre 2014

[/« L’Ukraine, c’est la “Nou­velle Rus­sie”, c’est-à-dire Khar­kov, Lou­gansk, Donetsk, Kher­son, Niko­laev, Odes­sa. Ces régions ne fai­saient pas par­tie de l’Ukraine à l’époque des tsars, elles furent don­nées à Kiev par le gou­ver­ne­ment sovié­tique dans les années 1920. Pour­quoi l’ont-ils fait ? Dieu seul le sait. » Vla­di­mir Pou­tine, décla­ra­tion à la télé­vi­sion russe, 17  avril 2014/] Dans l’actualité hale­tante, tor­tueuse et mortifère […]

[/« L’Ukraine, c’est la “Nou­velle Rus­sie”, c’est-à-dire Khar­kov, Lou­gansk, Donetsk, Kher­son, Niko­laev, Odes­sa. Ces régions ne fai­saient pas par­tie de l’Ukraine à l’époque des tsars, elles furent don­nées à Kiev par le gou­ver­ne­ment sovié­tique dans les années 1920.
Pour­quoi l’ont-ils fait ? Dieu seul le sait. »
Vla­di­mir Pou­tine, décla­ra­tion à la télé­vi­sion russe, 17  avril 2014/]

Dans l’actualité hale­tante, tor­tueuse et mor­ti­fère qui nous par­vient d’Ukraine depuis l’automne 2013, il est une expres­sion qui monte en puis­sance dans la bouche du pré­sident russe et de son pou­voir : la Nou­velle Rus­sie (Novo­ros­siya). Une com­mande d’État a même été faite auprès d’historiens russes pour en écrire l’histoire offi­cielle. Ce nom désigne un espace géo­gra­phique aux contours variables, mais situé dans la par­tie méri­dio­nale et orien­tale de l’Ukraine, pays pour­tant sou­ve­rain avec des fron­tières recon­nues, dont la Fédé­ra­tion de Rus­sie, membre per­ma­nent du Conseil de sécu­ri­té de l’ONU, s’était por­tée garante en 1994. C’est un peu comme si Paris, après avoir garan­ti l’inviolabilité du ter­ri­toire belge, qua­li­fiait la moi­tié du pays de « Nou­velle France », mas­sait ses troupes à la fron­tière et disait à qui vou­lait l’entendre que la Bel­gique est un pays arti­fi­ciel, inté­gré naguère à l’Empire sous Napo­léon, domi­né aujourd’hui par le mou­ve­ment fas­ciste fla­mand de Bart De Wever. De nom­breux fran­co­phones de Mons et de Char­le­roi, ne cap­tant que les médias pari­siens, auraient pris les devants avec l’aide de sol­dats fran­çais dégrif­fés, en pro­cla­mant une « Répu­blique du Hai­naut orien­tal ». La com­pa­rai­son s’arrête là. Bruxelles n’est pas sup­po­sée être « la Mère des villes franques » et le « Grand Prince des Francs » n’y reçut pas le bap­tême dans la Senne en 988.

Rap­pe­lons que le 5 décembre 1994 à Buda­pest, dans le contexte de l’adhésion de l’Ukraine au Trai­té sur la non-pro­li­fé­ra­tion des armes nucléaires, la Rus­sie, les États-Unis et la Grande-Bre­tagne signèrent dif­fé­rents pro­to­coles qui garan­tissent l’intégrité du pays. Ils s’engageaient à « res­pec­ter l’indépendance, la sou­ve­rai­ne­té et les fron­tières exis­tantes de l’Ukraine ». Le deuxième article sti­pu­lait : « La Fédé­ra­tion de Rus­sie, le Royaume-Uni et les États-Unis réaf­firment leur obli­ga­tion de s’abstenir de la menace ou de l’emploi de la force contre l’intégrité ter­ri­to­riale ou l’indépendance de l’Ukraine, et qu’aucune de leurs armes ne sera jamais uti­li­sée contre l’Ukraine, sauf en cas de légi­time défense ou en confor­mi­té avec la charte des Nations unies. » Le « rapa­trie­ment » dans la Fédé­ra­tion de Rus­sie des ogives nucléaires sto­ckées sur le sol ukrai­nien s’était donc effec­tué en échange d’une garan­tie de l’inviolabilité des fron­tières du nou­vel État, né du démem­bre­ment de l’URSS.

Sou­li­gnons en outre que la Répu­blique socia­liste sovié­tique (RSS) d’Ukraine avait le droit de séces­sion, dans ses fron­tières actuelles (Cri­mée incluse), selon l’article 72 de la Consti­tu­tion de 19771. La RSS d’Ukraine fut un des membres fon­da­teurs de l’Organisation des Nations unies en 1945. Elle avait un siège à l’assemblée géné­rale de l’ONU à l’instar de la RSFS de Rus­sie et de la RSS de Bié­lo­rus­sie. Si ce droit de séces­sion n’était que « sur le papier », c’est néan­moins sur la base de cette Consti­tu­tion que l’Ukraine gagna son indé­pen­dance en 1991. Invo­quer son carac­tère pure­ment for­mel n’est pas un motif pour la balayer, pas plus que ne le serait la rati­fi­ca­tion de la Conven­tion inter­na­tio­nale des droits de l’homme par cer­tains États, sous pré­texte qu’ils ne la res­pectent pas. Si, comme l’écrivait Simon Leys au sujet de la Consti­tu­tion chi­noise de 1954, « l’adoption d’une Consti­tu­tion est un hom­mage que le tota­li­ta­risme rend pério­di­que­ment à la démo­cra­tie », il ajou­tait : « Il serait trop facile d’ironiser au sujet de ce docu­ment en fai­sant obser­ver que pra­ti­que­ment aucun de ses articles ne fut jamais res­pec­té […] il ne faut pas oublier que cette Consti­tu­tion avait au moins un mérite […] et c’était celui d’exister » (sou­li­gné par Leys). Dans le cas de l’URSS, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale recon­nut en effet les quinze États indé­pen­dants sur la base des contours qui étaient ceux des Répu­bliques de l’«Union », défi­nis dans Consti­tu­tion de 1977.

Tout ceci n’empêche en tout cas pas le pré­sident russe d’affirmer — avec bien d’autres, ici ou là-bas, main­te­nant ou naguère2 — que l’Ukraine n’a pas de véri­table exis­tence, que les peuples ukrai­niens et russes, après avoir été « frères », sont en fait « un seul et même peuple ». Outre le Mémo­ran­dum de Buda­pest, la Consti­tu­tion sovié­tique est donc éga­le­ment balayée, même si le même homme fort du Krem­lin affir­mait, en 2005, que l’effondrement de l’Union sovié­tique repré­sen­tait pour lui un « désastre géo­po­li­tique majeur du siècle der­nier ». À vrai dire, comme l’ont noté des obser­va­teurs atten­tifs3, le dis­cours de Vla­di­mir Pou­tine n’a pas ces­sé de se dur­cir depuis quelques mois et ses réfé­rences his­to­riques ne sont pas tant celles de l’URSS que celles du tsa­risme impé­rial (voire du Troi­sième Reich, affirment ceux qui com­parent la Cri­mée ou le Don­bass aux Sudètes), dans le contexte du sta­tut de « troi­sième Rome » qu’ambitionnait l’empire des Roma­nov (dont la ver­sion contem­po­raine est le néo-eur­asisme ou « qua­trième théo­rie poli­tique » défen­due par Alexandre Dou­guine, idéo­logue et géo­po­li­ti­cien en vogue au Krem­lin). C’est donc une très vieille his­toire qui est en train de se rejouer, et qui­conque connait un peu celle de la Rus­sie a le sen­ti­ment du retour d’un mou­ve­ment pen­du­laire et familier.

C’est en effet dans le cadre de sa volon­té d’expansion vers les « mers chaudes », de sa lutte plu­ri-cen­te­naire contre l’Empire otto­man et son vas­sal, le kha­nat de Cri­mée, que l’empire russe sous le règne de Cathe­rine II s’empara du sud de l’Ukraine actuelle au XVIIIe siècle en lui don­nant le nom de « Nou­velle Rus­sie ». L’objectif ultime, déjà pour­sui­vi par Pierre le Grand, était de ravir Istan­bul aux Turcs et d’y res­tau­rer la « reli­gion grecque » de Constan­ti­nople (Tsa­ri­grad pour les Slaves), ce qui explique le nom « grec » de nom­breuses villes de ces ter­ri­toires conquis (Odes­sa, Kher­son, Sim­fe­ro­pol, Sébas­to­pol, Théo­do­sia…). La Nou­velle Rus­sie fut aug­men­tée de la Bes­sa­ra­bie (d’où le nom de Tiras­pol, aujourd’hui capi­tale de la Trans­nis­trie) et de la région de Ros­tov, et ces ter­ri­toires devinrent des colo­nies de peu­ple­ment où affluèrent diverses popu­la­tions de l’empire.

Il s’agissait donc d’un pro­jet de conquête impé­riale, assor­tie d’une colo­ni­sa­tion de conti­nui­té ter­ri­to­riale (Grenz­ko­lo­ni­sa­tion)4, sem­blable à celle des Alle­mands vers les Pays baltes et l’espace slave à l’ouest de l’Oural. Un vieux tro­pisme nous fait asso­cier « colo­nie » et ter­ri­toire d’outre-mer, alors que la notion de colo­ni­sa­tion n’implique pas néces­sai­re­ment une césure mari­time (mais bien poli­tique et eth­nique) entre la métro­pole et les ter­ri­toires conquis, à des fins d’expansion et d’exploitation. Par­mi d’autres — notam­ment la conquête de l’Ouest par les États-Unis ou celle du Tibet et du Tur­kes­tan par la Chine — le « Gene­ral Plan Ost » d’Alfred Rosen­berg consi­dé­rait poten­tiel­le­ment les ter­ri­toires situés au-delà de la fron­tière orien­tale du Troi­sième Reich comme une colo­nie de peu­ple­ment (Sied­lung­sko­lo­nien), afin de rem­pla­cer les popu­la­tions locales, per­çues comme hos­tiles, par des popu­la­tions ger­ma­niques. C’est d’ailleurs ce qu’avait fait Sta­line — de manière moins pla­ni­fiée et meur­trière que ne l’ambitionnaient Rosen­berg et Hit­ler — en Ukraine orien­tale, dans la fou­lée de la rus­si­fi­ca­tion de l’URSS après 1930. Les vic­times ukrai­niennes de la famine de 1932 – 1933 et de la Seconde Guerre mon­diale (entre onze et qua­torze mil­lions de per­sonnes) ont en effet été en par­tie rem­pla­cées par des popu­la­tions russes, accrois­sant leur pro­por­tion dans les régions orien­tales de l’Ukraine5.

Bien évi­dem­ment, si l’Ukraine orien­tale et méri­dio­nale rede­vient une « Nou­velle Rus­sie », la par­tie occi­den­tale et sep­ten­trio­nale demeure, comme cha­cun sait, l’«Ancienne Rus­sie » dont le ber­ceau mil­lé­naire serait la Rus’ de Kiev. L’affaire serait donc bou­clée pour la fan­to­ma­tique Ukraine6, sauf la Trans­car­pa­tie située à l’ouest des Car­pates, qui avait été annexée par la Hon­grie en 1939. Les natio­na­listes hon­grois du Job­bik, alliés géo­po­li­tiques et idéo­lo­giques de Vla­di­mir Pou­tine, la réclament déjà. Ils veulent détri­co­ter le trai­té de Tri­anon (1920), consé­cu­tif à la chute des empires cen­traux, alors que le pré­sident russe lorgne vers celui des Roma­nov. Mais ses vieux habits ne sont pas que géo­po­li­tiques, ils consti­tuent éga­le­ment un tar­tan iden­ti­taire et idéo­lo­gique d’une cer­taine tex­ture, impré­gné notam­ment par la « qua­trième théo­rie poli­tique » d’Alexandre Dou­guine, qui se veut une alter­na­tive radi­cale à la moder­ni­té démo­cra­tique occi­den­tale. La Revue nou­velle revien­dra pro­chai­ne­ment sur ce sujet.

  1. « Article 72. Chaque répu­blique de l’Union a le droit de quit­ter libre­ment l’URSS. »
  2. Comme le Russe Ivan Bou­nine, prix Nobel de lit­té­ra­ture en 1933, dans La vie d’Arséniev : « Je n’imagine pas de pays plus beau que la Petite-Rus­sie [l’Ukraine]. Ce qui me plait sur­tout, c’est de savoir qu’elle n’a plus d’histoire, son aven­ture his­to­rique est ache­vée depuis long­temps et pour tou­jours. » Cette cita­tion ouvre de manière signi­fi­ca­tive le pre­mier livre en néer­lan­dais consa­cré à l’histoire de l’Ukraine (vingt-trois ans après l’indépendance), Grens­land, de l’historien Marc Jan­sen, chez Van Oor­schot, 2014. Comme l’écrit Giu­seppe Per­ri dans « Euro­maï­dan, quel prix pour l’indépendance de l’Ukraine ? » (La Revue nou­velle, sep­tembre-octo­bre2014), il « per­siste une dif­fi­cul­té majeure à recon­naitre à l’Ukraine une place sur la carte men­tale de l’Europe ».
  3. M. Tual et D. Papin, « Com­ment le dis­cours de Pou­tine sur l’Ukraine s’est radi­ca­li­sé », Le Monde, 3 sep­tembre 2014.
  4. Les his­to­riens alle­mands dis­tinguent notam­ment la Über­see­ko­lo­ni­sa­tion (colo­ni­sa­tion d’outre-mer) de la Grenz­kolonisation (colo­ni­sa­tion de fron­tière). Voir à ce sujet Jür­gen Oste­rham­mel : Kolo­nia­lis­mus. Ges­chichte, For­men, Fol­gen, C.H. Beck, 1995 (et éga­le­ment sa typo­lo­gie dans Colo­nia­lism : A Theo­re­ti­cal Over­view, Prin­ce­ton 2005). Les colo­nies euro­péennes d’outre-mer sont une « Nou­velle-Europe ». Il suf­fit de pen­ser aux « Nou­velle-France », « Nou­velle-Espagne », « Nouvelle-Angleterre ».
  5. Voir notam­ment Timo­thy Sny­der, Terres de sang, Gal­li­mard 2012, et Nico­las Werth, La grande famine en Ukraine 1932 – 1933. Le plus grand crime de masse du sta­li­nisme, De vive voix, 2010. Pour la période après la guerre et la ques­tion colo­niale, voir l’article cité plus haut de Giu­seppe Per­ri, La Revue nou­velle, sep­tembre-octobre 2014.
  6. Ce pro­jet était pré­ci­sé­ment celui de Cathe­rine II, comme le décrit Michel Hel­ler dans sa volu­mi­neuse His­toire de la Rus­sie et de son Empire (Flam­ma­rion, 1999) en évo­quant les deux grandes ques­tions en sus­pens dans le domaine de la poli­tique étran­gère russe au début du règne de l’impératrice : « L’une concerne la néces­si­té de pro­lon­ger la fron­tière de la Rus­sie jusqu’à la mer noire, l’autre le rat­ta­che­ment de la Rus’ occi­den­tale. »

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur