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Les vieux habits du président Poutine
[/« L’Ukraine, c’est la “Nouvelle Russie”, c’est-à-dire Kharkov, Lougansk, Donetsk, Kherson, Nikolaev, Odessa. Ces régions ne faisaient pas partie de l’Ukraine à l’époque des tsars, elles furent données à Kiev par le gouvernement soviétique dans les années 1920. Pourquoi l’ont-ils fait ? Dieu seul le sait. » Vladimir Poutine, déclaration à la télévision russe, 17 avril 2014/] Dans l’actualité haletante, tortueuse et mortifère […]
[/« L’Ukraine, c’est la “Nouvelle Russie”, c’est-à-dire Kharkov, Lougansk, Donetsk, Kherson, Nikolaev, Odessa. Ces régions ne faisaient pas partie de l’Ukraine à l’époque des tsars, elles furent données à Kiev par le gouvernement soviétique dans les années 1920.
Pourquoi l’ont-ils fait ? Dieu seul le sait. »
Vladimir Poutine, déclaration à la télévision russe, 17 avril 2014/]
Dans l’actualité haletante, tortueuse et mortifère qui nous parvient d’Ukraine depuis l’automne 2013, il est une expression qui monte en puissance dans la bouche du président russe et de son pouvoir : la Nouvelle Russie (Novorossiya). Une commande d’État a même été faite auprès d’historiens russes pour en écrire l’histoire officielle. Ce nom désigne un espace géographique aux contours variables, mais situé dans la partie méridionale et orientale de l’Ukraine, pays pourtant souverain avec des frontières reconnues, dont la Fédération de Russie, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, s’était portée garante en 1994. C’est un peu comme si Paris, après avoir garanti l’inviolabilité du territoire belge, qualifiait la moitié du pays de « Nouvelle France », massait ses troupes à la frontière et disait à qui voulait l’entendre que la Belgique est un pays artificiel, intégré naguère à l’Empire sous Napoléon, dominé aujourd’hui par le mouvement fasciste flamand de Bart De Wever. De nombreux francophones de Mons et de Charleroi, ne captant que les médias parisiens, auraient pris les devants avec l’aide de soldats français dégriffés, en proclamant une « République du Hainaut oriental ». La comparaison s’arrête là. Bruxelles n’est pas supposée être « la Mère des villes franques » et le « Grand Prince des Francs » n’y reçut pas le baptême dans la Senne en 988.
Rappelons que le 5 décembre 1994 à Budapest, dans le contexte de l’adhésion de l’Ukraine au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, la Russie, les États-Unis et la Grande-Bretagne signèrent différents protocoles qui garantissent l’intégrité du pays. Ils s’engageaient à « respecter l’indépendance, la souveraineté et les frontières existantes de l’Ukraine ». Le deuxième article stipulait : « La Fédération de Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis réaffirment leur obligation de s’abstenir de la menace ou de l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance de l’Ukraine, et qu’aucune de leurs armes ne sera jamais utilisée contre l’Ukraine, sauf en cas de légitime défense ou en conformité avec la charte des Nations unies. » Le « rapatriement » dans la Fédération de Russie des ogives nucléaires stockées sur le sol ukrainien s’était donc effectué en échange d’une garantie de l’inviolabilité des frontières du nouvel État, né du démembrement de l’URSS.
Soulignons en outre que la République socialiste soviétique (RSS) d’Ukraine avait le droit de sécession, dans ses frontières actuelles (Crimée incluse), selon l’article 72 de la Constitution de 19771. La RSS d’Ukraine fut un des membres fondateurs de l’Organisation des Nations unies en 1945. Elle avait un siège à l’assemblée générale de l’ONU à l’instar de la RSFS de Russie et de la RSS de Biélorussie. Si ce droit de sécession n’était que « sur le papier », c’est néanmoins sur la base de cette Constitution que l’Ukraine gagna son indépendance en 1991. Invoquer son caractère purement formel n’est pas un motif pour la balayer, pas plus que ne le serait la ratification de la Convention internationale des droits de l’homme par certains États, sous prétexte qu’ils ne la respectent pas. Si, comme l’écrivait Simon Leys au sujet de la Constitution chinoise de 1954, « l’adoption d’une Constitution est un hommage que le totalitarisme rend périodiquement à la démocratie », il ajoutait : « Il serait trop facile d’ironiser au sujet de ce document en faisant observer que pratiquement aucun de ses articles ne fut jamais respecté […] il ne faut pas oublier que cette Constitution avait au moins un mérite […] et c’était celui d’exister » (souligné par Leys). Dans le cas de l’URSS, la communauté internationale reconnut en effet les quinze États indépendants sur la base des contours qui étaient ceux des Républiques de l’«Union », définis dans Constitution de 1977.
Tout ceci n’empêche en tout cas pas le président russe d’affirmer — avec bien d’autres, ici ou là-bas, maintenant ou naguère2 — que l’Ukraine n’a pas de véritable existence, que les peuples ukrainiens et russes, après avoir été « frères », sont en fait « un seul et même peuple ». Outre le Mémorandum de Budapest, la Constitution soviétique est donc également balayée, même si le même homme fort du Kremlin affirmait, en 2005, que l’effondrement de l’Union soviétique représentait pour lui un « désastre géopolitique majeur du siècle dernier ». À vrai dire, comme l’ont noté des observateurs attentifs3, le discours de Vladimir Poutine n’a pas cessé de se durcir depuis quelques mois et ses références historiques ne sont pas tant celles de l’URSS que celles du tsarisme impérial (voire du Troisième Reich, affirment ceux qui comparent la Crimée ou le Donbass aux Sudètes), dans le contexte du statut de « troisième Rome » qu’ambitionnait l’empire des Romanov (dont la version contemporaine est le néo-eurasisme ou « quatrième théorie politique » défendue par Alexandre Douguine, idéologue et géopoliticien en vogue au Kremlin). C’est donc une très vieille histoire qui est en train de se rejouer, et quiconque connait un peu celle de la Russie a le sentiment du retour d’un mouvement pendulaire et familier.
C’est en effet dans le cadre de sa volonté d’expansion vers les « mers chaudes », de sa lutte pluri-centenaire contre l’Empire ottoman et son vassal, le khanat de Crimée, que l’empire russe sous le règne de Catherine II s’empara du sud de l’Ukraine actuelle au XVIIIe siècle en lui donnant le nom de « Nouvelle Russie ». L’objectif ultime, déjà poursuivi par Pierre le Grand, était de ravir Istanbul aux Turcs et d’y restaurer la « religion grecque » de Constantinople (Tsarigrad pour les Slaves), ce qui explique le nom « grec » de nombreuses villes de ces territoires conquis (Odessa, Kherson, Simferopol, Sébastopol, Théodosia…). La Nouvelle Russie fut augmentée de la Bessarabie (d’où le nom de Tiraspol, aujourd’hui capitale de la Transnistrie) et de la région de Rostov, et ces territoires devinrent des colonies de peuplement où affluèrent diverses populations de l’empire.
Il s’agissait donc d’un projet de conquête impériale, assortie d’une colonisation de continuité territoriale (Grenzkolonisation)4, semblable à celle des Allemands vers les Pays baltes et l’espace slave à l’ouest de l’Oural. Un vieux tropisme nous fait associer « colonie » et territoire d’outre-mer, alors que la notion de colonisation n’implique pas nécessairement une césure maritime (mais bien politique et ethnique) entre la métropole et les territoires conquis, à des fins d’expansion et d’exploitation. Parmi d’autres — notamment la conquête de l’Ouest par les États-Unis ou celle du Tibet et du Turkestan par la Chine — le « General Plan Ost » d’Alfred Rosenberg considérait potentiellement les territoires situés au-delà de la frontière orientale du Troisième Reich comme une colonie de peuplement (Siedlungskolonien), afin de remplacer les populations locales, perçues comme hostiles, par des populations germaniques. C’est d’ailleurs ce qu’avait fait Staline — de manière moins planifiée et meurtrière que ne l’ambitionnaient Rosenberg et Hitler — en Ukraine orientale, dans la foulée de la russification de l’URSS après 1930. Les victimes ukrainiennes de la famine de 1932 – 1933 et de la Seconde Guerre mondiale (entre onze et quatorze millions de personnes) ont en effet été en partie remplacées par des populations russes, accroissant leur proportion dans les régions orientales de l’Ukraine5.
Bien évidemment, si l’Ukraine orientale et méridionale redevient une « Nouvelle Russie », la partie occidentale et septentrionale demeure, comme chacun sait, l’«Ancienne Russie » dont le berceau millénaire serait la Rus’ de Kiev. L’affaire serait donc bouclée pour la fantomatique Ukraine6, sauf la Transcarpatie située à l’ouest des Carpates, qui avait été annexée par la Hongrie en 1939. Les nationalistes hongrois du Jobbik, alliés géopolitiques et idéologiques de Vladimir Poutine, la réclament déjà. Ils veulent détricoter le traité de Trianon (1920), consécutif à la chute des empires centraux, alors que le président russe lorgne vers celui des Romanov. Mais ses vieux habits ne sont pas que géopolitiques, ils constituent également un tartan identitaire et idéologique d’une certaine texture, imprégné notamment par la « quatrième théorie politique » d’Alexandre Douguine, qui se veut une alternative radicale à la modernité démocratique occidentale. La Revue nouvelle reviendra prochainement sur ce sujet.
- « Article 72. Chaque république de l’Union a le droit de quitter librement l’URSS. »
- Comme le Russe Ivan Bounine, prix Nobel de littérature en 1933, dans La vie d’Arséniev : « Je n’imagine pas de pays plus beau que la Petite-Russie [l’Ukraine]. Ce qui me plait surtout, c’est de savoir qu’elle n’a plus d’histoire, son aventure historique est achevée depuis longtemps et pour toujours. » Cette citation ouvre de manière significative le premier livre en néerlandais consacré à l’histoire de l’Ukraine (vingt-trois ans après l’indépendance), Grensland, de l’historien Marc Jansen, chez Van Oorschot, 2014. Comme l’écrit Giuseppe Perri dans « Euromaïdan, quel prix pour l’indépendance de l’Ukraine ? » (La Revue nouvelle, septembre-octobre2014), il « persiste une difficulté majeure à reconnaitre à l’Ukraine une place sur la carte mentale de l’Europe ».
- M. Tual et D. Papin, « Comment le discours de Poutine sur l’Ukraine s’est radicalisé », Le Monde, 3 septembre 2014.
- Les historiens allemands distinguent notamment la Überseekolonisation (colonisation d’outre-mer) de la Grenzkolonisation (colonisation de frontière). Voir à ce sujet Jürgen Osterhammel : Kolonialismus. Geschichte, Formen, Folgen, C.H. Beck, 1995 (et également sa typologie dans Colonialism : A Theoretical Overview, Princeton 2005). Les colonies européennes d’outre-mer sont une « Nouvelle-Europe ». Il suffit de penser aux « Nouvelle-France », « Nouvelle-Espagne », « Nouvelle-Angleterre ».
- Voir notamment Timothy Snyder, Terres de sang, Gallimard 2012, et Nicolas Werth, La grande famine en Ukraine 1932 – 1933. Le plus grand crime de masse du stalinisme, De vive voix, 2010. Pour la période après la guerre et la question coloniale, voir l’article cité plus haut de Giuseppe Perri, La Revue nouvelle, septembre-octobre 2014.
- Ce projet était précisément celui de Catherine II, comme le décrit Michel Heller dans sa volumineuse Histoire de la Russie et de son Empire (Flammarion, 1999) en évoquant les deux grandes questions en suspens dans le domaine de la politique étrangère russe au début du règne de l’impératrice : « L’une concerne la nécessité de prolonger la frontière de la Russie jusqu’à la mer noire, l’autre le rattachement de la Rus’ occidentale. »