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Les sociétés et l’impossible. Les limites imaginaires de la réalité, de Danilo Martuccelli

Numéro 11/12 novembre/décembre 2014 - sciences sociales par Francq Bernard

novembre 2014

Les socié­tés et l’impossible… Étrange titre pour un livre dont l’objet est de rendre pos­sible la com­pré­hen­sion du monde actuel. C’est bien le défi que se donne l’auteur : nous ame­ner à repen­ser le rap­port entre l’action et la réa­li­té, et ce que ce rap­port ren­ferme de spé­ci­fi­ci­tés ana­ly­tiques avec à l’avant-plan une ques­tion qui nous occupe tous : […]

Les socié­tés et l’impossible1… Étrange titre pour un livre dont l’objet est de rendre pos­sible la com­pré­hen­sion du monde actuel. C’est bien le défi que se donne l’auteur : nous ame­ner à repen­ser le rap­port entre l’action et la réa­li­té, et ce que ce rap­port ren­ferme de spé­ci­fi­ci­tés ana­ly­tiques avec à l’avant-plan une ques­tion qui nous occupe tous : pour­quoi l’économie occupe-t-elle une telle place — toute la place ? — dans notre repré­sen­ta­tion du monde et l’imaginaire que nous en avons ?

La figure de Don Qui­chotte illustre à sou­hait ce pro­jet dans la mesure où elle est la forme roma­nesque du rap­port entre action et réa­li­té autour de trois cer­ti­tudes qui s’enchainent : l’action est un pari ouvert sur le monde ; cette ouver­ture implique comme struc­ture de base de l’action une concep­tion élas­tique, contin­gente de la réa­li­té ; dès lors, la réa­li­té, c’est l’univers élas­tique du pos­sible et de l’impossible. Alors qu’aujourd’hui nous sommes fas­ci­nés par la ques­tion de la réa­li­té, que celle-ci est deve­nue un « tri­bu­nal sans appel pos­sible », il s’agit d’amener le lec­teur à s’interroger sur les limites, sur le pos­sible et l’impossible des socié­tés actuelles. En menant une enquête his­to­rique sur les grands idéaux-types des manières dont le rap­port action-réa­li­té s’est déve­lop­pé… Soit com­prendre com­ment la rela­tion entre l’action et la réa­li­té a été pro­blé­ma­ti­sée dans le reli­gieux, le poli­tique, l’économique et l’écologique. Il s’agit là de mettre en évi­dence la fonc­tion hégé­mo­nique de cha­cun des aspects de cette rela­tion en se deman­dant com­ment les fron­tières entre le pos­sible et l’impossible ont été tra­cées. Dit autre­ment, alors que Des­cartes nous pro­po­sait de pen­ser le « rap­port au monde à par­tir de la quête d’un fon­de­ment cog­ni­tif et par le biais de repré­sen­ta­tions vraies », Cer­van­tés avec Qui­chotte nous convie à explo­rer le « rap­port au monde à par­tir du pari de l’action ». Pour mener à bien ce pro­jet ana­ly­tique, il faut se don­ner les outils néces­saires à la construc­tion d’un mode de lec­ture cen­tré sur les pro­blèmes par­ti­cu­liers liés à l’élasticité des rap­ports entre l’action et la réa­li­té. C’est ce qui consti­tue­ra la pre­mière par­tie du livre.

Empoignades avec la réalité

Si la réa­li­té est ce qui résiste, il y a deux grandes manières d’étudier cette résis­tance : l’une à par­tir de la repré­sen­ta­tion, de la pro­duc­tion ; l’autre à par­tir de l’action. Comme effet d’annonce, Mar­tuc­cel­li indique ce que ne sera pas sa démarche : « Ce ne seront ni les caté­go­ries inter­pré­ta­tives, ni la mise en forme ins­ti­tu­tion­nelle de la réa­li­té, ni les dif­fé­rents pro­ces­sus de sa pro­duc­tion qui retien­dront notre atten­tion » (p. 19). Quoi alors ? Défi­nir la réa­li­té comme un enjeu, comme un pari et un butoir parce que cela per­met, d’une part, de pen­ser l’expérience de l’action à tra­vers des ouver­tures et, d’autre part, de tenir compte de la limite, du butoir sur lequel elle vient s’affronter ou se fra­cas­ser. Le jeu entre limite et contrainte nous indique que le rap­port entre l’action et la réa­li­té est un rap­port mar­qué par la pos­si­bi­li­té d’agir autre­ment, d’une manière dif­fé­rente dans un monde social élas­tique certes, mais tou­jours ouvert à des pro­ces­sus dif­fé­rents d’action.

Bref, ame­ner à dépas­ser le réa­lisme et le déter­mi­nisme en cher­chant à répondre à la ques­tion socio­lo­gique cen­trale consis­tant à inter­ro­ger la réa­li­té dans le déploie­ment des actions sur un triple mode : inter­ro­ger la rela­tion entre le monde éprou­vé, le monde connu et le monde sup­po­sé. La réa­li­té est effec­ti­ve­ment en ce sens bien un pari et un enjeu où il s’agit de « com­prendre le ver­tige d’une vie sociale mal­léable dans laquelle il est tou­jours pos­sible d’agir autre­ment et où les indi­vi­dus ne cessent pour­tant de pos­tu­ler l’existence de limites indé­niables à leurs actions » (p. 30). Pour Mar­tuc­cel­li, cette pos­ture implique que la réa­li­té soit étu­diée de manière cumu­lée à par­tir de limites indé­pas­sables orga­ni­sées autour d’un domaine social par­ti­cu­lier. En l’occurrence, le reli­gieux, le poli­tique, l’économique et l’écologique. Ou encore Dieu, le Roi, l’Argent et la Nature, cha­cun de ces domaines ayant struc­tu­ré à une période don­née la limite ultime de la réalité.

Pour mener à bien cette pro­po­si­tion ana­ly­tique, il faut encore se don­ner deux outils concep­tuels pour inter­ro­ger le conte­nu de ces domaines : quels chocs avec la réa­li­té les ont consti­tués ? quels régimes de réa­li­té ont-ils géné­rés pour répondre au pari de l’action entre ce qui est pos­sible et impossible ?

Les chocs avec la réa­li­té : le rap­port entre l’action et la réa­li­té génère des croyances qui sont mises à l’épreuve dans des chocs qui viennent régu­ler la limite que nous éprou­vons de la réa­li­té ; ces chocs ont ceci de par­ti­cu­lier qu’ils sont la croyance fon­da­trice de l’expérience de l’action, comme construc­tion ima­gi­naire qui a pour fonc­tion de tra­cer la démar­ca­tion entre ce qui est pos­sible et impos­sible, là où se trouve le sens de la réa­li­té. Dit autre­ment, les indi­vi­dus sont « pris » par le monde où ils orga­nisent leurs actions et leur rap­port à la réa­li­té ; ils doivent faire face cultu­rel­le­ment et sym­bo­li­que­ment à des heurts avec la réa­li­té autour des limites que le monde oppose à leurs pro­jets. Faire l’épreuve des bornes du monde à la fois « à par­tir et en dehors de toute expé­rience directe » (p. 53) pour cir­cu­ler entre pra­tique et ima­gi­naire, du « côté d’un ima­gi­naire construit à dis­tance de la stricte épreuve des faits ». Reste que ces chocs doivent se lire à par­tir d’une dimen­sion plus large comme celle de régime de réalité.

Les régimes de réa­li­té : c’est ce qui est consti­tué par un ima­gi­naire social his­to­rique, puisque l’articulation entre l’action et la réa­li­té « est indis­so­ciable d’éléments d’imagination » (p. 55), qui orga­nise le sens de la réa­li­té à tra­vers ce qui est consi­dé­ré comme pos­sible et impos­sible. La ques­tion alors est de com­prendre com­ment un col­lec­tif socié­tal ins­taure sa concep­tion des limites du monde et com­ment il trace des fron­tières pour assure la cohé­rence de sa concep­tion du monde entre ce qui est pos­sible et impossible.

C’est bien à par­tir de l’articulation entre les chocs et les régimes de réa­li­té qu’il s’agit d’étudier les limites de celle-ci à tra­vers quatre types idéaux qui per­mettent de rendre compte du tra­vail inces­sant que fait l’imaginaire sur notre concep­tion du monde : la reli­gion, le poli­tique, l’économie, l’écologie. Cha­cun de ces régimes arti­cule trois dimen­sions : « d’abord, l’appel incon­tes­table à ce qui est chaque fois pré­sen­té comme une expé­rience immé­diate et directe du monde » (p. 67) ; la peur y occupe une fonc­tion déci­sive puisque « pas de peur sans ima­gi­na­tion » (p. 79). Ensuite, la pro­duc­tion d’une matrice cultu­relle, poly­sé­mique, qui ins­ti­tue les fron­tières et les limites du pos­sible et de l’impossible. Ce sont bien des régimes de réa­li­té dont il s’agit. Enfin, les chocs avec la réa­li­té qui assurent la vigueur des cer­ti­tudes ima­gi­naires des régimes de réalité.

Quatre régimes de réalité

Pour assu­rer les inten­tions démons­tra­tives de Mar­tuc­cel­li, nous avons choi­si de pré­sen­ter les régimes à par­tir de trois élé­ments : la peur ; la matrice de la fron­tière entre pos­sible et impos­sible ; les chocs avec la réalité.

Le régime religieux de réalité

Le régime reli­gieux de réa­li­té (RRR) ren­voie à une expé­rience sociale par­ti­cu­lière que sont la peur face à l’univers et une repré­sen­ta­tion sym­bo­lique par­ti­cu­lière — celle des dieux. La matrice de la RRR est consti­tuée par des croyances en des enti­tés invi­sibles qui agissent sur un monde peu­plé d’esprits plus réels que d’autres phé­no­mènes. « Les preuves sen­sibles abondent pour qui veut — et tous le veulent — les voir : les mau­vais sorts, les châ­ti­ments divins, l’enfer, les miracles, bien enten­du, et la colère des dieux » (p. 82). C’est ce qui trace la fron­tière entre le pos­sible et l’impossible et les limites qui donnent au RRR sa cohé­rence : le sacré comme élé­ment de la struc­tu­ra­tion de la conscience humaine. Celui-ci peut se vivre selon deux modèles : celui d’un dieu unique ou celui de la diver­si­té des dieux. Ce sont ces deux modèles qui, pour Mar­tuc­cel­li, consti­tuent le carac­tère per­for­mant du RRR quant à la mise en intrigue des limites du monde, aucun autre régime ne par­ve­nant à une « vision omni-inter­pré­ta­tive des évè­ne­ments et des faits » (p. 89) puisque « la magie, la sor­cel­le­rie, les forces occultes, la volon­té des dieux peuvent tour à tour être mobi­li­sées comme de puis­sants prin­cipes nar­ra­tifs des évè­ne­ments » (p. 91).

Qu’en est-il du choc avec la réa­li­té dans ce régime ? Il prend la forme d’une trans­gres­sion de l’ordre du monde, comme atteinte aux choses ren­voyant à la cor­rup­tion, la pro­fa­na­tion, ce qui est impur, péché… Cette trans­gres­sion prend deux formes : la cor­rup­tion des choses à par­tir de la conta­gion funeste entre le sacré et le pro­fane, et la sanc­tion morale, à même de tra­cer la fron­tière du per­mis et de l’interdit. Ce choc avec la réa­li­té induit le fameux désen­chan­te­ment du monde dont Max Weber fut un des pre­miers à en mon­trer l’importance dans la trans­for­ma­tion du pro­ces­sus de civi­li­sa­tion. Mar­tuc­cel­li pré­fère par­ler en termes de des­sai­sis­se­ment fonc­tion­nel enten­dant par là le tra­vail de mise en cause de ce qui appa­rais­sait comme la limite de la réa­li­té du RRR et qui prend trois formes : une perte de confiance pro­gres­sive dans la lisi­bi­li­té de cer­taines évi­dences sen­sibles (« ce qui était tolé­ré, et connu par tout le monde, devient pro­blé­ma­tique », p. 100) ; la prise en charge de la réa­li­té par un autre domaine, en l’occurrence le poli­tique ; la trans­for­ma­tion de la limite en un pro­ces­sus d’illimitation où « les dieux qui pen­dant long­temps ont indis­so­cia­ble­ment consti­tué un récit inter­pré­ta­tif du monde et un frein à l’action et aux pas­sions humaines cèdent, s’évanouissent et dis­pa­raissent » (p. 104). Au bout de ce pro­ces­sus se trouve le triomphe de l’individu qui va géné­rer un ques­tion­ne­ment propre à la moder­ni­té : celui du sou­bas­se­ment du poli­tique par l’idée de l’égalité.

Le régime politique de réalité

Le régime poli­tique de réa­li­té (RPR) se met en place autour de la peur géné­rée par la vio­lence congé­ni­tale à la vie sociale, par la fameuse « guerre de tous contre tous » de Hobbes qui néces­site que se mette en place un prin­cipe de limi­ta­tion à la fois natu­rel et hié­rar­chique autour du roi. Comme per­sonne divine et natu­relle, il va rem­plir une fonc­tion régu­la­trice des limites de ce qui est pos­sible et impos­sible. La limite, c’est celle de la repré­sen­ta­tion de l’ordre social à par­tir de la hié­rar­chie dont la forme est à la fois visible et per­çue comme une affaire natu­relle pour conju­rer la peur. C’est le lieu d’un trans­fert du reli­gieux au poli­tique où cha­cun res­pecte son rang. Dit autre­ment, « la réa­li­té se socia­lise en s’inscrivant comme hié­rar­chie natu­relle dans les rangs, les états, les sta­tuts, les posi­tions, les classes » (p. 115).

Ce qui va faire du poli­tique un régime de réa­li­té, c’est, d’une part, sa capa­ci­té à ancrer ce qui est pos­sible et impos­sible autour d’une repré­sen­ta­tion en accord avec la nature hié­rar­chique des choses et, d’autre part, son carac­tère en tant que pou­voir ou encore police qui gère, gou­verne les rap­ports de force. Ces deux formes — repré­sen­ta­tion et police — se cumulent pour ins­tau­rer la limite de la réa­li­té autour de la fonc­tion régu­la­trice du poli­tique. Qu’est-ce qui va limi­ter cette fonc­tion à son tour ? Le choc avec la réa­li­té se situe ici en termes de châ­ti­ment par rap­port tant à l’altération des règles hié­rar­chiques que par rap­port aux mul­tiples trans­gres­sions punis­sables de celles-ci. « C’est la hié­rar­chie des places qui dicte l’ordre des défé­rences à la fois dues et atten­dues. Du coup, le choc avec la réa­li­té prend dans le RPR tou­jours une forme trans­gres­sive : il a lieu lors de chaque trans­gres­sion à la hié­rar­chie ; atten­ter à la hié­rar­chie sociale, c’est atten­ter à la réa­li­té tout court » (p. 126). C’est ce qui doit faire aus­si l’objet de répa­ra­tions à tra­vers un ensemble de sanc­tions ; d’où le recours constant au châ­ti­ment, comme limite de ce qui est pos­sible et impossible.

Ce choc avec la réa­li­té génère trois coups d’arrêt au RPR. Le pre­mier est la mise en cause du fait que le poli­tique énon­ce­rait le réel (hié­rar­chique) ; le deuxième est consti­tué par l’émergence d’un État dont l’efficacité admi­nis­tra­tive affai­blit le carac­tère sym­bo­lique du pou­voir, le poli­tique ces­sant de tra­cer la limite de la réa­li­té. Le troi­sième coup d’arrêt est consti­tué par l’idée d’égalité et son asso­cia­tion ima­gi­naire avec la démo­cra­tie. C’est l’égalité qui entraine une nou­velle ques­tion, celle de l’autorité dont la légi­ti­mi­té va deve­nir, avec le trans­fert de sou­ve­rai­ne­té du Roi au Peuple, l’épicentre de ce qui met­tra fin au RPR comme modèle domi­nant de la réa­li­té. Alors qu’il était avec la hié­rar­chie le car­can de ce qui était impos­sible, la révo­lu­tion va par un étrange ren­ver­se­ment en faire le lieu de tous les pos­sibles. Le poli­tique est alors deve­nu le lieu de la volon­té à tra­vers la croyance poli­tique que tout est pos­sible. On aura recon­nu là la thèse de Han­nah Arendt et son ana­lyse de l’essence du tota­li­ta­risme. Avec la révo­lu­tion, « c’en est défi­ni­ti­ve­ment fini du régime poli­tique de réa­li­té. Il est deve­nu impos­sible de ter­mi­ner la Révo­lu­tion » (p. 141). Qu’est-ce qui lui suc­cède ? La science ? L’économique ?

Le régime économique de réalité

Le régime éco­no­mique de réa­li­té (RER) va s’imposer comme modèle domi­nant de la réa­li­té et non la science (nous y revien­drons). À par­tir du constat sui­vant : « cer­tains hommes doutent des dieux et d’autres contestent l’horizon de l’égalité. En revanche, tous croient aux limites éco­no­miques » (p. 167). C’est que la pen­sée éco­no­mique est par­ve­nue à s’imposer comme por­teuse de l’idée régu­la­trice de la limite de la réa­li­té jusqu’à deve­nir le modèle incon­tour­nable — hégé­mo­nique, si on pré­fère — de lec­ture de la réa­li­té à tra­vers la peur d’une évi­dence sen­sible comme la rare­té, une matrice per­met­tant d’analyser le monde comme une méca­nique et des chocs avec la réa­li­té maté­rielle. La peur d’abord : celle de man­quer, qui implique que l’on accorde aux objets et aux ser­vices sus­cep­tibles de satis­faire des besoins une valeur où ce qui est sub­jec­tif et objec­tif se conjugue : « c’est en par­tant d’une logique sub­jec­tive à la fois construite et construi­sant une rare­té objec­tive, que va s’élaborer la valeur » (p. 173).

Véri­table tour de pas­se­passe qui fait appa­raitre l’économie comme seule capable de dis­cer­ner ce qui est fini et infi­ni dans le monde des objets à tra­vers l’argent. Ici, avec bon­heur et inven­ti­vi­té, Mar­tuc­cel­li dis­tingue le côté objec­tif comme rare­té-fini­tude et le côté sub­jec­tif comme rare­té-pénu­rie de l’imaginaire par­ti­cu­lier d’évidences sen­sibles que la pen­sée éco­no­mique a struc­tu­ré. La limite de la réa­li­té tourne alors toute entière autour de l’évidence sen­sible de cette rare­té biface. La rare­té-fini­tude ren­voie à la crainte que nous avons de l’insuffisance objec­tive des biens et qui explique que la rare­té est l’aiguillon fan­tas­ma­tique de l’abondance.

La mon­naie joue ici un rôle cen­tral dans la mesure où elle a fami­lia­ri­sé les hommes avec la rare­té, puisqu’elle est deve­nue « une limite évi­dente, chif­frée qui plus est, qui signale immé­dia­te­ment, et sans besoin de palabres, ce que l’on peut ou non ache­ter » (p. 178). Quant à la rare­té-pénu­rie, elle ren­voie plus au carac­tère sub­jec­tif de l’épreuve que nous fai­sons du monde à tra­vers la limi­ta­tion de nos dési­rs. Ici, nous sommes au plus près du social puisque la pénu­rie a comme base ce sen­ti­ment que nous avons de dési­rer ce que désire l’autre et ce sans fin. C’est le désir plus que la rare­té-fini­tude qui crée la riva­li­té éco­no­mique à tra­vers des rap­ports sociaux de concur­rence et la socié­té de consom­ma­tion comme forme inépui­sable de l’accomplissement des dési­rs. Ce qui fait la force de ces deux peurs — fini­tude et pénu­rie —, c’est qu’elles se conjuguent pour ins­tau­rer l’idée d’une rare­té per­pé­tuelle. L’argent et non plus sim­ple­ment la mon­naie devient le grand « arti­fi­cier de la syn­thèse entre ces deux peurs : il est à la fois ce qui per­met d’affronter et de sor­tir vain­queur face à la rare­té, mais il est aus­si en retour ce qui dicte, de la façon la plus ordi­naire, de par son inévi­table limi­ta­tion quan­ti­ta­tive, les bornes du pos­sible et de l’impossible » (p. 184). La pen­sée éco­no­mique à par­tir de cette conju­gai­son va ins­tau­rer sa limite grâce à l’idée d’une méca­nique des faits.

Cette méca­nique — ou si l’on veut ce qui va consti­tuer la matrice de la pen­sée éco­no­mique comme mode d’interprétation du monde dans lequel nous vivons — com­prend quatre grandes images-forces par les­quelles les éco­no­mistes vont créer une nou­velle com­pré­hen­sion de la limite : la pen­sée éco­no­mique cultive l’analyse en termes d’agrégation, de contra­dic­tion ou encore d’équilibre ou de cir­cuit. Ces quatre élé­ments sont consti­tu­tifs du cœur de la pen­sée éco­no­mique comme repré­sen­ta­tion d’ensemble de la vie sociale : « une vision qui, à coup de maintes sim­pli­fi­ca­tions, réduc­tions, abs­trac­tions, et par­fois même d’hypothèses ouver­te­ment invrai­sem­blables, est cepen­dant par­ve­nue à don­ner aux temps modernes une nou­velle com­pré­hen­sion de la limite » (p. 187).

Sans vou­loir faire une his­toire de l’économie, Mar­tuc­cel­li nous pro­pose une ana­lyse remar­quable des manières dont la pen­sée éco­no­mique observe, classe, ana­lyse ce qui est consti­tu­tif de la réa­li­té… rare. Avec l’agrégation, et l’idée de mar­ché d’Adam Smith, il s’agit de pen­ser le monde comme ins­tau­ra­tion d’une inter­dé­pen­dance contrai­gnante au tra­vers dudit mar­ché où les rela­tions sociales sont trans­for­mées en échanges natu­rels et non plus un pro­jet his­to­rique. La séduc­tion de l’idée de mar­ché auto­ré­gu­la­teur comme limite de la réa­li­té tient à sa capa­ci­té à asso­cier « la liber­té de l’agent et la néces­si­té du sys­tème » (p. 197) et à s’accommoder d’une vision sys­té­mique, totale de la socié­té à tra­vers la méta­phore de la « main invi­sible » qui per­met l’expression des particularités.

Avec la contra­dic­tion, Marx ancre défi­ni­ti­ve­ment l’économie dans la réa­li­té. Il s’agit, à par­tir de la cri­tique de l’économie poli­tique, de mon­trer que l’économique est « déter­mi­nant en der­nière ins­tance » et qu’il est tra­ver­sé par la contra­dic­tion indé­pas­sable entre le déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives et les rap­ports sociaux de pro­duc­tion. Avec l’équilibre, il s’agit de pro­duire une repré­sen­ta­tion mathé­ma­tique d’un pro­ces­sus simul­ta­né dans tous les mar­chés et ce comme expres­sion de la concur­rence pure et par­faite. À la recherche des lois du cal­cul opti­mal inter­in­di­vi­duel, la théo­rie de l’équilibre ins­taure une limite à la réa­li­té à par­tir d’une impro­bable éga­li­té de l’offre et de la demande sur tous les mar­chés alors même qu’aucune éco­no­mie réelle n’y par­vient. Il reste que le modèle de l’équilibre pro­po­sant la vision d’un monde ordon­né est par­ve­nu à s’imposer comme image idéale de fonc­tion­ne­ment du monde social et des conduites économiques. 

Avec le cir­cuit et Keynes, on sort de cette fic­tion pour cher­cher à pen­ser en termes de flux les rela­tions de néces­si­té entre les gran­deurs (la pro­duc­tion et la consom­ma­tion, les expor­ta­tions et les impor­ta­tions…) avec le sou­ci de trou­ver une expli­ca­tion de la néces­si­té de légi­ti­mer les inter­ven­tions poli­tiques néces­saires à la régu­la­tion des flux. C’est Keynes qui insiste sur le fait que c’est le taux d’intérêt qui devient la pièce mai­tresse de l’économie, l’investissement étant la ques­tion cen­trale de la régu­la­tion. Ce n’est plus « un pro­duit de l’offre et de la demande, mais le résul­tat d’un renon­ce­ment de la liqui­di­té (main­te­nant) en vue de reve­nus sup­plé­men­taires (demain) ». L’investissement est un pari, et le centre de l’économie se déplace vers les anti­ci­pa­tions et les paris que les acteurs sociaux et poli­tiques font vis-à-vis de l’avenir. Avec Keynes, on a la réponse la plus adé­quate à la rare­té par le biais des inter­ven­tions publiques.

Agré­ga­tion, contra­dic­tion, équi­libre, cir­cuit… autant de repré­sen­ta­tions — fortes — qui façonnent le RER avec une ligne conti­nue : celle de trou­ver une réponse à la rare­té comme évi­dence sen­sible. Mais aus­si comme ciment et limite de la réa­li­té. Nous sommes ame­nés à pen­ser inva­ria­ble­ment les pro­blèmes que connait la socié­té à tra­vers ces lec­tures éco­no­miques qui placent tou­jours le poli­tique en situa­tion dif­fi­cile par rap­port à la repré­sen­ta­tion domi­nante. Une repré­sen­ta­tion du poli­tique très auto­nome dans ses prin­cipes (l’État de droit), mais plus que jamais impuis­sant dans ses pra­tiques à jugu­ler les chocs avec la réa­li­té. Quels sont-ils, ces chocs dans le régime éco­no­mique de la réalité ?

C’est une éla­bo­ra­tion cultu­relle faite de retours de réa­li­té « pure­ment » fac­tuels. L’économie, fille de la pen­sée scien­ti­fique, s’appuie sur des faits, uni­que­ment sur des faits. C’est ce qui en fait la force et la fai­blesse. La force, parce que ce qui est de l’ordre du pos­sible et de l’impossible résulte de la maté­ria­li­té du monde, de son objec­ti­vi­té sup­po­sée : « Il revient aux faits eux-mêmes, et seule­ment aux faits, de dire la limite du monde » (p. 233). Fai­blesse avec une réa­li­té qui vient contre­dire les théo­ries, les pré­vi­sions, les régu­la­ri­tés annon­cées. Qui crée des déca­lages, des écarts de réa­li­té. Devant ces situa­tions cou­rantes, le RER opère un tour de passepasse.

Sui­vons Mar­tuc­cel­li : « Un modèle hégé­mo­nique d’interprétation s’impose : d’abord, des rai­son­ne­ments plus ou moins éso­té­riques dans leur for­mu­la­tion mathé­ma­tique (ou à défaut, une modé­li­sa­tion à l’aide de flèches, cir­cuits, boucles…) ; ensuite, une loi aus­si concise que simple dans son expres­sion ver­bale ; enfin, et face aux constats des limites et des ano­ma­lies obser­vées — et recon­nues — l’appel à une solu­tion nar­ra­tive conjonc­tu­relle » (p. 241). Alors la méca­nique éco­no­mique sauve la mise : face à l’épreuve des faits, elle opère une trans­for­ma­tion de ce qui était énon­cé ex ante par un récit ex post des retours de réa­li­té. Elle trans­forme ce qui lui échappe en récit « toutes choses étant égales par ailleurs » (dit autre­ment, c’est affaire de cir­cons­tances, de conjonc­tures, de contextes, de variables oubliées…) per­met­tant d’interpréter les inva­li­da­tions pra­tiques à la seule lumière de l’économie. Ce tour de pas­se­passe est consti­tu­tif de ce qui est plus qu’une idéo­lo­gie domi­nante : c’est ce qui ins­taure la limite socié­tale de la réalité.

Après Dieu et le Roi, c’est l’Argent — l’économie — qui est par excel­lence le réel : « elle dicte, à terme, l’horizon du pos­sible et de l’impossible. Elle plie les volon­tés ; elle ferme les débats » (p. 249). D’où, pour nous, pauvres humains, un pro­blème, et de taille : la pos­si­bi­li­té d’échapper aux limites de l’imaginaire du réel éco­no­mique. Cette pos­si­bi­li­té se fait jour à par­tir du des­sai­sis­se­ment de l’économie en tant que domaine de réa­li­té par excel­lence. La période actuelle en atteste.

Sortir de l’économie

Mar­tuc­cel­li consacre alors la qua­trième par­tie de son livre à la sor­tie de l’économie. Il s’agit d’analyser les signes indi­ca­tifs — visibles et publics — d’une sor­tie du RER comme modèle domi­nant de la réa­li­té. Et ce à un triple niveau repre­nant la struc­tu­ra­tion de son rai­son­ne­ment : peur, matrice, chocs de réa­li­té ; méta­mor­phose de la rare­té, troubles dans la méca­nique, retours de réa­li­té mar­qués par le krach bour­sier et l’endettement.

Méta­mor­phoses de la rare­té. Celle-ci est de plus en plus mar­quée par le jeu du pos­sible et de l’impossible dans un monde qui regorge de richesses. Les chiffres sont ver­ti­gi­neux… en mil­liards qui échappent à notre capa­ci­té à nous deman­der ce qui est réel. Les signes de cette richesse sont nom­breux : expan­sion de la pro­duc­tion et de la pro­duc­ti­vi­té ; émer­gence des pays dits pauvres ; période d’abondance tant en matière de droits uni­ver­sels qu’en celle de temps libre ; explo­sion de la finance et des capi­taux à l’œuvre avec excès de liqui­di­tés ; et coro­laire de cette explo­sion avec les pertes finan­cières de plus en plus éle­vées et les gas­pillages au point que nous avons de plus en plus de mal à éva­luer ce qu’est la richesse. Paradoxa­lement, c’est un nou­vel ima­gi­naire de la richesse qui se forge de manière de plus en plus immatérielle.

La créa­tion de mon­naie est là pour nous rap­pe­ler qu’elle consti­tue, pour suivre Keynes, un pari sur le futur. Ce pari, ce sont les banques qui en ordonnent aujourd’hui la teneur à par­tir d’une rela­tion de confiance de plus en plus éloi­gnée du monde maté­riel. C’est dire que « la mon­naie trouve son fon­de­ment der­nier dans des pro­ces­sus externes à l’économie » (p. 274) de plus en plus décon­nec­tés du rap­port avec l’économie pro­duc­tive (les échanges réels de biens et ser­vices ne repré­sen­tant plus que 3 % des tran­sac­tions glo­bales effec­tuées dans la sphère éco­no­mique). Sidé­ra­tion pro­vo­quée par le carac­tère vir­tuel de l’économie basé sur la confiance et qui ne repose plus guère sur des actifs tan­gibles. L’inflation est là pour rap­pe­ler la part mau­dite de l’économie qui brule l’accumulation des richesses moné­taires. Soit pour résu­mer les méta­mor­phoses à l’œuvre, « c’est la fin du cycle de la mon­naie en tant que bien rare et élé­ment pilier du RER : elle peut être créée, elle n’existe que comme effet d’une confiance poli­tique, elle est pério­di­que­ment détruite sans que, pour autant, cette des­truc­tion n’augmente vrai­ment sa rare­té. La mon­naie est assu­ré­ment un éton­nant, un très éton­nant bien rare » (p. 281).

Troubles dans la méca­nique. Les fai­blesses effec­tives des limites de la méca­nique deviennent de plus en plus évi­dentes. Com­ment trai­ter de la ques­tion du butoir chif­fré que les rai­son­ne­ments en termes d’agrégation, de contra­dic­tion, d’équilibre ou de cir­cuit impli­quaient comme une limite indé­pas­sable ? Quelle est la limite indé­pas­sable de l’endettement public alors même que l’on parle peu de l’endettement pri­vé autre­ment plus important ? 

« Il est dif­fi­cile de ne pas recon­naitre l’impossibilité de fixer, une fois pour toutes, une limite de nature fac­tuelle à par­tir de la méca­nique éco­no­mique », qu’il s’agisse du taux d’inflation, du taux de chô­mage ou encore de la crois­sance. De fait, de plus en plus les limites sup­po­sées indé­pas­sables s’effacent pour deve­nir des règles de pru­dence face à des contraintes de plus en plus dif­fi­ciles à mai­tri­ser. Alors les cer­ti­tudes mathé­ma­tiques laissent la place aux déci­sions poli­tiques. Pour Mar­tuc­cel­li, les limites de la méca­nique éco­no­mique font appa­raitre le retour du poli­tique comme une évi­dence ; même dans le néo­li­bé­ra­lisme, les règles sont mobi­li­sées pour s’assurer un fonc­tion­ne­ment non plus par le mar­ché, mais pour le mar­ché. Alors « l’économie n’est pas le fruit d’une méca­nique fac­tuelle, mais le résul­tat d’un ensemble de déci­sions stra­té­giques de régu­la­tion » (p. 294). 

Bref, l’économie rede­vient poli­tique, à la recherche de règles juri­di­que­ment contrai­gnantes qui fixent à leur tour les limites du pos­sible et de l’impossible. La fin du régime éco­no­mique de réa­li­té est ins­crite dans le dépas­se­ment de ce qui appa­rais­sait comme un royaume phy­sique avec des lois immuables. Les retours de réa­li­té n’en sont que plus importants.

Avec le krach bour­sier d’abord. C’est le signe d’un retour­ne­ment de ten­dance avec l’incarnation dans les faits qu’il n’y a pas de pos­si­bi­li­té de cal­cul suf­fi­sant sur des bases objec­tives. Les séquences nar­ra­tives qu’a géné­rées la crise de 1929 sont là pour illus­trer la fonc­tion de limite de la réa­li­té : « À l’origine se trouve un excès de liqui­di­té ; ensuite, une défaillance de contrôle ; en troi­sième lieu, une pas­sion humaine impos­sible à régu­ler ; enfin, une explo­sion réelle, aux consé­quences plus ou moins dévas­ta­trices » (p. 307).

Ce pro­ces­sus s’est répé­té avec plus de force encore avec la crise de 2007 – 2008 en met­tant en exergue l’impensé de l’économie en même temps que la fai­blesse de l’idée des mar­chés effi­cients. Reste la force des récits et de l’imaginaire pour incar­ner la limite de la réa­li­té éco­no­mique dont les fon­da­tions appa­raissent sinon bru­meuses de plus en plus éloi­gnées de l’économie réelle. Le krach fonc­tionne alors comme un para­digme avec des effets stra­té­giques qui engendrent plus l’attention sur les dettes sou­ve­raines que sur les excès de la finance et les inéga­li­tés sociales. C’est ce qui carac­té­rise aus­si les débats sur l’endettement. Qu’il soit pri­vé ou public, il n’en a pas moins une « indé­niable puis­sance ima­gi­naire » où, au-delà de la géné­ra­li­sa­tion de la carte de cré­dit, c’est à la finan­cia­ri­sa­tion de l’ensemble de l’économie à laquelle on assiste. Avec les reculs qu’a impli­qués le néo­li­bé­ra­lisme où « les États ont emprun­té à ceux qu’ils renon­çaient à taxer », selon la for­mule de Fran­çois Chesnais.

Mais der­rière l’endettement se pro­file la cer­ti­tude que plus aucune néces­si­té objec­tive ne dicte les limites de la réa­li­té. Ce qui a pour consé­quence de mettre à mal la matrice — ou la méca­nique — de l’économie et ses cer­ti­tudes quant à sa capa­ci­té à limi­ter le réel. Non seule­ment les limites sont de plus en plus floues, mais l’économie engendre un ver­tige de plus en plus dif­fi­cile à expli­quer, mais plus encore à mai­tri­ser. Ces retours de réa­li­té en fait annoncent l’érosion du régime éco­no­mique de la réa­li­té à assu­rer une cohé­rence quant aux réponses à appor­ter à la rare­té à par­tir d’une matrice dont les élé­ments — agré­ga­tion, contra­dic­tion, équi­libre, cir­cuit — appa­raissent de plus en plus dis­pa­rates. Ce qui domine aujourd’hui, c’est « le récit de l’exubérance irra­tion­nelle des mar­chés ou, si l’on pré­fère, d’un domaine éco­no­mique qui ne serait plus capable de s’autolimiter » (p. 332) et le déclin de l’économie-comme-réalité. Quel est alors ce qui peut consti­tuer un nou­vel ima­gi­naire pour redé­fi­nir le pos­sible et l’impossible de la société ?

L’écologie comme nouveau régime de réalité

L’environnement, l’écosystème, la Nature tendent à deve­nir la véri­table limite du pos­sible et de l’impossible de nos socié­tés. Et ce à par­tir d’une per­cep­tion de plus en plus exa­cer­bée des dan­gers que les pra­tiques humaines et indus­trielles font cou­rir à la nature. Une nou­velle peur s’installe à par­tir de cris d’alarme tant sur la des­truc­tion de la nature que sur l’épuisement des res­sources ou encore la mon­tée expo­nen­tielle du nombre d’habitants… Peur qui a une charge émo­tion­nelle d’autant plus apo­ca­lyp­tique qu’elle cumule ces dif­fé­rentes menaces.

Cette inquié­tude mul­ti­forme consti­tue le nou­vel ima­gi­naire où les risques et les catas­trophes inflé­chissent notre sen­si­bi­li­té cri­tique par rap­port à la crois­sance éco­no­mique et aux com­pé­ti­tions entre nations. Sous le sceau de la menace que génère le chan­ge­ment cli­ma­tique. Ce nou­vel ima­gi­naire de la catas­trophe est d’autant plus fort qu’il est pro­duit par des experts mul­tiples qui tous confirment la cer­ti­tude du dan­ger, mais sont en même temps dans l’incertitude quant à sa maté­ria­li­té visible et immé­diate. Reste que la peur de la catas­trophe cli­ma­tique, géo­lo­gique ins­crit la nature comme une nou­velle figure de la limite.

La matrice du régime de réa­li­té qui en résulte est cen­trée sur la per­cep­tion très vive que nous vivons dans un monde non plus ordon­né et hié­rar­chi­sé, mais dans un monde où les notions d’incertitude, de chaos, de hasard, d’indécidable et de com­plexi­té s’imposent comme autant de signes de la fra­gi­li­té. Quatre méta­mor­phoses ont fait émer­ger cette fra­gi­li­té : la néces­si­té d’abandonner l’idée de l’existence d’un fon­de­ment ou d’un lan­gage uni­fi­ca­teur, apport de la pen­sée post­mo­derne ; la concep­tion de la réa­li­té comme étant dyna­mique et en constante évo­lu­tion, concep­tion déve­lop­pée par les sciences natu­relles ; la recherche nou­velle d’une arti­cu­la­tion entre l’homme et la nature, comme lien orga­nique et non plus comme domi­na­tion de l’homme sur la nature ; la recon­nais­sance des droits de la nature à par­tir d’une vision nou­velle des exi­gences de l’éco­sphère, qui va de pair avec un élar­gis­se­ment du droit à l’ensemble de la nature.

C’est cet ensemble de méta­mor­phoses qui pro­duisent la « réin­ven­tion d’un nou­vel ima­gi­naire de la limite, en quelque sorte de nou­veau dic­té par la Nature. La limite n’est alors plus construite autour d’un ordre hié­rar­chique, mais sur une inter­dé­pen­dance géné­ra­li­sée des êtres — de tous les êtres » (p. 362 – 363). Ce qui ne va pas sans jeter le doute ou créer un scep­ti­cisme de plus en plus affir­mé vis-à-vis de la capa­ci­té de l’économie à tra­cer la fron­tière du pos­sible et de l’impossible. C’est ce qui fait débat entre les tenants de l’écologie et les défen­seurs du régime éco­no­mique de réa­li­té, les pre­miers à tra­vers nombre de cri­tiques (rup­ture avec l’imaginaire de la rare­té, état d’équilibre final iden­ti­fié à la mort) cher­chant à subor­don­ner les condi­tions de pos­si­bi­li­té de l’économie aux lois de l’environnement, les seconds ten­tant d’intégrer — à tra­vers des exter­na­li­tés ou l’appel au déve­lop­pe­ment durable — les exi­gences envi­ron­ne­men­tales dans les prix. Avec l’empreinte éco­lo­gique comme nou­vel indi­ca­teur, les éco­lo­gistes sou­lignent que c’est au nom des inter­dé­pen­dances éco­lo­giques, par la prise en compte de l’utilisation des res­sources de la bio­ca­pa­ci­té que se construit la limite et non plus par la seule valeur éco­no­mique produite.

Alors le régime éco­lo­gique de réa­li­té s’organise autour d’une nou­velle figure du choc avec la réa­li­té : celle d’un seuil dont le dépas­se­ment entrai­ne­rait des consé­quences dra­ma­tiques, voire catas­tro­phiques. Choc fac­tuel qui remet en jeu la nature et l’interdépendance des phé­no­mènes. Choc qui s’appuie sur l’idée chère à Ivan Illich que le pro­grès est contre­pro­duc­tif à par­tir d’un cer­tain seuil. Toute la ques­tion est alors de savoir quelle est la tour­nure de ce « cer­tain ». Si ce sont les limites de l’écosystème qui tracent la fron­tière entre ce qui est pos­sible et ce qui ne l’est pas, c’est aus­si à par­tir des consé­quences à venir qui sont incer­taines. C’est tout le pro­blème du régime éco­lo­gique de réa­li­té de répondre à ce défi où la connais­sance occupe une place majeure. C’est d’ailleurs la connais­sance des pos­sibles catas­trophes à venir qui crée la peur plus que l’ignorance qui se trou­vait au cœur des autres régimes de réalité. 

C’est « sur ces incer­ti­tudes cog­ni­tives qu’il faut bâtir la cer­ti­tude pra­tique de la limite. C’est un des défis majeurs du régime éco­lo­gique de réa­li­té en ges­ta­tion : l’articulation entre l’imaginaire d’une limite de la réa­li­té cer­taine en tant que seuil (« à un moment don­né cela bas­cule »), mais incer­taine en tant que mesure (la limite oscille tou­jours dans une four­chette) » (p. 389). C’est là que réside la nou­veau­té his­to­rique du régime éco­lo­gique de réa­li­té et des dis­cus­sions autour d’un ima­gi­naire du seuil qui déli­mite de manière élas­tique notre manière d’appréhender la nature. Les seuils divers sont voués à être dis­cu­tés ; l’exemple de la guerre du cli­mat en atteste régu­liè­re­ment à par­tir d’un débat répé­té sur le recul des seuils d’épuisement des res­sources ; c’est d’ailleurs là que se fabriquent une opi­nion publique et un espace de jeu stra­té­gique où la notion de limite devient élas­tique. C’est là l’essentiel de la nou­veau­té qu’induit le régime éco­lo­gique de réa­li­té par rap­port aux autres régimes. Avec ce constat : « l’imaginaire de la limite éco­no­mique accuse déjà trop d’anomalies là où l’imaginaire de la limite éco­lo­gique pré­sente encore trop d’incertitudes » (p. 408). Phrase qui clô­ture l’effort déve­lop­pé par Mar­tuc­cel­li pour accroitre notre connais­sance au monde et à ses trans­for­ma­tions. En cela, son livre est exem­plaire pour nous aider à y voir plus clai­re­ment les enjeux devant les­quels nous sommes tout en rela­ti­vi­sant la puis­sance que le régime éco­no­mique de réa­li­té aurait pour nous aider à com­prendre le monde.

**C’est l’imaginaire qui com­mande dans la vie sociale

Nous voi­là au terme d’une lec­ture qui a cher­ché à suivre pas à pas la démons­tra­tion pro­po­sée. Quelle est la per­ti­nence de celle-ci ? Il faut par­ler au plu­riel car la per­ti­nence est mul­tiple, si ce n’est élas­tique pour reprendre une des obses­sions de l’auteur. D’abord, et plus de la moi­tié du livre lui est consa­crée, il s’agit de se deman­der quelle place occupe l’économie dans nos repré­sen­ta­tions et les limites du monde qu’elle construit. Sommes-nous dans un monde voué à jamais à lire la réa­li­té à tra­vers un filtre où les rap­ports sociaux sont tout entiers domi­nés par la rare­té et la peur de man­quer ? Et par des réponses qui, de l’économie-casino à l’endettement géné­ra­li­sé tant public que pri­vé, semblent man­quer sin­gu­liè­re­ment de pers­pec­tives pour la construc­tion d’une socié­té ouverte. Sans doute l’écologie est un des pos­sibles pour redé­fi­nir un nou­vel ima­gi­naire même si la peur qu’engendrent les menaces sur la nature n’apparait pas suf­fi­sante pour actuel­le­ment impo­ser un mode de lec­ture de la réa­li­té qui nous sorte de l’économisme.

L’autre per­ti­nence de la démarche pro­po­sée, c’est une réflexion his­to­rique sur la tran­si­tion, sur com­ment on passe d’un régime de réa­li­té à l’autre. Au point que pour expli­quer l’actuelle hégé­mo­nie de l’économie comme construc­tion du monde, Mar­tuc­cel­li a fait un effort consi­dé­rable pour qua­li­fier ce qui avait pré­cé­dé — le reli­gieux, le poli­tique —, pour expli­quer les tenants et abou­tis­sants de la pro­duc­tion de l’imaginaire. Plus encore, il pro­pose une inter­pré­ta­tion sin­gu­lière de la manière dont la science n’a pu s’imposer comme régime hégé­mo­nique de réa­li­té, l’économie par un tour de pas­se­passe s’en étant appro­prié les inno­va­tions pour les ins­crire dans une méca­nique qui déli­mite les contraintes et les sanc­tions en fonc­tion d’un ima­gi­naire limi­té au marché.

Le livre nous pro­pose aus­si une théo­rie des rap­ports entre action et réa­li­té qui nous engage à repen­ser com­ment on sort d’un régime de réa­li­té pour bas­cu­ler dans un autre. On retien­dra la très forte cohé­rence d’un mode d’analyse qui nous amène à pen­ser le rap­port à la peur, les repré­sen­ta­tions ana­ly­tiques et idéo­lo­giques qu’il engendre, et ce que Mar­tuc­cel­li appelle avec bon­heur « les chocs de réa­li­té » comme mise à l’épreuve de l’imaginaire et du va-et-vient entre ce qui est pos­sible et impos­sible. C’est là aus­si que la figure du Qui­chotte est là pour rap­pe­ler que le monde ne doit pas seule­ment s’explorer comme sys­tème de limites mais comme pari d’une action qui repose la ques­tion de la socié­té dans laquelle nous vivons. Avec l’espoir de « par­ve­nir à une repré­sen­ta­tion du monde social capable d’accepter sa radi­cale contin­gence. C’est-à-dire, admettre jusqu’au bout, qu’aucune néces­si­té ne régit le monde social » (p. 419).

Lire le monde et ses transformations

Le livre pro­pose, avec une audace toute dur­khei­mienne, de lire le monde dans ses trans­for­ma­tions, comme Dur­kheim l’avait fait avec l’analyse du pas­sage de la socié­té tra­di­tion­nelle à la socié­té moderne. On peut invo­quer d’autres figures — Marx bien sûr, Pola­nyi, Adam Smith, Keynes… — qui toutes consti­tuent le fond de carte par rap­port auquel Mar­tuc­ce­li navigue avec en arrière-fond la réfé­rence à Cas­to­ria­dis et à l’institution ima­gi­naire de la socié­té. On pense aus­si à pro­pos des régimes de réa­li­té au bloc his­to­rique de Gram­sci ou aux agen­ce­ments de Deleuze, mais il reste que la part d’originalité de l’ouvrage est indé­niable par rap­port à ce que nous pou­vons lire aujourd’hui sur les dénon­cia­tions diverses dont fait l’objet plus la finance que l’imaginaire limi­té de l’économie.

Pour qui ce livre, pour quel lec­teur ? Les his­to­riens ne s’y retrou­ve­ront pas et ce par rap­port à leur dis­ci­pline assez fer­mée ; les phi­lo­sophes diront que c’est trop socio­lo­gique, les socio­logues que c’est trop phi­lo­so­phique. Le lec­teur qui se deman­de­ra à quoi ce démon­tage de l’imaginaire de nos socié­tés est utile ne se pose­ra pas la bonne ques­tion. Mis à part que tous les modernes et les post­mo­dernes, d’Anthony Gid­dens à Alain Tou­raine en pas­sant par la « french theo­ry », ont vou­lu don­ner une inter­pré­ta­tion des chan­ge­ments his­to­riques, le livre nous pro­pose une vision qui cherche à ren­for­cer notre capa­ci­té à ana­ly­ser le monde. Ce n’est pas rien par les temps qui courent.

Un oubli cepen­dant. Je suis frap­pé par le fait que Mar­tuc­cel­li n’accorde aucune place dans ce qui fait le monde aujourd’hui, à savoir la connexion numé­rique. Son modèle d’analyse est trans­po­sable pour­tant à la peur du vide qu’engendre notre rap­port au monde, à l’émergence d’un rap­port à la réa­li­té à tra­vers la mul­ti­pli­ci­té des objets et des échanges que pro­pose le web, à la nature des chocs de réa­li­té que consti­tue la dif­fi­cul­té à faire de cette mul­ti­pli­ci­té d’échanges une force poli­tique réelle et pas seule­ment vir­tuelle. Ce sera pour une autre fois. Marx dans Le Mani­feste ne disait-il pas avec imper­ti­nence que « tout ce qui est solide se dis­sout dans l’air » ?

  1. Dani­lo Mar­tuc­cel­li, Les socié­tés et l’impossible. Les limites ima­gi­naires de la réa­li­té, Armand Colin, coll. « Indi­vi­du et socié­té », 447 pages.

Francq Bernard


Auteur

Professeur émérite Cridis/Iacchos/UCL, cerhcehrua ssocié au Cadis/EHESS (Paris)