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Les poupées

Numéro 10 Octobre 2012 par Far

octobre 2012

L’histoire de mes poupées ressemble à tant d’autres. Parmi toutes mes poupées, il y en a une très sympa. C’est un cadeau de mon oncle Manoutchehr. Le bel oncle au cœur pur. La poupée est d’origine allemande. Elle a cette particularité d’avoir une tête très mobile grâce à un système de ressorts assez complexe. Elle est robuste et sportive. Elle […]

L’histoire de mes poupées ressemble à tant d’autres. Parmi toutes mes poupées, il y en a une très sympa. C’est un cadeau de mon oncle Manoutchehr. Le bel oncle au cœur pur. La poupée est d’origine allemande. Elle a cette particularité d’avoir une tête très mobile grâce à un système de ressorts assez complexe. Elle est robuste et sportive. Elle aime la nature. Plus tard, elle fera partie de quelque chose d’important. Membre d’une association pour les forêts par exemple. C’est une amie. Elle a des cheveux courts, fait rare chez une poupée. Elle a aussi une bouche un peu entrouverte, où on voit quelques dents. Comme moi.

Mais un jour, à force de me dire oui à tout, elle perd la tête. Affolée, je perds presque la mienne. Je fais appel aux grands, mais la tâche paraît trop difficile. On demande l’aide d’un réparateur de vélos du coin. Moi, je veux un docteur. On me dit qu’il est docteur. J’accompagne l’associée de mes jeux dans cet endroit aux odeurs de caoutchouc et de graisse. Le lieu semble incroyablement en désordre. Sale. Tout est noir. Il y a des plaques d’huile un peu partout. Je me vois dedans. C’est rigolo.

La petite voix coquine — j’ai aussi celle qui est sage — me dit :

Si tu grattes une allumette ici et maintenant, on aura un beau feu d’artifice, comme à la fête de l’autre soir.

Je cherche des allumettes.

Le docteur arrive. Il est de la même couleur que son cabinet. Il est très différent de mon docteur. Il frotte ses mains brillantes et sales l’une contre l’autre, prend un chiffon et se débarrasse un peu de ce cambouis. Il a l’air gentil. Il est petit et mince. Un mégot est collé dans le coin gauche de sa bouche. Je connais gauche et droite. À gauche, c’est mon cœur. À droite, il n’y a rien. Sa fine moustache souligne sa lèvre supérieure comme une route au pied d’une montagne. C’est marrant.

On lui présente la boite contenant ma poupée, la tête cherchant le corps, et malgré mon inquiétude pour ma belle, je compte en moi : un, deux, trois… et attends que le bout de sa cigarette tombe.

Lui, il hésite. Il prend la boite de ma poupée en deux et réfléchit en grattant sa tête un peu penchée. Tombera ou tombera-t-elle pas ? Je veux parler de sa cigarette qui est passée à droite. Comment, je ne sais pas.

Laissez-la moi, je ferai mon possible vous comprenez, mais on a les moyens qu’on a vous comprenez, si elle est solide, elle tiendra le choc vous comprenez.

C’est quoi un choc ? Au fur et à mesure qu’il explique les médicaments qu’il va utiliser, ma poupée toute blanche change de couleur. Je laisse presque avec regret mon enfant entre les mains de ce docteur au tablier bleu plein de taches.

Des jours passent. J’observe les autres. Elles sont inquiètes elles aussi. Rassemblées dans un coin de ma chambre, elles me font penser à la salle d’attente de mon dentiste.

Je n’aime pas trop mon dentiste. Il me raconte des histoires, que je n’aurai pas mal, mais j’ai eu quand même mal. Les grands peuvent mentir, mais pas nous.

En attendant je vous présente la bande : il y a la petite Russe. Cadeau de mon oncle Nasser. Elle n’a plus de cheveux. Sa perruque s’est décollée après plusieurs bains. Elle a l’air d’une fille forte. Ses joues sont rondes et roses. Ses yeux et son nez sont tout petits. On peut compter sur elle. C’est une vraie camarade.

Il y a l’Anglaise. Une vraie poupée celle-là. Également cadeau de mon oncle. Mince et belle, elle a de beaux yeux bleus bordés de longs cils et une chevelure abondante couleur blond cendré. Plus tard, je crois qu’elle sera à la tête de cette boite éclairée qu’on appelle la télévision.

Et il y a la Française. Elle est un peu plus grosse mais très mignonne. Plus grande que les autres, elle a l’air d’être la directrice. Offerte par ma marraine Khanjoon. Je l’aime tendrement. Elle sera chef dans une grande cuisine, c’est certain.

Pour moi, elles sont animées, bavardes. Je suis ventriloque comme tous les enfants. Si elles font des bêtises, je suis leur complice. À chaque fois, j’invente des dialogues. Les grands ont oublié à quel point c’est sérieux. Il faut que l’histoire soit belle avec une fin heureuse cela va de soi. Et comme je n’ai pas d’assistant, je fais tout moi-même : les costumes, les décors, les couleurs pour faire printemps par exemple et les éclairages — à ce sujet je dois vous dire qu’après quelques oh ! Mon Dieu de maman -, je n’ai plus le droit de toucher aux bougies.

Comme public, il y a Mamou Pouchetian dit Mamouche pour les intimes. Je crois que c’est le seul chat au monde avec un nom à rallonge. Il est mon chat tigré de l’époque. Magnifique. C’est un vrai spectateur. Assidu et intelligent, mais tellement impatient.

Parfois, il est si emballé par le jeu qu’il ne peut s’empêcher d’enfoncer ses griffes dans le décor. Hier encore, il a tout simplement arraché tous les rubans que j’avais accrochés au ventilateur pour faire un arc-en-ciel. Quel caractère !

Des jours passent.

Enfin la sonnerie du téléphone. Les nouvelles sont encourageantes.

J’ai hâte de retrouver ma copine au plus tôt. On retourne chez le médecin. Devant l’étalage, on ne voit qu’elle.

Elle est là, assise, au milieu des accessoires de toutes sortes. J’insiste sur le fait que c’est un drôle de médecin. Elle a l’air sale mais en pleine forme. Je rêve ou elle m’a fait un clin d’œil !

On retrouve le docteur et on replonge dans les odeurs grasses. Son mégot mobile s’est rallumé. C’est surement magique.

L’air fier, il se dirige vers la vitrine, gratte encore sa tête penchée, prend ma poupée, et tout en la regardant raconte : Depuis que je l’ai mise en vitrine, j’ai beaucoup plus de clients vous comprenez. Les petites filles la veulent et comme elle n’est pas à vendre, vous comprenez, leurs parents m’achètent des vélos.

Et sa fine moustache se tend comme une route toute plate. Je tends les bras. Lui, il reste dans ses pensées avec ma poupée toujours dans sa main gauche et de l’autre continue de se gratter la tête. Je me hisse sur le bout de mes pieds. Mes orteils ne tiendront pas longtemps comme ça. Enfin, j’arrive à toucher mon amie. Le docteur revient à lui. Il change de main, et me tend ma poupée de sa main droite et de l’autre prend le bout de sa cigarette rouge qui est revenue au centre de sa bouche, juste en dessous de son nez. Enfin ma poupée. Je suis si contente. On rentre à la maison.

Demain le groupe sera au complet.

Extrait du récit Ambre et lumière (une enfance persane)

Far


Auteur

assistante et professeure à Bruxelles, elle a travaillé comme architecte d'intérieur