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Les pièges suaves d’une informatique douce
En ces temps-là, la grosse informatique était une technologie lourde, centralisée et centralisatrice, géante et tentaculaire, contraignante et normalisante. Elle préfigurait l’Etat fort et la société surveillée, elle sentait l’expert et le technocrate, elle parlait le binaire et le Fortran. Pourtant, elle était le sauveur annoncé par les prophètes du Progrès. Mais elle avait peu […]
En ces temps-là, la grosse informatique était une technologie lourde, centralisée et centralisatrice, géante et tentaculaire, contraignante et normalisante. Elle préfigurait l’Etat fort et la société surveillée, elle sentait l’expert et le technocrate, elle parlait le binaire et le Fortran. Pourtant, elle était le sauveur annoncé par les prophètes du Progrès. Mais elle avait peu de fidèles, sauf chez les scientifiques et les capitalistes, toujours séduits par les nouvelles religions. Elle n’avait pas encore pénétré dans les chaumières, ni converti les socio-culturels et les écologistes.
Vint alors le microprocesseur. Et débuta l’ère de la micro-informatique. Small is beautiful (petit est beau), clamait une voix dans le désert. Alors, very small allait être super-beautiful…
La micro-informatique serait ainsi une technologie douce, déconcentrée et décentralisatrice, simple et appropriable, souple et polyvalente. Elle préfigurerait l’autogestion et la convivialité, elle fleurerait bon le bricoleur et l’inventeur, elle parlerait en mots clés et en Basic. Elle serait le sauveur attendu pour sortir de la crise postindustrielle. Elle aurait beaucoup de fidèles, non seulement chez les scientifiques et les capitalises, mais aussi chez les socio-culturels et les écologistes, pourtant peu sensibles aux nouvelles modes, n’est-ce pas…
Caricature ? On n’attrape pas les mouches avec du miel, direz-vous. On a pourtant bien attrapé des vieux gauchistes avec des chips…
Macro-micro, dur-doux
Parmi les nombreuses controverses qui entourent les développements récents de l’informatique, il en est une qui gagne progressivement du terrain : celle qui pose la micro-informatique comme alternative à la macro-informatique traditionnelle. L’expansion fulgurante du marché des micro-ordinateurs n’y est évidemment pas étrangère.
Quatre cen mille TRS-80 (Tandy) vendus en 1980 et 81 dans le monde ; un marché en croissance de 60 à 70 p.c. par an ; des sociétés comme Apple qui doublent leur chiffre d’affaire en douze mois. Quelques dizaines de « clubs de micro-informatique » recensés en Belgique, une bonne centaine en France. Plusieurs revues spécialisées, dont la plus connue s’appelle « l’ordinateur individuel ». Un rayon de librairie entier pour vous apprendre le Basic, un autre pour vous convaincre de son utilité ; à quand une méthode assimil ? Déjà des sessions de formation et des réseaux d’échange de programmes. Oui, la « micro » marche bien.
D’un point de vue économique, la micro-informatique apparaît d’abord comme un créneau supplémentaire pour l’industrie des ordinateurs : un marché de produits nouveaux pour un public nouveau, et un support pour conquérir toute une gamme d’activités où l’informatique ne s’était pas encore fort implantée : l’école, le hobby, le jeu, la gestion des petits groupes, l’animation culturelle, bref le hors-travail, le temps libre. C’est l’informatique dans la vie quotidienne. Amusant, non ? Mais… en avions-nous vraiment besoin ?
Besoin ! La question stupide… Rien ne se perd, rien ne se crée plus facilement qu’un besoin. Sans doute est-ce pour cela qu’il fallait un peu habiller la micro-informatique. La maquiller au goût du jour. Et la mettre en scène avec le décor d’une idéologie, d’un discours sur la société.
Ce discours n’était pas difficile à trouver : dans un monde saturé de technologies « dures », de centrales nucléaires et du monopole d’IBM, la micro-informatique a quelques atouts dans son jeu : la petite dimension, la simplicité, la versatilité. À côté des dinosaures industriels, elle présente une apparence sympathiquement postindustrielle, quoique résolument moderne. Il y aura ainsi l’informatique douce, l’informatique verte, l’informatique conviviale. Qui peut tenir un tel discours, et comment ? Allons un peu d’imagination, voyons…
Douce privatique
Vous ne connaissez pas encore la « privatique » ? Eh bien c’est le contraire de la télématique. Celle-ci est dure, celle-là sera douce. C’est à Bruno Lussato1 qu’on doit le doux néologisme de « privatique ». Selon lui « la privatique désigne l’ensemble des outils de traitement et de stockage d’information, dont le fonctionnement n’est pas tributaire d’un réseau collectif de communication. De ce fait elle apparaît comme porteuse de liberté et d’autonomie (…). Les moyens privatique supposent et favorisent donc un riche tissu intersticiel (…) facteur de contacts humains. Ces dernies seront favorisés par l’échange de cassettes, de vidéodisques entre particuliers, par la création de clubs (…). La privatique utilise pour vendre ses petites machines des milliers de vendeurs de représentants, de petites boutiques, de services de maintenance »2
Telle est la privatique. L’ennemi, c’est la télématique, c’est-à-dire les grands réseaux d’ordinateurs de toutes tailles couplés grâce aux télécommunications, bref une affaire d’Etat, chère à Simon Nora et Alain Minc3, adulée par Giscard, en passe d’être réformée par Mitterrand, mais toujours une affaire d’Etat. La privatique, comme son nom l’indique, ce n’est pas l’Etat ; serait-ce alors le retour du libéralisme pur sur le marché des ordinateurs ?
Cependant, malgré l’opposition apparente, la privatique de Lussato et la télématique de Nora-Minc ont de nombreux points de convergence. Le moindre n’est pas le projet de société néo-libérale qui sous-tend l’une comme l’autre.
En effet, privatique et télématique s’articulent autour de trois thèmes typiquement néo-libéraux4 :
- l’affirmation d’une perspective de dépassement du libéralisme et du marxisme classiques, perspective justifiée par le progrès technologique ;
- l’avènement d’une société « informationnelle », dominée par les marchés de l’information, en lieu et place de la société industrielle, fondée sur les marchés de l’énergie et des matières premières ;
- la limitation du rôle de l’Etat et des services publics.
Ces thèmes font la trame des écrits les plus idéologiques produits par les parties en cause : par exemple, le troisième volet du rapport Nora-Minc, intitulé « questions pour l’avenir »5 ; ou le réent ouvrage de Lussato, baptisé Le défi informatique par déférence à JJSS (ndr : Jean-Jacques Servan-Schreiber), son grand inspirateur6.
Doux privaticiens et durs télématiciens ne convergent pas seulement vers une aspiration néo-libérale. Curieusement, ils ont encore un autre point commun : la référence constante, l’appel du pied incessant en direction des « nouveaux mouvements sociaux ». Lussato est partout : sur le petit écran bien sûr, mais aussi dans Autrement, dans Autogestion, dans Undercurrents, tous médias bien cotés dans les mouvements sociaux. Quant à Nora et Minc, ils ne cessent d’admirer « la floraison d’expérimentations, l’émergence du mouvement écologique », ou le « foisonnement de la vie associative », « l’agora informationnelle élargie aux dimensions de la nation moderne », « la société d’information (qui) appelle la remontée vers le centre des désirs des groupes autonomes, la multiplication à l’infini des communications latérales »7. Louable intérêt mais on devrait peut-être s’assurer qu’ils ne mettent pas leur clignotant à gauche avant de virer à droite…
Car au fond, Nora-Minc et Lussato ne divergent que sur un gros sujet : l’Etat. Pour les premiers, c’est l’Etat qui doit être l’organisateur de la « mêlée informatique » ; pour le troisième, ce rôle incombe au marché : Keynes n’est pas encore mort, mais Friedman est toujours vivant.
La controverse technique macro-micro servirait-elle alors, une fois encore, à éludder le débat politique ? La micro-informatique serait-elle au néo-libéralisme ce que la sociobiologie8 est à la nouvelle droite : un alibi scientifico-technique ? On pourrait le croire si le match macro-micro se limitait à une confrontation entre sociologues experts, technorates doux et informaticiens miniatures. Or ce n’est pas le cas : il est évident que des acteurs sociaux porteurs de progrès et d’espoir, comme le mouvement écologiste, ont une attirance particulière pour la micro-informatique. Est-ce dû à leur sensibilité à des enjeux tels que la communication sociale, la décentralisation, l’autonomie ? Sans doute, et le problème est bien là…
Frêles et verts réseaux
Il est des utopies écologiques qui n’hésitent pas à faire des micro-ordinateurs et des réseaux locaux le support privilégié des relations sociales. Un exemple typique est le projet Protopia9 en Grande-Bretagne : un village communautaire autogéré, où l’ordinateur assume une fonction primordiale de régulation économique et sociale. Conçu comme un « exercice de style » plutôt que comme un projet concret, Protopia met conjointement à l’épreuve l’imaginaire technique et l’imaginaire social : des maquettes sont construites, des programmes d’ordinateur sont réalisés, des médias sont testés, une vie s’invente au fur et à mesure que l’utopie prend corps. La revue Undercurrents a même décrit des logiciels conçus pour Protopia, afin de gérer le partage du travail, la répartition des tâches ménagères ou éducatives, les échanges d’information et de services.
Touchante utopie, qui n’est qu’un reflet de l’engouement pour l’informatique conviviale dans l’« underground » anglo-saxon. Cette idée d’une informatique conviviale commence à se répandre en France et en Belgique : Brice Lalonde l’évoquait dans son programme, le Nouvel Obs et Autrement en parlent de plus en plus, des maisons de la culture essaient de s’y mettre : est-ce un mouvement qui se dessine, au-delà des querelles rhétoriques télématique/privatique ?
Si mouvement il y a, il faut reconnaître que ses bases sont bien frêles. Ici aussi, la séduction technicienne et le piège de la modernité fonctionnent bien. Si bien que dans la littérature sur l’informatique conviviale, on ne peut s’empêche de trouver une bonne part de mythe et de confusion.
Le mythe se décèle vite dans le vocabulaire : on y retrouve systématiquement des parallélismes douteux entre l’allégorie politique et le support technique, par exemple :
- décentralisation / informatique répartie
- relations sociales / réseaux de communication
- partage de la culture / circulation des données
- dialogue / langage conversationnel
- autonomie / micro-ordinateurs indépendants
- technologie appropriée / matériels facilement utilisables
- démocratie directe / liaison en temps réel
La confusion est, par nature, plus vicieuse encore : elle se situe autour du concept même de communication. C’est un tour de passe-passe que d’identifier d’une part la multiplication des moyens matériels de communications (au pluriel), et d’autre part l’aspiration à une société où la communication humaine (au singulier) trouverait toute sa place. « Il ne faut pas confondre la communication humaine avec son double technique. La profusion frénétique de sens, de mots, d’images, d’explications que ce double permet ne nous aidera que modérément dans la rencontre d’autrui »10.
Du coup, l’attirance de certains écologistes vers la micro-informatique se comprend mieux : elle va de pair avec la séduction qu’exerce sur eux l’« éco-systémisme », c’est-à-dire la rencontre entre l’écologie et la théorie des systèmes. La micro-informatique est alors projetée comme support possible d’un éco-système global pour l’ère post-industrielle à venir : on retrouve ici la société « informationnelle », fondée sur la communication et la cybernétique, au lieu de la société indusrielle, qui a connu le triomphe de la mécanique et de la thermodynamique. La caution scientifique de cette nouvelle philosophie politique sera cherché chez l’oncle d’Amérique (H. Laborit), ou dans la nouvelle alliance dont I. Prigogine s’est fait le prophète politique. Dans L’illusion écologique, Faivret, Missika et Wolton avaient avancé une hypothèse intéressante pour expliquer ce charme de l’« éco-systémisme » sur certains intellectuels et socio-culturels de l’écologie : « L’apparence scientifique de l’éco-systémisme est propre à séduire les orphelins du marxisme. Ne seront-ils pas heureux de trouver un substitut, une autre science de la société et des choix politiques ? »11.
Ici se profile un autre piège du discours sur la micro-informatique conviviale : le risque de tomber dans le « déterminisme technologique » — le fait de croire qu’une technologie détermine d’elle-même une structure socio-économique. Le mouvement écologiste a pourtant fait une bonne critique de la version « classique » de ce déterminisme technologique (le progrès technique entraînerait de lui-même une société meilleure). Ce serait dommage d’en voir développer une version « douce » (les techniques douces entraîneraient la réalisation d’une société conviviale).
Tendres rêves, dures réalités
Il es temps alors de démystifier ces controverses macro-micro, technique dure-technique douce.
D’abord, il faut reconnaître que le micro n’est pas le contraire du macro. Du macro au micro, il n’y a ni rupture ni opposition, il y a continuité. L’un et l’autre sont concurrentiels, c’est-à-dire, dans une économie capitaliste, complémentaires.
Continuité : le microprocesseur n’est que le dernier stade (actuel) de l’évolution constante des composants électroniques vers la miniaturisation. Les technologies de fabrication des circuits intégrés sont polarisées depuis plus de vingt ans vers ces performances de miniaturisation, sous l’impulsion des militaires (missiles et guerre automatique), du lobby aérospatial (satellites, course à la lune) et des industriels d’avant-garde (exigences d’automatisation de la production, d’intégration de la gestion, d’abaissement des coûts). Ce sont ces mêmes facteurs qui sont à la base de l’évolution des ordinateurs : la grosse informatique des années soixante était celle de la structuration des grands monopoles informatiques et financiers ; les micro-ordinateurs des années quatre-vingt rationaliseront les PME, ils tisseront les mailles fines des grands réseaux, ils occuperont des créneaux encore presque vides, ceux des marchés de la communication : médias, éducation, loisirs.
S’il est un terrain où le micro peut constituer un défi pour les générations antérieures – macro et mini – c’est sans doute celui de la concurrence : dans la bataille que se livrent les riches David du « micro » contre les opulents Goliath du « macro », il n’y aura pas de grands perdants : tout au plus une « sélection naturelle » (l’agonie de Logabax par exemple). Au bout du compte les fauves auront délimité leur territoire – et l’économie de libre marché aura redoré son blason.
Fi donc de la controverse macro-micro. Mais malgré tout, la micro-informatique ne serait-elle quand même pas une technique plutôt douce ?
Passons momentanément sur l’aveuglement qui consiste à qualifier de « technologie douce » un micro-ordinateur conçu dans la Silicon Valley et câblé par les sous-salarié(e)s de Singapour, sous prétexte que c’est un instrument à taille humaine, « appropriable »…
Le micro-ordinateur appropriable, voilà bien une nouvelle confusion. Il n’est pas inutile de s’interroger sur l’emploi de ce mot qui sonne doux et vert : « appropriable ». Est-ce en référence au mouvement de recherche de « technologies appropriées » pour des collectivités qui veulent, ici ou dans le tiers monde, un autre type de développement ? C’est difficile à croire, parce que cet objectif profondément politique est rarement explicite chez les fanas de la « micro ».
Et si on remplaçait « appropriable » par « facilement utilisable » ? C’est tout à fait vrai que l’emploi d’un APPLE‑2 est bien plus facile et accessible que celui d’un IBM-370. Et il est indéniable que le basic est un langage de programmation facile. C’est normal, il a été conçu comme un langage de base, et ce n’est d’ailleurs pas une raison pour en faire le langage « de la base »… Alors, pourquoi dire « appropriable » ?
Sans doute est-ce à cause de l’existence d’un rapport affectif plus ou moins intense entre le micro-ordinateur et son utilisateur – parlons au masculin, aux Etats-Unis 83 p.c. des utilisateurs de « micro » sont des hommes. Ce n’est pas nouveau : on connaît bien ces informaticiens passionnés qui font des heures supplémentaires gratis, vont travailler sur « leur » machine le week-end, se baladent partout avec un kilo de listings qu’ils cochent inlassablement dans le train, dans le métro ou dans l’avion. Avec les micro-ordinateurs individuels, cela devient un véritable syndrome, parfois une drogue (douce ou dure ?) ? Les enseignants et les socio-culturels y sont particulièrement sensibles : l’ordinateur individuel a un aspect ludique évident – il est d’ailleurs vendu comme tel. Le jeu, le hobby, la passion : n’est-ce pas ce qui se cache derrière le mot « appropriable » ? « Lorsque l’on s’intéresse à certaines couches sociales, il faut vendre de l’idéologie pour vendre des objets de consommation »12. Le jugement est sévère – mais n’y a‑t-il pas un peu de vrai là-dedans ?
Il nous faudra alors revenir aux réalités pragmatiques. La micro-informatique est là, c’est un nouveau marché de l’électronique. Je suis, vous êtes peut-être parmi ses clients potentiels. Il faudra définir, face à ce marché envahissant, des modalités de contrôle. Il faudra cesser de faire du micro-ordinateur un espoir ou un mythe, et le considérer positivement comme un outil à critiquer, un objet de consommation à dominer, parfois aussi comme un gadget à rejeter.
Non, la micro-informatique ne changera pas la société. Mais peut-être la société pourrait-elle un jour changer la micro-informatique…
Et si on y réfléchissait ?
- Auteur du Dossier micro-informatique (Ed. d’organisation, 1979), du Défi informatique (Fayard, 1981) ; professeur au CNAM à Paris, consultant auprès de nombreuses sociétés.
- B. Lussato, « L’informatisation de la liberté : arguments pour un débat », dans L’informatique nouvelle, nos 105 à 107.
- S. Nora & A. Minc, « L’informatisation de la société », rapport au Président de la République, Seuil/points, 1979.
- Je me réfère ici à E. Brenne, A. Stan & F. Duval, « L’informatique conviviale peut en cacher une autre », dans Critique communiste, n° 29, 1979, pp. 99 à 127.
- S. Nora & A. Minc, op. cit., pp. 111 à 125.
- Dès les premières pages, B. Lussato présente son ouvrage comme le complément indispensable de celui de JJSS, Le défi japonais, pardon, Le défi mondial.
- S. Nora et A. Minc, op. cit., pp. 106, 115, 124.
- Sur la sociobiologie et la nouvelle droite : voir par exemple G. Thill, « Biologie et société », La Revue Nouvelle, n°3, 1981.
- Cf. Undercurrents. The magazine for radical alternatives and community technology, n°42, 1980.
- J.L. Missika & D. Wolton, « L’avenir des télécommunications », dans Les réseaux pensants, Masson, 1978.
- J. P. Faivret, J.L. Missika et D. Wolton, L’illusion écologique, Seuil, 1980, p. 65.
- E. Brenne, A. Stan, F. Duval, op. cit., p. 118