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Les pièges suaves d’une informatique douce

Numéro 11 novembre 1982 - communication Écologie politique informatique par Gérard Valenduc

janvier 2017

En ces temps-là, la grosse infor­ma­tique était une tech­no­lo­gie lourde, cen­tra­li­sée et cen­tra­li­sa­trice, géante et ten­ta­cu­laire, contrai­gnante et nor­ma­li­sante. Elle pré­fi­gu­rait l’Etat fort et la socié­té sur­veillée, elle sen­tait l’expert et le tech­no­crate, elle par­lait le binaire et le For­tran. Pour­tant, elle était le sau­veur annon­cé par les pro­phètes du Pro­grès. Mais elle avait peu […]

Dossier

En ces temps-là, la grosse infor­ma­tique était une tech­no­lo­gie lourde, cen­tra­li­sée et cen­tra­li­sa­trice, géante et ten­ta­cu­laire, contrai­gnante et nor­ma­li­sante. Elle pré­fi­gu­rait l’Etat fort et la socié­té sur­veillée, elle sen­tait l’expert et le tech­no­crate, elle par­lait le binaire et le For­tran. Pour­tant, elle était le sau­veur annon­cé par les pro­phètes du Pro­grès. Mais elle avait peu de fidèles, sauf chez les scien­ti­fiques et les capi­ta­listes, tou­jours séduits par les nou­velles reli­gions. Elle n’avait pas encore péné­tré dans les chau­mières, ni conver­ti les socio-cultu­rels et les écologistes.

Vint alors le micro­pro­ces­seur. Et débu­ta l’ère de la micro-infor­ma­tique. Small is beau­ti­ful (petit est beau), cla­mait une voix dans le désert. Alors, very small allait être super-beautiful…

La micro-infor­ma­tique serait ain­si une tech­no­lo­gie douce, décon­cen­trée et décen­tra­li­sa­trice, simple et appro­priable, souple et poly­va­lente. Elle pré­fi­gu­re­rait l’autogestion et la convi­via­li­té, elle fleu­re­rait bon le bri­co­leur et l’inventeur, elle par­le­rait en mots clés et en Basic. Elle serait le sau­veur atten­du pour sor­tir de la crise post­in­dus­trielle. Elle aurait beau­coup de fidèles, non seule­ment chez les scien­ti­fiques et les capi­ta­lises, mais aus­si chez les socio-cultu­rels et les éco­lo­gistes, pour­tant peu sen­sibles aux nou­velles modes, n’est-ce pas…

Cari­ca­ture ? On n’attrape pas les mouches avec du miel, direz-vous. On a pour­tant bien attra­pé des vieux gau­chistes avec des chips… 

Macro-micro, dur-doux

Par­mi les nom­breuses contro­verses qui entourent les déve­lop­pe­ments récents de l’informatique, il en est une qui gagne pro­gres­si­ve­ment du ter­rain : celle qui pose la micro-infor­ma­tique comme alter­na­tive à la macro-infor­ma­tique tra­di­tion­nelle. L’expansion ful­gu­rante du mar­ché des micro-ordi­na­teurs n’y est évi­dem­ment pas étrangère. 

Quatre cen mille TRS-80 (Tan­dy) ven­dus en 1980 et 81 dans le monde ; un mar­ché en crois­sance de 60 à 70 p.c. par an ; des socié­tés comme Apple qui doublent leur chiffre d’affaire en douze mois. Quelques dizaines de « clubs de micro-infor­ma­tique » recen­sés en Bel­gique, une bonne cen­taine en France. Plu­sieurs revues spé­cia­li­sées, dont la plus connue s’appelle « l’ordinateur indi­vi­duel ». Un rayon de librai­rie entier pour vous apprendre le Basic, un autre pour vous convaincre de son uti­li­té ; à quand une méthode assi­mil ? Déjà des ses­sions de for­ma­tion et des réseaux d’échange de pro­grammes. Oui, la « micro » marche bien.

D’un point de vue éco­no­mique, la micro-infor­ma­tique appa­raît d’abord comme un cré­neau sup­plé­men­taire pour l’industrie des ordi­na­teurs : un mar­ché de pro­duits nou­veaux pour un public nou­veau, et un sup­port pour conqué­rir toute une gamme d’activités où l’informatique ne s’était pas encore fort implan­tée : l’école, le hob­by, le jeu, la ges­tion des petits groupes, l’animation cultu­relle, bref le hors-tra­vail, le temps libre. C’est l’informatique dans la vie quo­ti­dienne. Amu­sant, non ? Mais… en avions-nous vrai­ment besoin ? 

Besoin ! La ques­tion stu­pide… Rien ne se perd, rien ne se crée plus faci­le­ment qu’un besoin. Sans doute est-ce pour cela qu’il fal­lait un peu habiller la micro-infor­ma­tique. La maquiller au goût du jour. Et la mettre en scène avec le décor d’une idéo­lo­gie, d’un dis­cours sur la société. 

Ce dis­cours n’était pas dif­fi­cile à trou­ver : dans un monde satu­ré de tech­no­lo­gies « dures », de cen­trales nucléaires et du mono­pole d’IBM, la micro-infor­ma­tique a quelques atouts dans son jeu : la petite dimen­sion, la sim­pli­ci­té, la ver­sa­ti­li­té. À côté des dino­saures indus­triels, elle pré­sente une appa­rence sym­pa­thi­que­ment post­in­dus­trielle, quoique réso­lu­ment moderne. Il y aura ain­si l’informatique douce, l’informatique verte, l’informatique convi­viale. Qui peut tenir un tel dis­cours, et com­ment ? Allons un peu d’imagination, voyons…

Douce privatique

Vous ne connais­sez pas encore la « pri­va­tique » ? Eh bien c’est le contraire de la télé­ma­tique. Celle-ci est dure, celle-là sera douce. C’est à Bru­no Lus­sa­to1 qu’on doit le doux néo­lo­gisme de « pri­va­tique ». Selon lui « la pri­va­tique désigne l’ensemble des outils de trai­te­ment et de sto­ckage d’information, dont le fonc­tion­ne­ment n’est pas tri­bu­taire d’un réseau col­lec­tif de com­mu­ni­ca­tion. De ce fait elle appa­raît comme por­teuse de liber­té et d’autonomie (…). Les moyens pri­va­tique sup­posent et favo­risent donc un riche tis­su inter­sti­ciel (…) fac­teur de contacts humains. Ces der­nies seront favo­ri­sés par l’échange de cas­settes, de vidéo­disques entre par­ti­cu­liers, par la créa­tion de clubs (…). La pri­va­tique uti­lise pour vendre ses petites machines des mil­liers de ven­deurs de repré­sen­tants, de petites bou­tiques, de ser­vices de main­te­nance »2

Telle est la pri­va­tique. L’ennemi, c’est la télé­ma­tique, c’est-à-dire les grands réseaux d’ordinateurs de toutes tailles cou­plés grâce aux télé­com­mu­ni­ca­tions, bref une affaire d’Etat, chère à Simon Nora et Alain Minc3, adu­lée par Gis­card, en passe d’être réfor­mée par Mit­ter­rand, mais tou­jours une affaire d’Etat. La pri­va­tique, comme son nom l’indique, ce n’est pas l’Etat ; serait-ce alors le retour du libé­ra­lisme pur sur le mar­ché des ordinateurs ? 

Cepen­dant, mal­gré l’opposition appa­rente, la pri­va­tique de Lus­sa­to et la télé­ma­tique de Nora-Minc ont de nom­breux points de conver­gence. Le moindre n’est pas le pro­jet de socié­té néo-libé­rale qui sous-tend l’une comme l’autre.

En effet, pri­va­tique et télé­ma­tique s’articulent autour de trois thèmes typi­que­ment néo-libé­raux4 :

  • l’affirmation d’une pers­pec­tive de dépas­se­ment du libé­ra­lisme et du mar­xisme clas­siques, pers­pec­tive jus­ti­fiée par le pro­grès technologique ;
  • l’avènement d’une socié­té « infor­ma­tion­nelle », domi­née par les mar­chés de l’information, en lieu et place de la socié­té indus­trielle, fon­dée sur les mar­chés de l’énergie et des matières premières ;
  • la limi­ta­tion du rôle de l’Etat et des ser­vices publics.

Ces thèmes font la trame des écrits les plus idéo­lo­giques pro­duits par les par­ties en cause : par exemple, le troi­sième volet du rap­port Nora-Minc, inti­tu­lé « ques­tions pour l’avenir »5 ; ou le réent ouvrage de Lus­sa­to, bap­ti­sé Le défi infor­ma­tique par défé­rence à JJSS (ndr : Jean-Jacques Ser­van-Schrei­ber), son grand ins­pi­ra­teur6.

Doux pri­va­ti­ciens et durs télé­ma­ti­ciens ne convergent pas seule­ment vers une aspi­ra­tion néo-libé­rale. Curieu­se­ment, ils ont encore un autre point com­mun : la réfé­rence constante, l’appel du pied inces­sant en direc­tion des « nou­veaux mou­ve­ments sociaux ». Lus­sa­to est par­tout : sur le petit écran bien sûr, mais aus­si dans Autre­ment, dans Auto­ges­tion, dans Under­cur­rents, tous médias bien cotés dans les mou­ve­ments sociaux. Quant à Nora et Minc, ils ne cessent d’admirer « la flo­rai­son d’expérimentations, l’émergence du mou­ve­ment éco­lo­gique », ou le « foi­son­ne­ment de la vie asso­cia­tive », « l’agora infor­ma­tion­nelle élar­gie aux dimen­sions de la nation moderne », « la socié­té d’information (qui) appelle la remon­tée vers le centre des dési­rs des groupes auto­nomes, la mul­ti­pli­ca­tion à l’infini des com­mu­ni­ca­tions laté­rales »7. Louable inté­rêt mais on devrait peut-être s’assurer qu’ils ne mettent pas leur cli­gno­tant à gauche avant de virer à droite…

Car au fond, Nora-Minc et Lus­sa­to ne divergent que sur un gros sujet : l’Etat. Pour les pre­miers, c’est l’Etat qui doit être l’organisateur de la « mêlée infor­ma­tique » ; pour le troi­sième, ce rôle incombe au mar­ché : Keynes n’est pas encore mort, mais Fried­man est tou­jours vivant.

La contro­verse tech­nique macro-micro ser­vi­rait-elle alors, une fois encore, à élud­der le débat poli­tique ? La micro-infor­ma­tique serait-elle au néo-libé­ra­lisme ce que la socio­bio­lo­gie8 est à la nou­velle droite : un ali­bi scien­ti­fi­co-tech­nique ? On pour­rait le croire si le match macro-micro se limi­tait à une confron­ta­tion entre socio­logues experts, tech­no­rates doux et infor­ma­ti­ciens minia­tures. Or ce n’est pas le cas : il est évident que des acteurs sociaux por­teurs de pro­grès et d’espoir, comme le mou­ve­ment éco­lo­giste, ont une atti­rance par­ti­cu­lière pour la micro-infor­ma­tique. Est-ce dû à leur sen­si­bi­li­té à des enjeux tels que la com­mu­ni­ca­tion sociale, la décen­tra­li­sa­tion, l’autonomie ? Sans doute, et le pro­blème est bien là…

Frêles et verts réseaux

Il est des uto­pies éco­lo­giques qui n’hésitent pas à faire des micro-ordi­na­teurs et des réseaux locaux le sup­port pri­vi­lé­gié des rela­tions sociales. Un exemple typique est le pro­jet Pro­to­pia9 en Grande-Bre­tagne : un vil­lage com­mu­nau­taire auto­gé­ré, où l’ordinateur assume une fonc­tion pri­mor­diale de régu­la­tion éco­no­mique et sociale. Conçu comme un « exer­cice de style » plu­tôt que comme un pro­jet concret, Pro­to­pia met conjoin­te­ment à l’épreuve l’imaginaire tech­nique et l’imaginaire social : des maquettes sont construites, des pro­grammes d’ordinateur sont réa­li­sés, des médias sont tes­tés, une vie s’invente au fur et à mesure que l’utopie prend corps. La revue Under­cur­rents a même décrit des logi­ciels conçus pour Pro­to­pia, afin de gérer le par­tage du tra­vail, la répar­ti­tion des tâches ména­gères ou édu­ca­tives, les échanges d’information et de services.

Tou­chante uto­pie, qui n’est qu’un reflet de l’engouement pour l’informatique convi­viale dans l’« under­ground » anglo-saxon. Cette idée d’une infor­ma­tique convi­viale com­mence à se répandre en France et en Bel­gique : Brice Lalonde l’évoquait dans son pro­gramme, le Nou­vel Obs et Autre­ment en parlent de plus en plus, des mai­sons de la culture essaient de s’y mettre : est-ce un mou­ve­ment qui se des­sine, au-delà des que­relles rhé­to­riques télématique/privatique ?

Si mou­ve­ment il y a, il faut recon­naître que ses bases sont bien frêles. Ici aus­si, la séduc­tion tech­ni­cienne et le piège de la moder­ni­té fonc­tionnent bien. Si bien que dans la lit­té­ra­ture sur l’informatique convi­viale, on ne peut s’empêche de trou­ver une bonne part de mythe et de confusion.

Le mythe se décèle vite dans le voca­bu­laire : on y retrouve sys­té­ma­ti­que­ment des paral­lé­lismes dou­teux entre l’allégorie poli­tique et le sup­port tech­nique, par exemple :

  • décen­tra­li­sa­tion / infor­ma­tique répartie
  • rela­tions sociales / réseaux de communication
  • par­tage de la culture / cir­cu­la­tion des données
  • dia­logue / lan­gage conversationnel
  • auto­no­mie / micro-ordi­na­teurs indépendants
  • tech­no­lo­gie appro­priée / maté­riels faci­le­ment utilisables
  • démo­cra­tie directe / liai­son en temps réel

La confu­sion est, par nature, plus vicieuse encore : elle se situe autour du concept même de com­mu­ni­ca­tion. C’est un tour de passe-passe que d’identifier d’une part la mul­ti­pli­ca­tion des moyens maté­riels de com­mu­ni­ca­tions (au plu­riel), et d’autre part l’aspiration à une socié­té où la com­mu­ni­ca­tion humaine (au sin­gu­lier) trou­ve­rait toute sa place. « Il ne faut pas confondre la com­mu­ni­ca­tion humaine avec son double tech­nique. La pro­fu­sion fré­né­tique de sens, de mots, d’images, d’explications que ce double per­met ne nous aide­ra que modé­ré­ment dans la ren­contre d’autrui »10.

Du coup, l’attirance de cer­tains éco­lo­gistes vers la micro-infor­ma­tique se com­prend mieux : elle va de pair avec la séduc­tion qu’exerce sur eux l’« éco-sys­té­misme », c’est-à-dire la ren­contre entre l’écologie et la théo­rie des sys­tèmes. La micro-infor­ma­tique est alors pro­je­tée comme sup­port pos­sible d’un éco-sys­tème glo­bal pour l’ère post-indus­trielle à venir : on retrouve ici la socié­té « infor­ma­tion­nelle », fon­dée sur la com­mu­ni­ca­tion et la cyber­né­tique, au lieu de la socié­té indus­rielle, qui a connu le triomphe de la méca­nique et de la ther­mo­dy­na­mique. La cau­tion scien­ti­fique de cette nou­velle phi­lo­so­phie poli­tique sera cher­ché chez l’oncle d’Amérique (H. Labo­rit), ou dans la nou­velle alliance dont I. Pri­go­gine s’est fait le pro­phète poli­tique. Dans L’illusion éco­lo­gique, Fai­vret, Mis­si­ka et Wol­ton avaient avan­cé une hypo­thèse inté­res­sante pour expli­quer ce charme de l’« éco-sys­té­misme » sur cer­tains intel­lec­tuels et socio-cultu­rels de l’écologie : « L’apparence scien­ti­fique de l’éco-systémisme est propre à séduire les orphe­lins du mar­xisme. Ne seront-ils pas heu­reux de trou­ver un sub­sti­tut, une autre science de la socié­té et des choix poli­tiques ? »11.
Ici se pro­file un autre piège du dis­cours sur la micro-infor­ma­tique convi­viale : le risque de tom­ber dans le « déter­mi­nisme tech­no­lo­gique » — le fait de croire qu’une tech­no­lo­gie déter­mine d’elle-même une struc­ture socio-éco­no­mique. Le mou­ve­ment éco­lo­giste a pour­tant fait une bonne cri­tique de la ver­sion « clas­sique » de ce déter­mi­nisme tech­no­lo­gique (le pro­grès tech­nique entraî­ne­rait de lui-même une socié­té meilleure). Ce serait dom­mage d’en voir déve­lop­per une ver­sion « douce » (les tech­niques douces entraî­ne­raient la réa­li­sa­tion d’une socié­té conviviale).

Tendres rêves, dures réalités

Il es temps alors de démys­ti­fier ces contro­verses macro-micro, tech­nique dure-tech­nique douce. 

D’abord, il faut recon­naître que le micro n’est pas le contraire du macro. Du macro au micro, il n’y a ni rup­ture ni oppo­si­tion, il y a conti­nui­té. L’un et l’autre sont concur­ren­tiels, c’est-à-dire, dans une éco­no­mie capi­ta­liste, complémentaires.
Conti­nui­té : le micro­pro­ces­seur n’est que le der­nier stade (actuel) de l’évolution constante des com­po­sants élec­tro­niques vers la minia­tu­ri­sa­tion. Les tech­no­lo­gies de fabri­ca­tion des cir­cuits inté­grés sont pola­ri­sées depuis plus de vingt ans vers ces per­for­mances de minia­tu­ri­sa­tion, sous l’impulsion des mili­taires (mis­siles et guerre auto­ma­tique), du lob­by aéro­spa­tial (satel­lites, course à la lune) et des indus­triels d’avant-garde (exi­gences d’automatisation de la pro­duc­tion, d’intégration de la ges­tion, d’abaissement des coûts). Ce sont ces mêmes fac­teurs qui sont à la base de l’évolution des ordi­na­teurs : la grosse infor­ma­tique des années soixante était celle de la struc­tu­ra­tion des grands mono­poles infor­ma­tiques et finan­ciers ; les micro-ordi­na­teurs des années quatre-vingt ratio­na­li­se­ront les PME, ils tis­se­ront les mailles fines des grands réseaux, ils occu­pe­ront des cré­neaux encore presque vides, ceux des mar­chés de la com­mu­ni­ca­tion : médias, édu­ca­tion, loisirs.

S’il est un ter­rain où le micro peut consti­tuer un défi pour les géné­ra­tions anté­rieures – macro et mini – c’est sans doute celui de la concur­rence : dans la bataille que se livrent les riches David du « micro » contre les opu­lents Goliath du « macro », il n’y aura pas de grands per­dants : tout au plus une « sélec­tion natu­relle » (l’agonie de Loga­bax par exemple). Au bout du compte les fauves auront déli­mi­té leur ter­ri­toire – et l’économie de libre mar­ché aura redo­ré son blason.
Fi donc de la contro­verse macro-micro. Mais mal­gré tout, la micro-infor­ma­tique ne serait-elle quand même pas une tech­nique plu­tôt douce ?
Pas­sons momen­ta­né­ment sur l’aveuglement qui consiste à qua­li­fier de « tech­no­lo­gie douce » un micro-ordi­na­teur conçu dans la Sili­con Val­ley et câblé par les sous-salarié(e)s de Sin­ga­pour, sous pré­texte que c’est un ins­tru­ment à taille humaine, « appropriable »…

Le micro-ordi­na­teur appro­priable, voi­là bien une nou­velle confu­sion. Il n’est pas inutile de s’interroger sur l’emploi de ce mot qui sonne doux et vert : « appro­priable ». Est-ce en réfé­rence au mou­ve­ment de recherche de « tech­no­lo­gies appro­priées » pour des col­lec­ti­vi­tés qui veulent, ici ou dans le tiers monde, un autre type de déve­lop­pe­ment ? C’est dif­fi­cile à croire, parce que cet objec­tif pro­fon­dé­ment poli­tique est rare­ment expli­cite chez les fanas de la « micro ». 

Et si on rem­pla­çait « appro­priable » par « faci­le­ment uti­li­sable » ? C’est tout à fait vrai que l’emploi d’un APPLE‑2 est bien plus facile et acces­sible que celui d’un IBM-370. Et il est indé­niable que le basic est un lan­gage de pro­gram­ma­tion facile. C’est nor­mal, il a été conçu comme un lan­gage de base, et ce n’est d’ailleurs pas une rai­son pour en faire le lan­gage « de la base »… Alors, pour­quoi dire « appropriable » ?

Sans doute est-ce à cause de l’existence d’un rap­port affec­tif plus ou moins intense entre le micro-ordi­na­teur et son uti­li­sa­teur – par­lons au mas­cu­lin, aux Etats-Unis 83 p.c. des uti­li­sa­teurs de « micro » sont des hommes. Ce n’est pas nou­veau : on connaît bien ces infor­ma­ti­ciens pas­sion­nés qui font des heures sup­plé­men­taires gra­tis, vont tra­vailler sur « leur » machine le week-end, se baladent par­tout avec un kilo de lis­tings qu’ils cochent inlas­sa­ble­ment dans le train, dans le métro ou dans l’avion. Avec les micro-ordi­na­teurs indi­vi­duels, cela devient un véri­table syn­drome, par­fois une drogue (douce ou dure ?) ? Les ensei­gnants et les socio-cultu­rels y sont par­ti­cu­liè­re­ment sen­sibles : l’ordinateur indi­vi­duel a un aspect ludique évident – il est d’ailleurs ven­du comme tel. Le jeu, le hob­by, la pas­sion : n’est-ce pas ce qui se cache der­rière le mot « appro­priable » ? « Lorsque l’on s’intéresse à cer­taines couches sociales, il faut vendre de l’idéologie pour vendre des objets de consom­ma­tion »12. Le juge­ment est sévère – mais n’y a‑t-il pas un peu de vrai là-dedans ?

Il nous fau­dra alors reve­nir aux réa­li­tés prag­ma­tiques. La micro-infor­ma­tique est là, c’est un nou­veau mar­ché de l’électronique. Je suis, vous êtes peut-être par­mi ses clients poten­tiels. Il fau­dra défi­nir, face à ce mar­ché enva­his­sant, des moda­li­tés de contrôle. Il fau­dra ces­ser de faire du micro-ordi­na­teur un espoir ou un mythe, et le consi­dé­rer posi­ti­ve­ment comme un outil à cri­ti­quer, un objet de consom­ma­tion à domi­ner, par­fois aus­si comme un gad­get à rejeter.
Non, la micro-infor­ma­tique ne chan­ge­ra pas la socié­té. Mais peut-être la socié­té pour­rait-elle un jour chan­ger la micro-informatique…
Et si on y réfléchissait ?

  1. Auteur du Dos­sier micro-infor­ma­tique (Ed. d’organisation, 1979), du Défi infor­ma­tique (Fayard, 1981) ; pro­fes­seur au CNAM à Paris, consul­tant auprès de nom­breuses sociétés.
  2. B. Lus­sa­to, « L’informatisation de la liber­té : argu­ments pour un débat », dans L’informatique nou­velle, nos 105 à 107.
  3. S. Nora & A. Minc, « L’informatisation de la socié­té », rap­port au Pré­sident de la Répu­blique, Seuil/points, 1979.
  4. Je me réfère ici à E. Brenne, A. Stan & F. Duval, « L’informatique convi­viale peut en cacher une autre », dans Cri­tique com­mu­niste, n° 29, 1979, pp. 99 à 127.
  5. S. Nora & A. Minc, op. cit., pp. 111 à 125.
  6. Dès les pre­mières pages, B. Lus­sa­to pré­sente son ouvrage comme le com­plé­ment indis­pen­sable de celui de JJSS, Le défi japo­nais, par­don, Le défi mon­dial.
  7. S. Nora et A. Minc, op. cit., pp. 106, 115, 124.
  8. Sur la socio­bio­lo­gie et la nou­velle droite : voir par exemple G. Thill, « Bio­lo­gie et socié­té », La Revue Nou­velle, n°3, 1981.
  9. Cf. Under­cur­rents. The maga­zine for radi­cal alter­na­tives and com­mu­ni­ty tech­no­lo­gy, n°42, 1980.
  10. J.L. Mis­si­ka & D. Wol­ton, « L’avenir des télé­com­mu­ni­ca­tions », dans Les réseaux pen­sants, Mas­son, 1978.
  11. J. P. Fai­vret, J.L. Mis­si­ka et D. Wol­ton, L’illusion éco­lo­gique, Seuil, 1980, p. 65.
  12. E. Brenne, A. Stan, F. Duval, op. cit., p. 118

Gérard Valenduc


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