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Les petits ruisseaux
En 2010, Pascal Rabaté proposait une adaptation cinématographique de son album Les petits ruisseaux, avec Daniel Prevost dans le rôle principal. La bande dessinée comme le film raconte la vie d’Émile, veuf mélancolique dont les journées sont rythmées par des parties de pêche en bord de Loire avec son ami Edmond et par les pauses au bar du village. Edmond, le gai luron, meurt. Émile se retrouve à nouveau face au deuil et de plus en plus seul. Il est partagé entre la loyauté envers la femme défunte et le désir d’honorer le gout de vivre de son ami Edmond dont il ne cesse de découvrir l’amplitude.
Il s’agit aujourd’hui d’un genre consacré que celui de l’ode gracieuse au troisième âge et aux diverses façons d’aborder la fin de vie. Le genre s’exprime. La bande dessinée n’est pas en reste. L’émergence du roman graphique comme support de l’autobiographie n’est pas étrangère à cet engouement pour la fin de vie en tant que sujet. Au rang des indéniables réussites, épinglons Éloge de la poussière, du Niçois Edmond Baudoin, impression encore renforcée par le fait que sa mère en est le personnage principal. Jouant sur un double registre Nous ne serons jamais des héros vaut aussi le détour. Il met en scène un père malade qui renoue contact avec son fils et lui propose de l’accompagner pour un voyage au long cours. Émotion pure et moments franchement drôles alternent dans un bel ensemble.
Le récent Ardalen, vent des mémoires permet de retrouver le trait flamboyant du Galicien Prado. Son héroïne est une femme à la croisée des chemins, soucieuse de combler certains trous de son roman familial. Les réponses apportées par Fidel aux questions qu’elle se pose sur son grand-père la déboussoleront vu la mémoire infidèle du vieillard. Enfin, comment ne pas mentionner, La tête en l’air, de Paco Roca. L’auteur y aborde avec tact et pudeur la dégénérescence sénile et la maladie d’Alzheimer.
Mais, revenons aux petits ruisseaux et à la terre angevine de Pascal Rabaté. Son œuvre est extrêmement variée. Après des débuts compilés sous le titre légitime Premières cartouches, Les pieds dedans sera le premier haut fait d’arme de Rabaté, scénariste et dessinateur à l’œuvre extrêmement variée. C’est une comédie sarcastique que n’aurait pas reniée Étienne Chatillez, réalisateur de La vie est un long fleuve tranquille. Avec Ibicus, l’adaptation du roman d’Alexis Tolstoi, l’auteur prendra son envol. Ce titre lui vaudra un franc succès critique et public. Franc-tireur à l’abri des modes, il s’adresse au jeune public en adaptant Harry est fou, de Dick King-Smith. Il arpentera encore d’autres chemins de traverse avec Jobourg, beau récit de voyage africain. Citons encore l’évocation du monde de la gastronomie en la personne du chef étoilé Yannick Alléno, L’enfant qui rêvait d’étoiles.
Pascal Rabaté a fait le choix avec Les petits ruisseaux de deux médias différents pour un même sujet et un même synopsis. La bande dessinée comme le cinéma permettent une approche en nuance de la fin de vie et une économie de mots. Le thème n’a pas besoin d’espace pour de lente digression. Avec le temps, le verbe devient sobre. Il s’est érodé au gré des expériences ; juste et sobre et il a la taille parfaite pour un phylactère.
L’univers des vieux ne se restreint pas nécessairement du lit au fauteuil et du fauteuil au lit, comme le dit Jacques Brel, mais il s’amenuise avec le temps. Le périmètre d’Émile est circonscrit par la Loire et les possibilités de son véhicule, une improbable Mini Comtesse. Elle ne dépasse pas les 40 kilomètres à l’heure, mais, conduite pas Émile, ses possibilités semblent sans limite. Les contraintes n’empêchent ni l’aventure ni une quête de sens pour le héros de Pascal Rabaté.
Émile s’aventure en des chemins nouveaux loin de ceux initialement réservés à ce retraité-pêcheur. Avec cette liberté que s’octroie Émile, l’imprévu est à nouveau possible. Les limites n’ont plus lieu d’être lorsque le plaisir et la cohérence avec les désirs deviennent les objectifs ultimes. Pascal Rabaté n’a que faire des thématiques de la transmission et de la quiétude de l’hiver d’une vie. L’été est radieux pour son héros. On retiendra le refus d’Émile de partir en vacances avec son fils et sa belle-fille en caravane car il a d’autres envies, pas encore de projets, juste l’esquisse d’un ailleurs. Le livre et le film nous montrent aussi les différents positionnements possibles face à ces autonomies retrouvées en fin de vie. Elles surprennent, amusent et interrogent.
Point de lenteur ou d’ennui sur ces routes empruntées par Émile et sa Mini Comtesse dans la campagne angevine. L’urgence que donne l’imminence de l’inéluctable fin procure un dynamisme à ce road trip. S’y ajoute le cocasse de certains compromis engendrés par un corps fatigué et une vie d’avant très étriquée. Le rythme en devient presque haletant, ce qui peut paraitre incongru lorsqu’on aborde le thème de la fin de vie en Mini Comtesse… Rabaté n’aborde pas le thème de transmission ou de bilan, Émile saisit les derniers moments pour être heureux, vite avant qu’ils ne s’échappent.
Le lecteur comme le spectateur suivent le parcours d’Émile avec allégresse. Il retrouve la maison où il a passé son enfance, aujourd’hui occupée par une communauté peu organisée à laquelle il donne quelques informations indispensables sur le lieu. Sa détermination séduit cette jeunesse plus qu’il n’avait pu l’envisager. Il retrouve le plaisir du frôlement des corps et de la sensualité.
L’analogie se tisse avec la liberté sexuelle. Les possibles se sont élargis en sexualité comme en fin de vie. Distancer l’acte sexuel de la procréation a désinhibé la sexualité comme laisser le choix des modalités de fin de vie a désinhibé le regard sur la fin de vie. Le programme n’est plus défini par les croyances et les obligations, les possibles sont multiples. Ce nouvel espace poétique était à occuper. La décrépitude des corps, la maladie, les déchéances ne font pas peur aux conquérants car ce n’est pas un inéluctable.
Ruth Gordon interprétant Maude le chantait dans le film de Hal Ashby, Harold et Maude, en 1971. Le film était sorti à une époque où le choix n’était pas d’évidence. Il y a du manifeste dans chaque phrase. Plus de quarante ans ont passé depuis ce film. Dans Les petits ruisseaux, la liberté est une douce mélodie. Elle se décline en demi-teintes dans la bande dessinée, le ciel est par contre étincelant dans le film.
L’analogie avec la liberté sexuelle a ses limites, pas de deuxième chance pour la fin de vie. On ne peut pas revenir de tous les choix posés. Celui qui décide de prolonger son séjour malgré les contraintes et les vicissitudes devient un héros comme le montrent la bande dessinée et le film. Grâce à ce film et cette bande dessinée, il semble aussi aisé d’aborder les vertus d’une sexualité libérée que d’être en fin de vie. Le parallélisme se dessine avec pudeur, celle perdue dans la liberté sexuelle se retrouve au crépuscule des existences.
Enfant, nous jouions à faire comme si, avant d’être adulte. Avec ce film et cette bande dessinée, l’adulte peut jouer à faire « comme si » il était en fin de vie ou mettre sa fin de vie en abyme.
Bien sûr, Les petits ruisseaux n’est pas un ouvrage, ni un film sérieux. Il invite au sourire, à la détente et au plaisir. Le thème de la fin vie n’échappe pas à la règle : dès qu’un espace est libre, le vent et les poètes s’y engouffrent. Dans ce cas, pour le bonheur des lecteurs et des spectateurs.