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Les neurosciences : les neurones expliquent-ils tout ?

Numéro 3 Mars 2010 par Albert Bastenier

mars 2010

Les sciences et les tech­niques pro­gressent, même si ce pro­grès ne s’im­pose pas tou­jours comme une évi­dence heu­reuse. L’é­man­ci­pa­tion qu’elles per­mettent va régu­liè­re­ment de pair avec une nou­velle domi­na­tion qu’elles rendent pos­sible. Il fau­dra bien mesu­rer l’im­pact des neu­ros­ciences cog­ni­tives sur notre com­pré­hen­sion des phé­no­mènes cultu­rels, sociaux, moraux et poli­tiques. Aujourd’­hui la recherche dans ces […]

Dossier

Les sciences et les tech­niques pro­gressent, même si ce pro­grès ne s’im­pose pas tou­jours comme une évi­dence heu­reuse. L’é­man­ci­pa­tion qu’elles per­mettent va régu­liè­re­ment de pair avec une nou­velle domi­na­tion qu’elles rendent pos­sible. Il fau­dra bien mesu­rer l’im­pact des neu­ros­ciences cog­ni­tives sur notre com­pré­hen­sion des phé­no­mènes cultu­rels, sociaux, moraux et poli­tiques. Aujourd’­hui la recherche dans ces dis­ci­plines est certes tou­jours en cours et leurs conclu­sions pro­vi­soires. Elles ne repré­sentent donc encore qu’un enjeu plu­tôt qu’un acquis. Mais quel enjeu ! L’am­bi­tion natu­ra­liste qui habite cette nou­velle ingé­nie­rie de l’es­prit est sans doute ce qui s’est pas­sé de plus impor­tant dans les sciences humaines au cours des cin­quante der­nières années. Elle nous donne à com­prendre com­ment la matière peut pen­ser et est assu­ré­ment la forme la plus abou­tie de la natu­ra­li­sa­tion de la conscience. L’une des remises en cause les plus radi­cales de ce qui était clas­si­que­ment consi­dé­ré comme spé­ci­fi­que­ment humain.

Certes, les neu­ros­ciences ne consti­tuent pas un corps de connais­sances réel­le­ment uni­fiées et on y dis­tingue des cou­rants qui riva­lisent entre eux par la plus ou moins grande radi­ca­li­té de leurs ambi­tions natu­ra­li­sa­trices de l’hu­main. Mais elles per­mettent néan­moins déjà des inter­ven­tions thé­ra­peu­tiques ines­pé­rées. Elles en annoncent d’autres plus impor­tantes encore pour demain et, en même temps, dépas­sant le cadre ini­tial de leurs inves­ti­ga­tions et se pro­po­sant d’ex­plo­rer les fon­de­ments phy­sio­lo­giques de nos com­por­te­ments sociaux, elles bou­le­versent les repré­sen­ta­tions que nous nous fai­sions de nos iden­ti­tés indi­vi­duelles et col­lec­tives, de ce que nous consi­dé­rions comme nos cer­ti­tudes ou comme nos valeurs.

C’est que nous sommes ici sur le ter­rain des tech­niques d’ac­tion des êtres humains sur eux-mêmes, celui où ils prennent de plus en plus réso­lu­ment en charge leur propre évo­lu­tion par le biais des connais­sances et des ins­tru­ments d’in­ter­ven­tion qu’ils se sont for­gés. Cela exige que, d’une manière ou d’une autre, on s’in­ter­roge sur le genre d’hu­ma­nisme que l’on entend pro­mou­voir : quel type de connais­sance les neu­ros­ciences nous offrent-elles, concernent-elles les moyens ou les fins, que peut-on, à par­tir d’elles, faire ou ne pas faire, quelles ques­tions ces sciences laissent-elles en suspens ?

Le dos­sier qui suit pro­pose une explo­ra­tion de ces dif­fé­rentes questions.

Trois spé­cia­listes des neu­ros­ciences cog­ni­tives — Xavier Seron, Marc Crom­me­linck et Axel Clee­re­mans — s’at­tachent à spé­ci­fier les prin­ci­paux concepts et les métho­do­lo­gies qui y sont mises en œuvre, les tech­niques d’in­ter­ven­tion sur le sys­tème ner­veux qu’elles per­mettent d’en­tre­voir, la révi­sion de notre concep­tion de la liber­té qu’en­trainent les connais­sances actuelles au sujet des rap­ports entre le corps et l’es­prit, et la notion de « liber­té bio­lo­gique » qui en découle.

Marc Crom­me­linck et Xavier Seron en viennent ensuite à la ques­tion de la réins­crip­tion de la culture dans la nature. S’il existe bien des condi­tions maté­rielles à l’exis­tence des phé­no­mènes cultu­rels, la com­pré­hen­sion com­plète de ces der­niers exige néan­moins le recours à d’autres concepts que ceux en usage dans les sciences de la nature. C’est alors — et de manière inat­ten­due — à un neu­ro­logue, Georges Bau­herz, qu’il revient de « cra­cher dans la soupe » en posant la ques­tion du posi­tion­ne­ment poli­tique des neurosciences.
Phi­lo­sophe quant à lui, Ber­nard Feltz montre en quoi et com­ment les théo­ries neu­ros­cien­ti­fiques les plus récentes en sont venues à rela­ti­vi­ser le déter­mi­nisme bio­lo­gique strict qu’elles avaient adop­té initialement.

Mais faut-il avoir peur des neu­ros­ciences, demande Karin Ron­dia ? Méde­cin spé­cia­li­sée dans la péda­go­gie des ques­tions de san­té, elle ques­tionne la médi­ca­li­sa­tion phar­ma­ceu­tique neu­ro­nale d’une socié­té où l’i­déo­lo­gie du bon­heur immé­diat nous pousse à accroitre nos performances.

Il revient ensuite au psy­cha­na­lyste Fran­cis Mar­tens de s’in­ter­ro­ger sur le pour­quoi d’un débat qui n’a pas lieu : celui entre les neu­ros­ciences limi­tées dans leur appli­ca­tion par une visée tech­no­lo­gi­que­ment prag­ma­tique et sa propre dis­ci­pline engluée dans des contro­verses théo­riques et identitaires.

Enfin, d’un point de vue socio­lo­gique, Albert Bas­te­nier cherche à cla­ri­fier cer­taines ques­tions déci­sives si l’on veut com­prendre pour­quoi dans la vie sociale les gens font ce qu’ils font, mais que la révo­lu­tion cog­ni­tive des neu­ros­ciences laisse en sus­pens lors­qu’elles envi­sagent le « cer­veau social » au tra­vers des seules lois bio­lo­giques de l’or­gane cérébral.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.