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Les neurosciences cognitives en deux mots

Numéro 3 Mars 2010 par Marc Crommelinck

mars 2010

Depuis le début du XIXe siècle, les concepts fon­da­men­taux et les prin­ci­pales métho­do­lo­gies des neu­ros­ciences ont lar­ge­ment évo­lué. Grâce au déve­lop­pe­ment de nou­velles méthodes d’i­ma­ge­rie céré­brale, les décou­vertes se sont mul­ti­pliées. Une thé­ma­tique concrète de recherche, la recon­nais­sance des visages, montre le genre de ques­tions qui se posent et les pro­grammes de recherche mis en œuvre pour y répondre. Les neu­ros­ciences cog­ni­tives sont aujourd’­hui tra­ver­sées par deux axes de recherche spé­ci­fiques, mais néan­moins com­plé­men­taires : l’ap­proche des­cen­dante qui s’ap­puie sur une théo­rie du com­por­te­ment pour pro­gres­ser dans l’é­tude des méca­nismes céré­braux sous-jacents et l’ap­proche ascen­dante qui part de ques­tions déri­vées de l’ob­ser­va­tion du fonc­tion­ne­ment céré­bral lui-même. Les pers­pec­tives d’a­ve­nir concernent les tech­niques d’ac­tion sur le sys­tème ner­veux, notam­ment l’es­sor de la phar­ma­co­lo­gie céré­brale, des avan­cées dans le domaine de la neu­ro-robo­tique et l’i­den­ti­fi­ca­tion de mala­dies héré­di­taires, mais devraient faire l’ob­jet de débats éthiques.

Dossier

À l’origine des neu­ros­ciences cog­ni­tives on trouve un pos­tu­lat cen­tral : les conduites, les émo­tions et les pro­ces­sus men­taux sont sous-ten­dus par des évè­ne­ments bio­phy­siques et bio­chi­miques ayant leur siège dans le cer­veau. Le pro­jet des neu­ros­ciences cog­ni­tives est de décrire la ciné­tique de ces évè­ne­ments phy­sio­lo­giques qui sont res­pon­sables de nos actions, de nos per­cep­tions, de nos sou­ve­nirs, de nos pen­sées et de nos divers états conscients.

Un peu d’histoire…

Ce pro­jet est ancien et l’histoire des neu­ros­ciences est tra­ver­sée par une évo­lu­tion pro­gres­sive des concep­tions et des tech­niques d’analyse du cer­veau et du com­por­te­ment. Ain­si, dès le début du XIXe siècle, on consi­dé­rait que le cer­veau était com­po­sé de dif­fé­rentes par­ties, cha­cune accom­plis­sant une fonc­tion ou « facul­té » psy­cho­lo­gique par­ti­cu­lière. Dans la mesure où il était impos­sible à cette époque d’observer le fonc­tion­ne­ment des struc­tures céré­brales de manière non inva­sive, des cher­cheurs comme Franz Joseph Gall et les phré­nologistes à sa suite ont ima­gi­né que l’on devait être en mesure de loca­li­ser les facul­tés psy­cho­lo­giques en exa­mi­nant de l’extérieur la forme du crâne. Les cher­cheurs pen­saient que plus une fonc­tion était déve­lop­pée, plus la par­tie du cer­veau qui en avait la charge aug­men­tait de volume. On ima­gi­nait en outre que cet accrois­se­ment de volume exer­çait de l’intérieur une pres­sion sur le crâne au point d’y créer une convexi­té ou « bosse » repé­rable à la pal­pa­tion, d’où par exemple l’expression « avoir la bosse des maths ». Cette approche dite « phré­no­lo­gique » fera pro­gres­si­ve­ment place à des démarches scien­ti­fiques plus rigou­reuses, mais qui par­ta­ge­ront le même objec­tif : mettre en rela­tion les acti­va­tions et les struc­tures céré­brales avec les états men­taux afin de com­prendre com­ment le cer­veau fabrique la pen­sée et les émotions.

À la fin du XIXe siècle, cette enquête s’est appuyée essen­tiel­le­ment sur la patho­lo­gie. On ten­tait d’inférer les fonc­tions des dif­fé­rentes par­ties du cer­veau à par­tir de l’observation des troubles résul­tant de leur lésion. Paul Bro­ca, neu­ro­chi­rur­gien à l’hôpital du Krem­lin-Bicêtre, inau­gure ce cou­rant de recherches en mon­trant l’existence d’une rela­tion régu­lière entre une lésion loca­li­sée à la par­tie anté­rieure de l’hémisphère gauche et un trouble de la pro­duc­tion ver­bale. Par la suite, l’observation des patients devien­dra sys­té­ma­tique et d’autres rap­ports régu­liers seront obser­vés entre divers troubles men­taux et diverses lésions cérébrales.

Entre­temps les tra­vaux des neu­ro­bio­lo­gistes met­tront pro­gres­si­ve­ment à jour la struc­ture interne du cer­veau et son extra­or­di­naire com­plexi­té. Le neu­rone est iden­ti­fié comme uni­té de base du fonc­tion­ne­ment céré­bral. On découvre qu’il est le siège de phé­no­mènes élec­triques direc­tion­nels : l’«influx ner­veux ». La struc­ture interne du cer­veau révèle un gigan­tesque réseau com­po­sé de mil­liards de neu­rones inter­con­nec­tés entre eux par des jonc­tions appe­lées synapses et connec­tés aux sys­tèmes sen­so­riels et moteurs de l’organisme. Au cours de cette pre­mière période de recherches et pen­dant les deux pre­miers tiers du XXe siècle, un débat oppo­se­ra ceux pour qui le cer­veau est un ensemble indif­fé­ren­cié de par­ties toutes égales entre elles et d’autres pour qui il est com­po­sé de par­ties fonc­tion­nel­le­ment dif­fé­rentes accom­plis­sant des acti­vi­tés spé­ci­fiques. Ce débat trou­ve­ra un début de réso­lu­tion lorsque l’on consta­te­ra que de mul­tiples aires céré­brales sont acti­vées lors de la réa­li­sa­tion d’une tâche par­ti­cu­lière et lorsque les psy­cho­logues, avec l’apparition de la psy­cho­lo­gie cog­ni­tive dans les années soixante, décri­ront le fonc­tion­ne­ment men­tal comme le résul­tat de la mise en œuvre d’une séquence ordon­née d’opérations élé­men­taires. Les dif­fé­rentes par­ties du cer­veau prennent en charge des opé­ra­tions men­tales par­tiel­le­ment dif­fé­rentes, mais elles tra­vaillent de concert pour réa­li­ser des acti­vi­tés men­tales plus com­plexes. La des­crip­tion de ses acti­vi­tés men­tales com­plexes fait l’objet de recherches en psy­cho­lo­gie cognitive.

Le pro­gramme des neu­ros­ciences cog­ni­tives s’inscrit de la sorte à l’interface des sciences du cer­veau (neu­ro­phy­sio­lo­gie, neu­ro-ana­to­mie, neu­ro­chi­mie, neu­ro­gé­né­tique) et des sciences cog­ni­tives (psy­cho­lo­gie cog­ni­tive, intel­li­gence arti­fi­cielle, sciences de l’information…). Avec les pre­mières, les neu­ros­ciences cog­ni­tives par­ti­cipent au pro­jet visant à com­prendre les méca­nismes neu­ro­naux de base et la connec­ti­vi­té neu­ro­nale sous-ten­dant les acti­vi­tés motrices, per­cep­tives et cog­ni­tives ; avec les secondes, les neu­ros­ciences cog­ni­tives rejoignent la psy­cho­lo­gie cog­ni­tive en contri­buant à la com­pré­hen­sion des opé­ra­tions men­tales — ou fonc­tions cog­ni­tives — qu’est capable de réa­li­ser le sys­tème ner­veux cen­tral. Mais alors que dans leur pro­jet d’analyse des carac­té­ris­tiques ana­to­miques et neu­ro­phy­sio­lo­giques qui sous-tendent les conduites, les neu­ros­ciences peuvent chez l’animal avoir recours aux méthodes clas­siques de l’expérimentation neu­ro­phy­sio­lo­gique (abla­tions sélec­tives, enre­gis­tre­ment in vivo de l’activité céré­brale grâce à des élec­trodes implan­tées, etc.), les neu­ros­ciences humaines ont été dans un pre­mier temps limi­tées à l’étude des désordres cog­ni­tifs et com­por­te­men­taux consé­cu­tifs aux lésions céré­brales acquises.

Plus récemment

Au cours des trente der­nières années, les neu­ros­ciences cog­ni­tives vont cepen­dant connaitre un déve­lop­pe­ment consi­dé­rable à la suite de l’apparition des méthodes d’imagerie céré­brale fonc­tion­nelle. Les pre­miers tra­vaux chez l’homme remontent aux années quatre-vingt avec Mar­cus Raichle à la Washing­ton Uni­ver­si­ty de Saint Louis. La méthode uti­li­sée est la tomo­gra­phie par émis­sion de posi­tons (TEP); elle consiste à enre­gis­trer les varia­tions du débit san­guin céré­bral régio­nal lorsque le sujet s’adonne à une tâche cog­ni­tive. Cette évo­lu­tion est impor­tante puisque de l’observation des troubles pré­sen­tés par les patients atteints de lésions céré­brales, on passe à l’observation de l’activité céré­brale de sujets nor­maux en train d’accomplir une tâche particulière.

Depuis lors, les méthodes fonc­tion­nelles d’observation de l’activité céré­brale se sont diver­si­fiées et amé­lio­rées. Cha­cune pré­sente des avan­tages et des limites. En sché­ma­ti­sant quelque peu, il y a d’un côté des méthodes d’enregistrement et de l’autre des méthodes de sti­mu­la­tion. Les méthodes élec­tro­phy­sio­lo­giques enre­gistrent grâce à des élec­trodes pla­cées sur le scalp les varia­tions d’activité élec­trique glo­bale à la sur­face du cer­veau (méthodes de l’électro-encéphalographie, EEG, et des poten­tiels évo­qués), mais il est aus­si pos­sible de recueillir l’activité élec­trique de cel­lules ner­veuses indi­vi­duelles grâce à un enre­gis­tre­ment par micro-élec­trodes (approche néces­si­tant alors la tré­pa­na­tion). Les méthodes d’imagerie, comme l’imagerie par réso­nance magné­tique fonc­tion­nelle (ou IRMF) ou la TEP, enre­gistrent des chan­ge­ments phy­sio­lo­giques asso­ciés aux modi­fi­ca­tions du flux san­guin céré­bral régio­nal tan­dis que les méthodes magné­tiques (MEG ou magné­to-encé­pha­lo­gra­phie) enre­gistrent les pro­prié­tés des champs magné­tiques liés à l’activité neu­ro­nale. Du côté des méthodes de sti­mu­la­tion, la plus uti­li­sée aujourd’hui est la sti­mu­la­tion magné­tique trans­crâ­nienne (TMS) qui peut modi­fier l’activité d’une zone pré­cise du cer­veau en l’activant ou au contraire en l’inhibant de manière tem­po­raire. Cer­taines méthodes sont très effi­caces pour nous indi­quer la loca­li­sa­tion pré­cise des régions du cer­veau concer­nées par une acti­vi­té men­tale alors que d’autres méthodes four­nissent plu­tôt des infor­ma­tions sur le décours tem­po­rel des acti­va­tions, elles indiquent alors avec une pré­ci­sion de l’ordre de la mil­li­se­conde à quel moment se pro­duit un évènement.

Grâce au déve­lop­pe­ment de ces nou­velles méthodes essen­tiel­le­ment non inva­sives, le pro­gramme des neu­ros­ciences s’est ampli­fié et les décou­vertes se sont mul­ti­pliées de manière assez spec­ta­cu­laire. Mais bien sûr, les tra­vaux de neu­roi­ma­ge­rie — qui furent par­ti­cu­liè­re­ment média­ti­sés — ne suf­fisent pas à eux seuls pour com­prendre réel­le­ment ce qui se passe au niveau céré­bral d’un point de vue struc­tu­ral et fonc­tion­nel. En effet, décou­vrir à quel endroit se pro­duit un pro­ces­sus men­tal dans le cer­veau ne revient pas à dire que l’on com­prend par­fai­te­ment la dyna­mique maté­rielle des pro­ces­sus en jeu. L’exigence ultime des neu­ros­ciences est de com­prendre l’ensemble des méca­nismes céré­braux res­pon­sables de la pen­sée en par­tant du niveau des réseaux impli­qués pour des­cendre jusqu’aux struc­tures plus élé­men­taires de l’architecture céré­brale, les neu­rones et le codage neu­ro­chi­mique des trans­mis­sions synap­tiques. À ce pro­pos la neu­ro­phy­sio­lo­gie et la neu­ro­chi­mie conti­nuent bien sûr à jouer un rôle essentiel.

La nature des questions

Pour appré­hen­der ce que sont les neu­ros­ciences cog­ni­tives, une des approches les plus par­lantes consiste à décrire le genre de ques­tions que l’on se pose et les moyens que l’on met en œuvre pour y répondre. En voi­ci un exemple par­ti­cu­liè­re­ment illus­tra­tif. Par­tons d’un constat en appa­rence simple : les êtres humains dis­posent d’une capa­ci­té visuelle par­ti­cu­lière et très puis­sante celle de recon­naitre un grand nombre de visages1.

La ques­tion cen­trale est alors de savoir com­ment s’y prend le cer­veau pour recon­naitre les visages ? Par quels méca­nismes arri­vons-nous à dis­tin­guer un vieil ami de notre voi­sin de palier ?

Bien sûr lorsque nous nous posons ce genre de ques­tions, nous savons que les méca­nismes en cause sont loca­li­sés dans le cer­veau ; mais, si nous vou­lons com­prendre com­ment fonc­tionne le cer­veau pour recon­naitre les visages, il nous faut éta­blir quelles sont les conduites par­ti­cu­lières qui cor­res­pondent, chez l’homme, à cette capa­ci­té de « recon­naitre les visages ». Il est donc néces­saire de réa­li­ser dans un pre­mier temps une ana­lyse fonc­tion­nelle des acti­vi­tés de recon­nais­sance des visages, c’est-à-dire d’établir un inven­taire le plus com­plet pos­sible des conduites qu’il est pos­sible de ran­ger sous cette fonc­tion par­ti­cu­lière. C’est en effet cette ana­lyse fonc­tion­nelle qui déter­mi­ne­ra quelles sont les opé­ra­tions que le cer­veau doit être en mesure de réa­li­ser. Pareil des­crip­tif sera pour l’essentiel issu de tra­vaux menés par des psy­cho­logues. Ce sont eux qui vont four­nir une sorte de cahier des charges des opé­ra­tions accom­plies par le cer­veau humain lorsqu’il se montre capable de recon­naitre des visages.

Il est ain­si pos­sible de dres­ser une liste non exhaus­tive de quelques-unes des prin­ci­pales carac­té­ris­tiques de cette acti­vi­té de reconnaissance.

« Recon­naitre un visage chez un être humain » c’est :

  • davan­tage que recon­naitre un objet, car recon­naitre une tasse ce n’est pas recon­naitre une tasse en par­ti­cu­lier, alors que la recon­nais­sance d’un visage cor­res­pond à la recon­nais­sance d’un exem­plaire singulier,
  • recon­naitre le sexe de la personne,
  • être capable d’identifier l’émotion faciale,
  • recon­naitre approxi­ma­ti­ve­ment l’âge,
  • recon­naitre le groupe ethnique,
  • recon­naitre plus dif­fi­ci­le­ment les membres des autres groupes eth­niques (le fameux « effet de race ») car on per­çoit les per­sonnes des autres groupes comme étant plus sem­blables entre elles,
  • être capable de mettre en cor­res­pon­dance un vrai visage en cou­leur avec une pho­to en noir et blanc,
  • recon­naitre la per­sonne de face et de profil,
  • recon­naitre son propre visage,
  • une capa­ci­té qui appa­rait très tôt chez l’enfant,
  • une opé­ra­tion extrê­me­ment rapide (lar­ge­ment moins d’une seconde),
  • un pro­ces­sus obli­ga­toire : pla­cé devant le visage de quelqu’un que l’on connait, il est impos­sible de déci­der ne pas le reconnaitre,
  • une capa­ci­té éten­due, on éva­lue de 5 à 10.000 envi­ron le nombre de visages dif­fé­rents mis en mémoire et que l’on est capable de reconnaitre,
  • un pro­ces­sus robuste dans le temps, on peut recon­naitre le visage d’une per­sonne qu’on n’a plus vue depuis dix ans ou plus (cette recon­nais­sance résiste donc à des changements),
  • une recon­nais­sance qui ne s’appuie pas sur le lan­gage (on est très mau­vais pour décrire le visage de quelqu’un ver­ba­le­ment), etc.

La des­crip­tion fonc­tion­nelle de cette capa­ci­té per­met ain­si de dres­ser les pro­prié­tés du sys­tème de recon­nais­sance dont on cherche la trace dans l’activité et la struc­ture du cerveau.

Les démarches que les cher­cheurs vont ensuite accom­plir pour décrire et iden­ti­fier les struc­tures ner­veuses capables de rem­plir ces fonc­tions défi­nissent des pro­grammes de recherches très éten­dus qui mettent en œuvre des méthodes spé­ci­fiques. Illus­trons ces pro­grammes sous la forme de ques­tions de recherche.

Ain­si : quelles sont les par­ties du cer­veau qui sont actives lorsque l’on recon­nait un visage ? Sont-elles iden­tiques à celles qui recon­naissent les objets ? Lors d’une acti­vi­té de recon­nais­sance, quelle est l’information qui est extraite du visage et qui aide à son iden­ti­fi­ca­tion (est-ce le nez, les yeux, la bouche, ou encore l’ensemble de ces élé­ments-là, ou les rap­ports spa­tiaux entre ces élé­ments)? Sont-ce les mêmes infor­ma­tions qui sont extraites du visage pour défi­nir son âge, son sexe ou son iden­ti­té ? Quel est le rôle du mou­ve­ment dans la recon­nais­sance des visages ? Quels sont les élé­ments exa­gé­rés par les cari­ca­tu­ristes lorsqu’ils des­sinent un visage et qu’on le recon­nait ? À quel âge appa­rait la recon­nais­sance des visages ? La recon­nais­sance des visages est-elle pré­sente chez d’autres espèces que la nôtre, notam­ment chez les espèces qui ont une vie sociale struc­tu­rée ? Quelles sont chez ces espèces les struc­tures céré­brales concer­nées et ont-elles des pro­prié­tés proches des nôtres ? Peut-on créer des machines qui recon­naissent les visages et qui auraient les mêmes capa­ci­tés que l’être humain ? Et dans l’affirmative, les pro­grammes uti­li­sés par ces machines sont-ils des can­di­dats pos­sibles pour la com­pré­hen­sion des méca­nismes uti­li­sés par le cerveau ?

Y a‑t-il des sujets qui ne recon­naissent pas les visages dès leur nais­sance, leur cer­veau pré­sente-t-il des carac­té­ris­tiques fonc­tion­nelles ou struc­tu­rales par­ti­cu­lières ? Y a‑t-il des mala­dies géné­tiques qui pré­dis­posent à un trouble de la recon­nais­sance des visages ? Les sujets autistes recon­naissent-ils les visages comme les sujets nor­maux et dis­cri­minent-ils les émo­tions faciales ? Les méca­nismes en jeu pour recon­naitre les émo­tions sur un visage sont-ils les mêmes que ceux qui per­mettent la recon­nais­sance de l’identité de la per­sonne ? La recon­nais­sance des émo­tions est-elle la même dans tous les groupes humains ou ces méca­nismes sont-ils influen­cés par la culture ou par cer­taines habi­tudes sociales ? Com­ment se trouvent sto­ckés dans notre mémoire visuelle les 5.000 à 10.000 visages que nous connais­sons ? Com­ment sont repré­sen­tés ces visages en mémoire, a‑t-on une seule repré­sen­ta­tion par per­sonne et si oui laquelle (face, pro­fil ou encore de trois quarts) ou bien avons-nous au contraire plu­sieurs repré­sen­ta­tions dif­fé­rentes par personne ?

Voi­là autant de ques­tions qui deviennent per­ti­nentes dans le cadre des recherches en neu­ros­ciences cog­ni­tives. Les méthodes mises en œuvre pour ten­ter d’y répondre sont très diverses, nous les avons énu­mé­rées plus haut : obser­va­tion minu­tieuse de patients céré­braux lésés souf­frant de troubles de la recon­nais­sance des visages (pro­so­pag­no­sie); ana­lyse struc­tu­rale et fonc­tion­nelle des cer­veaux de ces patients par les dif­fé­rentes tech­niques d’imagerie déjà men­tion­nées ; mise en place de para­digmes de recherche chez des sujets sains enga­gés dans des acti­vi­tés de recon­nais­sance de visages ; enre­gis­tre­ment par micro-élec­trodes chez l’animal, des réponses de neu­rones appar­te­nant à dif­fé­rentes aires du sys­tème visuel spé­cia­li­sées dans les trai­te­ments de l’information liée aux visages, etc. La mois­son est abon­dante et les pro­grammes de recherche ne cessent encore de s’enrichir et se diversifier.

De Haut en Bas versus de Bas en Haut

Au-delà de cet exemple, ce qu’il est impor­tant de sou­li­gner c’est que le type de recherches illus­tré dans les para­graphes pré­cé­dents est conduit au départ de modèles psy­cho­lo­giques. Ils concernent notam­ment la per­cep­tion, la mémoire, l’émotion, l’attention, l’apprentissage, le contrôle moteur…: ce sont eux qui four­nissent le cadre au sein duquel les hypo­thèses fonc­tion­nelles deviennent per­ti­nentes. Cette approche est par­fois qua­li­fiée de « des­cen­dante » dans la mesure où elle s’appuie sur une théo­rie du com­por­te­ment et des états men­taux pour pro­gres­ser dans l’étude des méca­nismes céré­braux sous-jacents.

Au contraire, d’autres recherches en neu­ros­ciences partent de ques­tions déri­vées de l’observation du fonc­tion­ne­ment céré­bral lui-même, à un niveau glo­bal ou à un niveau beau­coup plus élé­men­taire. Ain­si, au cours des der­nières décen­nies, les approches cel­lu­laire et molé­cu­laire ont fait des pro­grès consi­dé­rables. Il serait hors de pro­pos ici d’en don­ner un aper­çu d’ensemble. Citons seule­ment par­mi bien d’autres les thé­ma­tiques sui­vantes : étude du méta­bo­lisme des molé­cules consti­tuant les neu­ro­trans­met­teurs ; études phy­sio­lo­gique et phar­ma­co­lo­gique des récep­teurs ; étude de la struc­ture et du fonc­tion­ne­ment des pro­téines for­mant, au niveau des mem­branes cel­lu­laires, les canaux ioniques ; étude des voies de signa­li­sa­tion intra­cel­lu­laire liée à l’activité de pro­téines spé­ci­fiques au sein du cyto­plasme ; étude de la phy­sio­lo­gie des jonc­tions synap­tiques ; étude de la régu­la­tion des fac­teurs de trans­crip­tion géné­tique au sein des cel­lules ner­veuses… Tous ces tra­vaux repré­sentent les efforts conjoints de la bio­chi­mie, de la bio­phy­sique, de la phar­ma­co­lo­gie, de la phy­sio­lo­gie cel­lu­laire et molé­cu­laire, de la géné­tique molé­cu­laire… pour com­prendre la struc­ture et le fonc­tion­ne­ment cel­lu­laires. La tâche est immense étant don­né l’extrême com­plexi­té de cette uni­té cen­trale de trai­te­ment qu’est le neu­rone. Cette approche est par­fois qua­li­fiée d’«ascendante », elle s’appuie en effet sur la com­pré­hen­sion des élé­ments de base du réseau ner­veux dans l’espoir de pou­voir remon­ter pro­gres­si­ve­ment du niveau élé­men­taire vers le niveau des fonc­tions globales.

S’il est vrai qu’aujourd’hui les pro­grammes de recherches mis en œuvre par cha­cune de ces approches sont rela­ti­ve­ment spé­ci­fiques, on peut néan­moins pen­ser qu’à terme ils conver­ge­ront en vue d’un même objec­tif. Un exemple assez remar­quable de cette conver­gence est le tra­vail de Eric Kan­del, prix Nobel de méde­cine en 2000, et de son équipe. En un mot, l’objectif de cette recherche est de rendre compte des méca­nismes de conso­li­da­tion et de sto­ckage des conte­nus mné­siques en termes de modi­fi­ca­tions à plus ou moins long terme des consti­tuants de base du neu­rone et du fonc­tion­ne­ment synap­tique. Pareille approche a pri­vi­lé­gié l’étude d’organismes élé­men­taires sur les­quels un modèle expé­ri­men­tal réduc­tion­niste peut être mis en place. Les études de Kan­del se sont por­tées sur un gas­té­ro­pode marin, l’aplysie, qui a l’avantage de pré­sen­ter des com­por­te­ments d’apprentissage et de mémoire à court et à long terme rela­ti­ve­ment éla­bo­rés. Par ailleurs, les méca­nismes ner­veux qui sous-tendent ces com­por­te­ments sont implé­men­tés dans des réseaux ner­veux rela­ti­ve­ment élé­men­taires (quelques dizaines de neu­rones de grande taille inter­con­nec­tés par des liai­sons mono ou di-synap­tiques et pou­vant faire l’objet d’enregistrement unitaire).

Sans entrer dans le détail des résul­tats expé­ri­men­taux, fai­sons-en res­sor­tir en quelques mots les prin­ci­pales conclu­sions. La mémoire semble être très inti­me­ment liée à des modi­fi­ca­tions à plus ou moins long terme de l’efficacité et de la den­si­té des connexions synap­tiques au niveau des réseaux ner­veux impli­qués dans les conduites qui font l’objet de l’apprentissage et d’une mémo­ri­sa­tion. L’intérêt des tra­vaux de Kan­del est de mettre en évi­dence les méca­nismes cel­lu­laires de la créa­tion et de l’inscription, dans un réseau de neu­rones, des traces des inter­ac­tions de l’organisme avec le milieu. Un sou­ve­nir serait ain­si repré­sen­té dans le cer­veau par un ensemble de neu­rones for­mant une assem­blée grâce à des liens synap­tiques (appe­lés par­fois « poids synap­tiques ») spé­ci­fiques. Ce qui est fas­ci­nant dans ces tra­vaux c’est que les méca­nismes sous-ten­dant ces appren­tis­sages élé­men­taires chez un petit mol­lusque sont très pro­ba­ble­ment du même type que ceux inter­ve­nant dans la conso­li­da­tion et le sto­ckage des traces mné­siques chez l’homme.

Cerveau-fiction ?

Les méthodes et les tech­niques d’observation et de sti­mu­la­tion du cer­veau connaissent un rythme de crois­sance d’une telle rapi­di­té qu’il serait bien hasar­deux de pré­dire quels seront les déve­lop­pe­ments futurs. On voit néan­moins appa­raitre un cer­tain nombre de déve­lop­pe­ments tech­niques et appli­qués qui vont modi­fier sin­gu­liè­re­ment la capa­ci­té des géné­ra­tions futures à « agir » sur le cer­veau. On assiste dès à pré­sent à un nou­vel essor de la phar­ma­co­lo­gie céré­brale (sti­mu­lants, neu­ro­lep­tiques, drogues agis­sant sur les récep­teurs, etc.) liés aux pro­grès de la neu­ro­chi­mie. On voit se déve­lop­per des tech­niques de sti­mu­la­tion des fonc­tions céré­brales par l’implantation d’électrodes en pro­fon­deur chez les patients par­kin­so­niens, mais aus­si dans le cas de mala­dies psy­chia­triques graves. On voit éga­le­ment des avan­cées spec­ta­cu­laires dans le domaine de la neu­ro-robo­tique : pilo­tage à par­tir de signaux céré­braux de dis­po­si­tifs arti­fi­ciels, cou­plage entre le cer­veau et des dis­po­si­tifs sen­so­riels maté­riels (rétine arti­fi­cielle, implants cochléaires…). On assiste éga­le­ment à des ten­ta­tives d’autogreffe et au gui­dage chi­mique des pro­li­fé­ra­tions neu­ro­nales spon­ta­nées. Enfin, la recherche en neu­ro-géné­tique conduit à l’identification de mala­dies héré­di­taires et les pro­grès en génie géné­tique pour­raient conduire à leur éra­di­ca­tion progressive.

Il nous paraît évident que ce for­mi­dable pou­voir d’action et de trans­for­ma­tion devra faire l’objet de débats éthiques car de la même manière que la mani­pu­la­tion du génome engage l’identité de notre espèce, l’action sur le cer­veau risque à son tour d’en modi­fier les contours.

  1. Nous aurions pu choi­sir une autre capa­ci­té de la cog­ni­tion humaine, uti­li­ser les nombres, pro­duire du lan­gage, jouer de la musique, etc.

Marc Crommelinck


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