A l’heure où « l’article 50 » va enfin être actionné par le gouvernement de Theresa May, l’Ecosse menace de prendre le large et l’Irlande du Nord connaît une poussée spectaculaire du Sin Fein, devenu tardivement pro-Européen. Il nous paraît dès lors instructif de revenir sur des dimensions sous-estimées du Brexit : les facteurs impériaux et nationaux.
L’intérêt du cas britannique est de nous offrir un emboîtement de ces différents facteurs : les nations écossaises et d’Irlande du Nord au sein d’un Royaume-Uni (...)
A l’heure où « l’article 50 » va enfin être actionné par le gouvernement de Theresa May, l’Ecosse menace de prendre le large et l’Irlande du Nord connaît une poussée spectaculaire du Sin Fein, devenu tardivement pro-Européen. Il nous paraît dès lors instructif de revenir sur des dimensions sous-estimées du Brexit : les facteurs impériaux et nationaux.
L’intérêt du cas britannique est de nous offrir un emboîtement de ces différents facteurs : les nations écossaises et d’Irlande du Nord [1] au sein d’un Royaume-Uni (UK) dominé par l’Angleterre post impériale, et cette dernière enchâssée « à l’insu de son plein gré » au sein de l’UE. Il nous indique aussi combien les dimensions nationales peuvent être têtues, ce que la décomposition de la Tchécoslovaquie, de la République fédérative socialiste de Yougoslavie et de l’URSS nous avait déjà montré. Dans ces deux derniers cas, d’ailleurs, les ambitions serbes et russes offrent quelques ressemblances avec celles de l’Angleterre (même si ces dernières sont plus démocratiques et pacifiques ; mais n’oublions pas les violences récentes en Irlande du Nord, pacifiée par les « Accords du Vendredi saint » de 1998, aujourd’hui menacés).
Les résultats du référendum consultatif sur l’appartenance à l’Union européenne [2], qui s’est tenu le 23 juin 2016 dans le Royaume-Uni – un État réunissant la Grande-Bretagne (Angleterre, Pays de Galles et Ecosse) et l’Irlande du Nord [3] – ainsi qu’à Gibraltar, ont fait l’objet de nombreuses analyses et de commentaires savants. La plupart d’entre eux insistaient à juste titre sur la dimension économique, socioculturelle, et territoriale des votes : comme dans d’autres pays occidentaux (Pologne, Autriche, USA, France…), ce sont davantage les « perdants de la mondialisation » et les « populations périphériques » qui optent pour le repli national - le Brexit dans le cas qui nous intéresse.
Si la sociologie électorale des résultats en Angleterre et au Pays de Galles corrobore peu ou prou cette analyse, elle est plus épineuse pour l’Ecosse et l’Irlande du Nord, nations constitutives du Royaume-Uni (respectivement en 1707 et 1800) : 62 % des Ecossais et 55,8 % des Irlandais du Nord ont opté pour le remain, alors qu’il n’étaient que 46,7 % en Angleterre (incluant Gibraltar) et 47,5 % au Pays de Galles. Notons également que la participation était plus élevée en Angleterre (73 % du corps électoral) et au Pays de Galles (71,7 %), qu’en Irlande du Nord (62,7 %) et en Ecosse (62,2 %). L’écart entre l’Ecosse et l’Angleterre est de 15,3 % pour le remain et de 10,8 % pour la participation.
Ce sont dès lors les nations les plus opposées à l’UE qui ont le plus participé au scrutin. Les Anglais apparaissent par conséquent les plus motivés et les plus opposés à l’Union européenne. Si l’Ecosse et l’Irlande du Nord avaient eu le même taux de participation que l’Angleterre, le résultat aurait été nettement plus serré (le leave l’aurait emporté de justesse). Inversement, si l’Angleterre et le Pays de Galles avaient connu une participation identique à celle de l’Ecosse, c’est le remain qui aurait gagné. Etant donné les effectifs en présence, c’est le vote de l’Angleterre qui s’avère dès lors prépondérant.
Ajoutons que, lors des élections de 2015, le parti eurosceptique UKIP (« United Kingdom Independence Party ») n’a recueill que 1,6 % des suffrages en Ecosse et 2,6 % en Irlande du Nord, alors qu’il en obtenait 14 % en Angleterre. Le nom UKIP paraît n’être que le faux nez d’un parti nationaliste anglais, dans la mesure où ses cadres et ses électeurs le sont à une écrasante majorité.
La dimension nationale serait donc une variable cruciale [4] du référendum (y compris à l’intérieur de l’Irlande du Nord, bien entendu), même si elle doit être croisée avec les facteurs socioculturels, générationnels et territoriaux (le facteur rural/urbain). De ce point de vue, c’est l’Angleterre et le Pays de Galles qui ont choisi de quitter l’UE, et, en tout premier lieu, l’Angleterre. Le Brexit est donc avant tout un Angxit. C’est notamment la thèse que défend Nicholas Boyle, professeur à l’université de Cambridge, dans un article [5] paru dans The New European. L’intérêt de cette analyse est non seulement de placer le vote différentiel des nations constitutives du Royaume-Uni dans le contexte historique et « impérial » de l’Angleterre, mais d’attirer notre attention sur des facteurs constitutionnels et institutionnels peu connus des continentaux. Et qui risquent de jouer leur rôle dans la mise en œuvre du Brexit - surtout du « hard Brexit ».
L’argumentation de Boyle commence par ce constat : si les facteurs prépondérants du vote leave étaient les seules dimensions socioéconomiques, générationnelles, éducatives et territoriales, comment expliquer le vote de l’Ecosse et de l’Irlande du Nord ? N’y a-t-il pas des « laissés pour compte de la mondialisation », des populations âgées et « périphériques » dans ces deux nations ? La réponse est dans la question. Partant de ce constat qu’il n’affine pas (sans pour autant nier le rôle spécifique de ces variables au sein du vote écossais et irlandais), Boyle porte toute son attention au facteur national, et particulièrement à la dimension « impériale » de l’Angleterre - notamment celle de ses élites qui ont favorisé le vote pour le Brexit. Sa charge est vigoureuse, ironique et bien documentée – portant une attention particulière à l’impact psychologique de « l’Empire perdu ». Nous reviendrons sur ce dernier point qui est commun à d’autres situations, notamment celle de la Russie, de la Serbie, voire de la France.
Pour Nicholas Boyle, la question posée lors du référendum ne concernait en effet ni l’austérité, ni la mondialisation, ni le mauvais état des services sociaux et médicaux (le welfare), mais bien la seule appartenance à l’UE (déjà hors Schengen, hors zone euro et hors pacte de stabilité et de croissance – sans compter les concessions obtenues par Cameron). En clair : voulez-vous être un membre de l’UE parmi d’autres ou pas ? Le facteur déterminant est donc, selon Boyle, l’europhobie (au sens psychologique du mot) bien plus que l’euroscepticisme. Selon lui, la crainte d’une perte d’identité et de la blessure narcissique consécutive est un facteur majeur. Mais de quelle identité s’agit-il dans le cas des Anglais, et qui aurait nettement moins joué pour les Ecossais ou les Irlandais ? Ces derniers n’auraient-ils pas autant de crainte à l’égard de « Bruxelles » ?
La réponse est relativement simple. Après la perte de l’empire maritime mondial et du Rule, Britannia ! dans la foulée des décolonisations, il ne restait que le Royaume-Uni comme fantôme impérial de l’Angleterre, avec cette particularité que l’identité anglaise dominante y était « naturellement » subsumée sous celle de l’UK. Il n’y a d’ailleurs pas de parlement anglais au sein du Royaume uni, alors qu’il existe un parlement gallois (« Assemblée nationale du pays de Galles »), rétabli en 1999 après l’absorption de 1542, un parlement écossais (« Pàrlamaid na h-Alba », surnommé Holyrood, du nom de sa localisation) rétabli en 1999 après avoir été supprimé lors de l’Acte d’Union de 1707, et un parlement irlandais du Nord (« Northern Ireland Assembly ») rétabli en 1998 par les « Accords du Vendredi saint », après que le parlement de l’Irlande unie ait été aboli lors de l’Acte d’Union de 1801. Cette absence de parlement anglais n’est effet pas un signe de modestie, mais bien celui de « l’évidence » de sa position d’exception.
Le deuil de l’Empire disparu n’est en effet pas assumé, comme en témoigne le slogan « Global Britain » affiché par Theresa May lors de sa première conférence de presse sur le Brexit. Ce dernier ne se veut en effet nullement un « repli insulaire » comme on a pu l’écrire hâtivement et de manière quelque peu pavlovienne, mais bien un choix pour le « grand large » anglo-saxon. Après tout, c’étaient davantage les immigrés polonais ou roumains qui semblaient poser problème aux brexiters que les sujets des anciennes colonies de sa Gracieuse Majesté. Cette dernière, semble-t-il, n’a finalement proféré qu’un bref commentaire après le vote du Brexit : « I am still alive ». Le tout est de savoir s’il ne s’agit pas de la vie d’un fantôme, et si l’Angleterre impériale n’est pas frappée du terrible syndrome de Valdemar [6], décrit dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe ; voire de celui de Dorian Gray dans son célèbre portrait, l’objet du roman éponyme d’Oscar Wilde. Un être maintenu en vie ou dans une jeunesse éternelle par le magnétisme ou l’imaginaire - et qui se réveille d’un coup dans la réalité effrayante de sa décrépitude.
Boyle n’est pas loin de développer cette analyse, même s’il ne cite pas Poe ou Wilde, pas davantage que la Reine, dite d’Angleterre [7] , et ne va pas jusqu’à cette extrémité fictionnelle. Pour lui, cependant, c’est bien d’une question de fiction identitaire qu’il s’agit. Celle d’un « exceptionnalisme anglo-britannique » que l’intégration européenne et son « union sans cesse plus étroite » (et même sans cette perspective asymptotique) contrevenait de manière frontale. « Traumatisme d’une amputation impériale », écrit Boyle, qui se rapproche de celui de la Russie poutinienne ou, dans une moindre mesure, de la France élargie au niveau de la francophonie toute entière. L’Allemagne, on le sait, en a suffisamment pris sur la tête que pour encore développer une nostalgie de cet acabit.
L’académique britannique et notre correspondant irlandais de la Dublin Review of Books citent toute une série d’exemples de ce refus anglais de se percevoir comme une nation « parmi d’autres ». Outre les aspects institutionnels que nous venons d’évoquer brièvement, la glorification des escapades guerrières (notamment celle des Malouines) semble profondément inscrite dans la « psyché anglaise ». Il serait difficile de se promener dans les campagnes sans tomber sur des baraquements militaires, des camps d’entraînement, des parades affichées dans les églises ainsi que d’innombrables monuments, cimetières ou drapeaux en l’honneur des « gloires passées » et des « morts glorieuses ». La célébration de l’Armistice du 11 novembre aurait connu un regain considérable ces dernières années (elle fait quelque peu penser à la « Grande guerre patriotique », remise à l’honneur en Russie). Il est quasiment impossible de ne pas arborer le coquelicot des Flandres (Remembrance Flanders poppy) à la mi-octobre, en particulier à la télévision. La fierté nationale semble obligatoire, et cela ne concerne pas que les deux guerres mondiales, mais également des expéditions plus récentes.
Sans verser dans l’analyse monofactorielle, il nous paraît peu conforme aux faits de passer ces facteurs identitaires et nationaux sous silence, tant ils crèvent les yeux et sont mobilisés par les acteurs eux-mêmes. Sans parler de la géographie qui leur donne des points d’appui non négligeables. Ceci d’autant que ces facteurs sont à l’œuvre dans l’Europe entière, autant à gauche qu’à droite, et montrent que le niveau de l’État-nation est, pour l’heure, difficilement dépassable comme lieu de nouage entre l’universel et le particulier [8]. Il ne nous paraît, par conséquent, guère pertinent d’en faire uniquement des émanations de « facteurs socioéconomiques sous-jacents » ou des reliquats du passé. N’est-ce pas Jacques Delors qui appelait de ses vœux une « Fédération d’État-nations » ?
Dans le cas du Royaume uni, la problématique à l’œuvre est rendue plus compliquée par la coexistence de plus en plus difficile - dont témoignent la résurgence des parlements nationaux et les velléités d’indépendance de l’Ecosse ou du Sin Fein en Irlande du Nord – entre les nations dominées et la nation post impériale dominante. L’Angleterre refusant de se considérer, à travers la majorité qui s’est exprimée en juin 2016, comme « une nation parmi d’autres », elle ne peut que récolter la montée en puissance des autres composantes nationales. Ces dernières s’estiment en effet mieux protégées au sein de l’UE que dans un Royaume-Uni solidifié dans son identité insulaire et anglaise. C’est une des principales raisons de la proposition de tenue d’un référendum sur l’indépendance de l’Ecosse par Nicola Sturgeon avant le Brexit. Car après, il sera sans doute trop tard…
Le premier ministre conservateur, Anthony Eden, avait déclaré dans les années 1950, au sujet d’une adhésion à ce qui n’était encore que la CECA : « This Is something we know in our bones we cannot do ». Edward Heath fut d’un avis contraire et poussa à l’intégration européenne (CEE) en 1972. Le « savoir des os » s’est visiblement réveillé en 2016, dans le contexte d’une défiance croissante à l’égard de l’UE, portant le chapeau de la mondialisation économique et migratoire, pour des motifs sans doute autant nationaux que sociaux et eurocratiques. Reste que le cas du Royaume uni comporte des aspects spécifiques, qui n’ont sans doute pas fini de déployer leurs effets sous les oripeaux d’un empire résiduel. D’autres fantômes risquent en effet de se réveiller, notamment en Irlande du Nord. Il n’est dès lors pas certain que le HMS [9] Brexit gagne la haute mer sans essuyer quelques grains et autres mutineries. Le règne des empires est derrière nous.
Post Scriptum. La probabilité d’une dissolution du Royaume-Uni avait déjà été largement anticipée par l’historien britannique Norman Davies (British Academy et Oxford), dans son livre volumineux The Isles, publié chez Macmillan en 1999.
[1] La dimension nationale est très estompée au Pays de Galles ; l’on parle couramment de « England-and-Wales ».
[2] La question posée était la suivante : « Should the United Kingdom remain a member of the European Union or leave the European Union ? ». D’où le comptage des voix en « remain » et « leave ».
[3] Les « Territoires de la Couronne » (L’île de Man et les baillages de Jersey et de Guernesey) ne font partie ni du Royaume-Uni ni de l’Union européenne. Le référendum n’y a dès lors pas été organisé, contrairement à Gibraltar (qui a voté massivement pour le remain) considéré pour ce référendum comme une partie de l’Angleterre du sud-ouest. Les Territoires de la Couronne comptent 250.000 habitants.
[4] Pour une intéressante analyse du Brexit, mais qui néglige la question historique et nationale, voir le billet d’Henri Goldman, « Le Brexit vu de gauche », paru sur les blogs de Politique le 27 juin 2016. L’auteur écrit d’ailleurs qu’il « se limite à l’Angleterre et au Pays de Galles », ce qui permet effectivement de ne pas traiter cette dimension et de balayer la problématique historique et « identitaire » sous le tapis.
[5] « The problem with the English : England doesn’t want to be just another member of a team », The New European, 17 janvier 2017. Nicholas Boyle, qui est un spécialiste de la littérature allemande membre de la British Academy, est notamment l’auteur d’une volumineuse biographie de Goethe. Je remercie Olivier Dupuis d’avoir attiré mon attention sur ce texte, ainsi qu’Enda O’Doherty du Dublin Review of Books pour ses commentaires très éclairants sur cet article et sur le Brexit, vus d’Irlande.
[6] Dans La Vérité sur le cas de M. Valdemar (« The Facts in the Case of M. Valdemar », 1845), Egar Poe décrit l’histoire d’un mourant maintenu artificiellement en vie par un magnétiseur pendant de nombreux mois. A l’issue de cette période, le magnétiseur fait plusieurs « passes » pour sortir Valdemar de son état et la voix du mourant s’écrie « Mort ! Mort ! ». Le corps de Monsieur Valdemar s’émiette, pourrit et se transforme en une dégoûtante masse quasi-liquide, d’une abominable putréfaction.
[7] Elle est en réalité le monarque constitutionnel du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord ainsi que de quinze autres États souverains (royaumes du Commonwealth), de leurs territoires et dépendances, ainsi que le chef du Commonwealth of Nations regroupant cinquante trois États. Ce simple énoncé (non exhaustif) n’est pas sans rapport avec notre sujet. Son blason de Reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande-du-Nord (depuis 1952) est : « Écartelé, en I et IV de gueules à trois léopards d’or armés et lampassés d’azur [Angleterre], en II d’or, au lion de gueules, au double trescheur fleuronné et contre-fleuronné du même [Écosse], en III d’azur, à la harpe d’or, cordée d’argent [Irlande du Nord]. »
[8] Voir à ce sujet certaines des réflexions d’Olivier Dupuis, « L’union des Européens à l’épreuve des Nations », publié dans La Revue Nouvelle, Juillet-Août 2012. L’importance de l’État-nation comme lieu de rencontre entre l’universel et le particulier est par ailleurs longuement développé dans Le nouveau monde de Marcel Gauchet, Gallimard 2017. En particulier le chapitre VI, « La mondialisation de l’État-nation ».
[9] HMS - Her/His Majesty’s Ship - est le préfixe des navires utilisés dans la Royal Navy.