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Les malades consignés dans leurs quartiers ? La liberté comme exception
Ainsi donc, une loi est en préparation qui prévoit d’obliger les travailleurs malades à rester au moins quatre heures par jour chez eux lorsqu’ils sont couverts par un certificat médical. Il ne s’agit pas de se soucier de leur petite santé, bien entendu, mais de faciliter les contrôles. Les syndicats grognent — mais que feront-ils de plus ? — et les […]
Ainsi donc, une loi est en préparation qui prévoit d’obliger les travailleurs malades à rester au moins quatre heures par jour chez eux lorsqu’ils sont couverts par un certificat médical1. Il ne s’agit pas de se soucier de leur petite santé, bien entendu, mais de faciliter les contrôles. Les syndicats grognent — mais que feront-ils de plus ? — et les patrons applaudissent à cette mesure qui permettra, disent-ils, de lutter contre les abus et, finalement, ne posera pas de problèmes à ceux qui n’auront rien à se reprocher.
On imagine déjà les tracasseries paperassières pour obtenir d’aller passer sa convalescence chez son frère à la campagne parce qu’habiter seul avec deux bras cassés, ce n’est pas évident, pour être autorisé à prendre quelque repos à la mer pour se remettre de son burn out, pour profiter d’une maladie supportable pour rendre quelques visites, etc. On s’interroge déjà sur le sort de ce personnel médical obligatoirement placé en congé maladie dès qu’une grossesse est détectée… On se demande également quelles mesures seront prises pour lutter contre un phénomène parallèle et largement avéré : l’incapacité pratique dans laquelle sont de nombreux travailleurs de prendre congé lorsqu’ils sont malades.
Mais ce ne sont là que des détails. Ce qui frappe, avant tout, c’est le changement de perspective dans le rapport à la liberté. Dans nos paradis démocratiques, il est de coutume de considérer que nos libertés nous sont acquises en totalité et ne peuvent être restreintes qu’à titre d’exception, et moyennant une justification sérieuse.
C’est dans cet esprit que la Convention européenne des droits de l’homme ne prévoit de possibilités de restriction que pour certains droits et que, de surcroit, elle les assortit de balises strictes. Ainsi l’article 8 relatif au droit à la vie privée et familiale stipule-t-il qu’« Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sureté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui » (je souligne). Il appartient donc à l’État de se justifier de ses empiètements par rapport à son caractère démocratique et à des objectifs limitativement énumérés.
Pourtant, il semble désormais entendu que nous sommes suspects et qu’il est légitime de restreindre notre liberté jusqu’à preuve de notre innocence, même dans des domaines aussi liés à la sureté publique que les absences pour cause de maladie. L’argument qui nous est resservi à chaque passage de cet indigeste plat est : « si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez rien à craindre ».
Il est bien évident que l’histoire nous apprend que seuls ceux qui ont quelque chose à se reprocher ont à craindre de l’État… Le fondement même de notre État démocratique était justement que le soupçon pesait sur l’État, toujours susceptible de déraper, de s’affranchir du respect des libertés fondamentales, de dériver vers la tyrannie. Il était suspect, sauf à montrer patte blanche tandis que, pour notre part, nous étions innocents jusqu’à preuve du contraire. En découlaient notre liberté par défaut et la limitation par principe de son action.
C’est donc à un renversement paradigmatique que nous assistons. Des données sont collectées par les opérateurs téléphoniques, nous sommes filmés en permanence, les traces numériques que nous semons derrière nous sont stockées2, des visites domiciliaires sont autorisées pour vérifier que nous n’abusons pas de l’aide sociale, etc. Il n’est pas jusqu’au droit pénal qui n’est touché avec un renversement du principe de légalité. D’une part, l’État qui n’avait de pouvoir que ceux qui lui étaient explicitement conférés par la loi s’arroge de plus en plus de marges de manoeuvre, estimant disposer d’une latitude d’action totale tant qu’aucune interdiction explicite ne lui est faite. C’est ainsi qu’il mène des expériences pilotes, qu’il se voit conférer le droit de prendre des mesures non limitativement énumérées vis-à-vis des justiciables et qu’il se voit doté d’un faisceau de procédures aux contours indistincts et aux conditions d’application particulièrement vagues. D’autre part, nous sommes soumis à des normes de plus en plus floues, nous qui pouvions croire que tout nous était permis, sauf ce qui nous était expressément interdit. Les incivilités, par exemple, ces comportements gênants, mais non infractionnels, recouvrent une telle palette d’actes que bien malin serait celui capable d’en tracer les contours. Ces incivilités ont servi à justifier l’instauration de sanctions administratives communales, aujourd’hui utilisées pour renflouer les finances de certaines communes en réprimant les pots de fleurs placés sur les trottoirs, les noyaux de cerises crachés au sol, le lancer de boules de neige… et Dieu sait quoi demain. En matière civile, cette fois, des parlementaires ont proposé de sanctionner davantage les « mariages gris », reposant sur une escroquerie aux sentiments en vue d’obtenir des papiers. Ces mesures s’ajouteraient à celles qui permettent déjà de refuser un mariage lorsqu’il est suspecté d’être blanc (et donc fondé sur une entente en vue de conclure un mariage « bidon »). Même en amour, il nous faut donc de plus en plus montrer patte blanche, faire la preuve de notre sincérité, indiquer pourquoi, comment et à quel point nous aimerions l’autre. Cette liberté de mariage (également consacrée par la Convention européenne des droits de l’homme) devient donc elle-même de plus en plus conditionnée.
Il n’est pas question de penser un instant que serait possible ou souhaitable un retour à l’État minimal du XIXe, aux pouvoirs si circonscrits que bien peu de chose était prohibé, en ce compris l’exploitation la plus honteuse de son prochain. Mais entre ce rêve cauchemardesque et le fait de se remettre corps et âme aux mains de l’État, considérant qu’il ne peut nous vouloir que du bien, à nous qui n’avons et n’aurons rien à nous reprocher, il y a plus qu’une marge. Ce basculement est d’autant plus dangereux qu’il se produit graduellement, presque sournoisement, poussé dans le dos par les partisans d’un retour à l’ordre pur et dur, et tiré par des démocrates incapables de projeter une démocratie renouvelée et renforcée. Car on a beau jeu de dénoncer les menées des partis « non démocratiques » quand les autres partis se contentent d’exciper de cette catégorie pour, à contrario, se décerner un brevet de démocrates. La démocratie n’est pas un état stable. Elle est un projet. Et de projet, nulle trace aujourd’hui.
- Il s’agit de la grande avancée sociale du statut unique ouvriers/employéswww.levif.be/info/ actualite/belgique/les-travailleurs-maladesassignes-a-residence/article-4000415497220.html
- Voyez le récent projet de conservation de toutes vos données d’utilisation des services de télécommunication pendant un an