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Les malades consignés dans leurs quartiers ? La liberté comme exception

Numéro 11 Novembre 2013 par

novembre 2013

Ain­si donc, une loi est en pré­pa­ra­tion qui pré­voit d’obliger les tra­vailleurs malades à res­ter au moins quatre heures par jour chez eux lorsqu’ils sont cou­verts par un cer­ti­fi­cat médi­cal. Il ne s’agit pas de se sou­cier de leur petite san­té, bien enten­du, mais de faci­li­ter les contrôles. Les syn­di­cats grognent — mais que feront-ils de plus ? — et les […]

Ain­si donc, une loi est en pré­pa­ra­tion qui pré­voit d’obliger les tra­vailleurs malades à res­ter au moins quatre heures par jour chez eux lorsqu’ils sont cou­verts par un cer­ti­fi­cat médi­cal1. Il ne s’agit pas de se sou­cier de leur petite san­té, bien enten­du, mais de faci­li­ter les contrôles. Les syn­di­cats grognent — mais que feront-ils de plus ? — et les patrons applau­dissent à cette mesure qui per­met­tra, disent-ils, de lut­ter contre les abus et, fina­le­ment, ne pose­ra pas de pro­blèmes à ceux qui n’auront rien à se reprocher.

On ima­gine déjà les tra­cas­se­ries pape­ras­sières pour obte­nir d’aller pas­ser sa conva­les­cence chez son frère à la cam­pagne parce qu’habiter seul avec deux bras cas­sés, ce n’est pas évident, pour être auto­ri­sé à prendre quelque repos à la mer pour se remettre de son burn out, pour pro­fi­ter d’une mala­die sup­por­table pour rendre quelques visites, etc. On s’interroge déjà sur le sort de ce per­son­nel médi­cal obli­ga­toi­re­ment pla­cé en congé mala­die dès qu’une gros­sesse est détec­tée… On se demande éga­le­ment quelles mesures seront prises pour lut­ter contre un phé­no­mène paral­lèle et lar­ge­ment avé­ré : l’incapacité pra­tique dans laquelle sont de nom­breux tra­vailleurs de prendre congé lorsqu’ils sont malades.

Mais ce ne sont là que des détails. Ce qui frappe, avant tout, c’est le chan­ge­ment de pers­pec­tive dans le rap­port à la liber­té. Dans nos para­dis démo­cra­tiques, il est de cou­tume de consi­dé­rer que nos liber­tés nous sont acquises en tota­li­té et ne peuvent être res­treintes qu’à titre d’exception, et moyen­nant une jus­ti­fi­ca­tion sérieuse.

C’est dans cet esprit que la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme ne pré­voit de pos­si­bi­li­tés de res­tric­tion que pour cer­tains droits et que, de sur­croit, elle les assor­tit de balises strictes. Ain­si l’article 8 rela­tif au droit à la vie pri­vée et fami­liale sti­pule-t-il qu’« Il ne peut y avoir ingé­rence d’une auto­ri­té publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingé­rence est pré­vue par la loi et qu’elle consti­tue une mesure qui, dans une socié­té démo­cra­tique, est néces­saire à la sécu­ri­té natio­nale, à la sureté publique, au bien-être éco­no­mique du pays, à la défense de l’ordre et à la pré­ven­tion des infrac­tions pénales, à la pro­tec­tion de la san­té ou de la morale, ou à la pro­tec­tion des droits et liber­tés d’autrui » (je sou­ligne). Il appar­tient donc à l’État de se jus­ti­fier de ses empiè­te­ments par rap­port à son carac­tère démo­cra­tique et à des objec­tifs limi­ta­ti­ve­ment énumérés.

Pour­tant, il semble désor­mais enten­du que nous sommes sus­pects et qu’il est légi­time de res­treindre notre liber­té jusqu’à preuve de notre inno­cence, même dans des domaines aus­si liés à la sureté publique que les absences pour cause de mala­die. L’argument qui nous est res­ser­vi à chaque pas­sage de cet indi­geste plat est : « si vous n’avez rien à vous repro­cher, vous n’avez rien à craindre ».

Il est bien évident que l’histoire nous apprend que seuls ceux qui ont quelque chose à se repro­cher ont à craindre de l’État… Le fon­de­ment même de notre État démo­cra­tique était jus­te­ment que le soup­çon pesait sur l’État, tou­jours sus­cep­tible de déra­per, de s’affranchir du res­pect des liber­tés fon­da­men­tales, de déri­ver vers la tyran­nie. Il était sus­pect, sauf à mon­trer patte blanche tan­dis que, pour notre part, nous étions inno­cents jusqu’à preuve du contraire. En décou­laient notre liber­té par défaut et la limi­ta­tion par prin­cipe de son action.

C’est donc à un ren­ver­se­ment para­dig­ma­tique que nous assis­tons. Des don­nées sont col­lec­tées par les opé­ra­teurs télé­pho­niques, nous sommes fil­més en per­ma­nence, les traces numé­riques que nous semons der­rière nous sont sto­ckées2, des visites domi­ci­liaires sont auto­ri­sées pour véri­fier que nous n’abusons pas de l’aide sociale, etc. Il n’est pas jusqu’au droit pénal qui n’est tou­ché avec un ren­ver­se­ment du prin­cipe de léga­li­té. D’une part, l’État qui n’avait de pou­voir que ceux qui lui étaient expli­ci­te­ment confé­rés par la loi s’arroge de plus en plus de marges de manoeuvre, esti­mant dis­po­ser d’une lati­tude d’action totale tant qu’aucune inter­dic­tion expli­cite ne lui est faite. C’est ain­si qu’il mène des expé­riences pilotes, qu’il se voit confé­rer le droit de prendre des mesures non limi­ta­ti­ve­ment énu­mé­rées vis-à-vis des jus­ti­ciables et qu’il se voit doté d’un fais­ceau de pro­cé­dures aux contours indis­tincts et aux condi­tions d’application par­ti­cu­liè­re­ment vagues. D’autre part, nous sommes sou­mis à des normes de plus en plus floues, nous qui pou­vions croire que tout nous était per­mis, sauf ce qui nous était expres­sé­ment inter­dit. Les inci­vi­li­tés, par exemple, ces com­por­te­ments gênants, mais non infrac­tion­nels, recouvrent une telle palette d’actes que bien malin serait celui capable d’en tra­cer les contours. Ces inci­vi­li­tés ont ser­vi à jus­ti­fier l’instauration de sanc­tions admi­nis­tra­tives com­mu­nales, aujourd’hui uti­li­sées pour ren­flouer les finances de cer­taines com­munes en répri­mant les pots de fleurs pla­cés sur les trot­toirs, les noyaux de cerises cra­chés au sol, le lan­cer de boules de neige… et Dieu sait quoi demain. En matière civile, cette fois, des par­le­men­taires ont pro­po­sé de sanc­tion­ner davan­tage les « mariages gris », repo­sant sur une escro­que­rie aux sen­ti­ments en vue d’obtenir des papiers. Ces mesures s’ajouteraient à celles qui per­mettent déjà de refu­ser un mariage lorsqu’il est sus­pec­té d’être blanc (et donc fon­dé sur une entente en vue de conclure un mariage « bidon »). Même en amour, il nous faut donc de plus en plus mon­trer patte blanche, faire la preuve de notre sin­cé­ri­té, indi­quer pour­quoi, com­ment et à quel point nous aime­rions l’autre. Cette liber­té de mariage (éga­le­ment consa­crée par la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme) devient donc elle-même de plus en plus conditionnée.

Il n’est pas ques­tion de pen­ser un ins­tant que serait pos­sible ou sou­hai­table un retour à l’État mini­mal du XIXe, aux pou­voirs si cir­cons­crits que bien peu de chose était pro­hi­bé, en ce com­pris l’exploitation la plus hon­teuse de son pro­chain. Mais entre ce rêve cau­che­mar­desque et le fait de se remettre corps et âme aux mains de l’État, consi­dé­rant qu’il ne peut nous vou­loir que du bien, à nous qui n’avons et n’aurons rien à nous repro­cher, il y a plus qu’une marge. Ce bas­cu­le­ment est d’autant plus dan­ge­reux qu’il se pro­duit gra­duel­le­ment, presque sour­noi­se­ment, pous­sé dans le dos par les par­ti­sans d’un retour à l’ordre pur et dur, et tiré par des démo­crates inca­pables de pro­je­ter une démo­cra­tie renou­ve­lée et ren­for­cée. Car on a beau jeu de dénon­cer les menées des par­tis « non démo­cra­tiques » quand les autres par­tis se contentent d’exciper de cette caté­go­rie pour, à contra­rio, se décer­ner un bre­vet de démo­crates. La démo­cra­tie n’est pas un état stable. Elle est un pro­jet. Et de pro­jet, nulle trace aujourd’hui.

  1. Il s’agit de la grande avan­cée sociale du sta­tut unique ouvriers/employéswww.levif.be/info/ actualite/belgique/les-travailleurs-maladesassignes-a-residence/article-4000415497220.html
  2. Voyez le récent pro­jet de conser­va­tion de toutes vos don­nées d’utilisation des ser­vices de télé­com­mu­ni­ca­tion pen­dant un an