Sonnez hautbois, résonnez musettes : « Les taux de croissance [en Europe] ont dépassé les attentes en 2017, atteignant leur plus haut niveau depuis 10 ans. Ces taux devraient demeurer élevés en 2018 et se tasser légèrement seulement en 2019. » La Commission européenne dissimule mal son enthousiasme extatique : la crise semble enfin appartenir au passé. Des emplois (de qualité douteuse) sont massivement créés et les finances publiques devraient mécaniquement retourner dans le vert. Mais que demande le (...)
Sonnez hautbois, résonnez musettes : « Les taux de croissance [en Europe] ont dépassé les attentes en 2017, atteignant leur plus haut niveau depuis 10 ans. Ces taux devraient demeurer élevés en 2018 et se tasser légèrement seulement en 2019. » La Commission européenne dissimule mal son enthousiasme extatique : la crise semble enfin appartenir au passé. Des emplois (de qualité douteuse) sont massivement créés et les finances publiques devraient mécaniquement retourner dans le vert. Mais que demande le peuple ?
Le hic est que la croissance du produit intérieur brut (PIB) ne révèle nullement la prospérité et encore moins le bonheur des individus du pays pour lequel cet indicateur est mesuré. Ses concepteurs n’ont d’ailleurs jamais eu cette prétention (l’économiste Simon Kuznets était bien conscient que « the welfare of a nation can scarcely be inferred from a measure of national income »). Néanmoins, ce raccourci s’est lové dans notre conscience collective. Avec le taux d’emploi, c’est l’indicateur qui parle le plus à la population même si Walter le libraire ou la ménagère de plus de cinquante ans sont sûrement bien incapables d’expliquer de quoi il retourne exactement. Bizarrement, en dépit de la prise de conscience de plus en plus partagée de ces lacunes, le PIB reste l’objectif numéro 1 des politiques économique, voire sociale et environnementale, juste avant l’augmentation des exportations (qui renvoie à une conception étriquée de la « compétitivité »).
C’est ainsi qu’une branche de la discipline économique — dont l’économiste belge, Géraldine Thiry est l’une des représentantes — s’est intéressée aux indicateurs alternatifs ou complémentaires, composites ou non, au PIB comme le bonheur national brut, l’indicateur d’épargne véritable ou l’indice de la planète vivante pour n’en citer que quelques-uns. (Pour une liste plus complète, voir le tableau 1 ici.) L’engouement fut tel que l’OCDE, la Commission ou Nicolas Sarkozy se sont emparés du sujet, sans toutefois que cet intérêt momentané ne se traduise par un effort continu pour imposer dans le processus décisionnel et les esprits ces nouveaux instruments de mesure.
Même s’ils présentent des avancées par rapport au PIB, ces indicateurs de type « end of pipe » (en aval) mesurent toujours un output, le résultat de processus interagissant les uns sur les autres et d’événements présentant une certaine rémanence. Ils négligent un paramètre plus simple à appréhender et essentiel pour le bon fonctionnement de nos économies et plus encore pour la stabilité de nos sociétés, à savoir l’énergie. Or, les rapports alarmistes s’accumulent (essentiellement dans les tiroirs des décideurs et des administrations). Ils soulignent tous que le temps de l’énergie abondante est révolu. Malgré leurs conclusions convergentes et univoques, leur impact demeure marginal en raison du « boulet mental » du PIB (et peut-être aussi, avouons-le, à cause de la profondeur des changements structurels que leur juste prise en compte exige).
Le taux de rendement énergétique est ici un indicateur décisif. Il s’exprime comme le rapport entre la quantité d’énergie utilisable acquise à partir d’une source donnée d’énergie, rapportée à la quantité d’énergie dépensée pour obtenir cette énergie, compte tenu de la technologie employée et du lieu de production. Ouf ! Plus ce ratio est élevé, plus la source d’énergie est « bonne » dans le sens de « rentable ». Mais voilà qu’au cours des dernières décennies, le taux de retour énergétique a décliné.
À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, les pays occidentaux fondèrent graduellement leur développement et leurs empires sur le pétrole qui révélait peu à peu son potentiel, non plus seulement comme détachant ou combustible pour lampes, mais surtout comme source énergétique à rendement très élevé. Mais, entre 1930 et aujourd’hui, son taux de rendement a été divisé par 6 à 10 selon les estimations. La raison est simple : si à l’époque, le pétrole était abondant et qu’il suffisait de planter un derrick pour que l’or noir jaillisse, ce n’est plus le cas depuis des années. Les puits les plus prolifiques se sont asséchés et peu de nouvelles découvertes du même rendement ont été réalisées. À l’heure actuelle, seuls le gaz naturel et le charbon présentent un taux élevé qui assure l’attractivité de ces filières. Mais, c’est sans considération pour les aspects géostratégiques (un pays européen sur quatre dépend à plus de 50 % de la Russie pour son approvisionnement en gaz, ce qui constitue une vulnérabilité de l’UE, puisqu’elle est de facto subordonnée à la bienveillance de Vladimir Poutine qui peut décider de fermer les vannes en cas de contrariétés) ou environnementaux (le charbon est l’énergie la plus polluante et, à ce titre, son développement est incompatible avec l’Accord climatique de Paris).
Partant de ce constat de raréfaction du pétrole et des limites du charbon et du gaz naturel, l’hydro-électricité, l’éolien et dans une moindre mesure le photovoltaïque apparaissent parmi les alternatives comme les filières les plus intéressantes, d’autant qu’elles participent de notre indépendance énergétique et permettront, à terme, de réduire la facture énergétique. Toutefois, elles présentent des taux de rendement énergétique inférieur à celui du pétrole d’il y a quelques décennies. Elles sont de surcroît très gourmandes en métaux dits rares dont l’Europe est globalement dépourvue et dont l’obtention résulte de méthodes de production extrêmement nocives pour les écosystèmes et les espèces (y compris les humains) qui en dépendent.
La Banque mondiale a établi qu’une transition énergétique bas carbone mettant en avant ces filières donnerait lieu « à une augmentation de la demande d’acier, d’aluminium, d’argent, de cuivre, de plomb, de lithium, de manganèse, de nickel et de zinc, ainsi que de certaines terres rares, telles que l’indium, le molybdène et le néodyme. Cette hausse pourrait être particulièrement marquée sur le segment des accumulateurs électriques, où l’augmentation de la demande de métaux (aluminium, cobalt, fer, plomb, lithium, manganèse et nickel) pourrait être multipliée par plus de 1 000% si les pays prennent les mesures nécessaires pour maintenir les températures à ou en deçà de 2° C. » C’est dire si la question de l’atténuation des changements climatiques vient buter sur la contrainte de la disponibilité des ressources (Voir également cette recension dans le n°3 de La Revue nouvelle (2018) du livre de Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares).
Il semble donc assez invraisemblable que les multiples contraintes pesant sur les énergies conventionnelles et non conventionnelles nous permettent de satisfaire nos besoins énergétiques futurs. C’est d’autant plus vrai si l’on intègre dans l’équation la hausse attendue de la population mondiale (+2 milliards d’ici 2050) et le fait que les pays émergents calquent leur modèle de consommation sur le nôtre, lequel est déjà en soi insoutenable.
L’enjeu énergétique dépasse toutefois les préoccupations environnementales, énergétiques et géopolitiques. Il s’agit rien de moins que d’une question civilisationnelle.
Avec le temps, nos sociétés se sont complexifiées et chacun de ses éléments constitutifs (individus, administrations, entreprises) sont de plus en plus connectés, liés les uns aux autres ; leurs comportements et décisions ont des répercussions sur les autres en temps (quasi) réels.
Ces deux traits marquants (complexité et interconnexions) sont d’autant plus saillants que, d’une part, la taille du groupe faisant société est grande et que, d’autre part, l’intégration économique et financière, via notamment les accords commerciaux, et la spécialisation des entreprises avancent.
Or, l’Histoire a montré que plus une société s’enfonce dans une complexité et une interdépendance accrues, plus elle requiert d’énergie pour sa stabilité et sa pérennisation. Plus encore, dans le contexte de nos économies néolibérales où la concurrence est promue, une dépense énergétique considérable est gaspillée par les membres de la société dans la seule fin d’éviter une dégradation de leurs conditions de vie et de travail, de leurs chiffres d’affaires. Bref, pour préserver le statu quo. Toute amélioration est un bonus chichement acquis (Harmut Rosa, Fred Hirsch).
Aussi, l’explication principale de l’effondrement des civilisations passées consiste dans l’incapacité à anticiper et gérer les chocs. Et le prochain choc, nous l’avons vu, pourrait bien être énergétique.
Pour éviter un tel désastre, il convient dès lors de recentrer nos besoins énergétiques sur ce qui est essentiel et à faire les bons choix en termes de priorisation des investissements et des valeurs que l’on partage et veut inculquer aux générations futures. C’est un vaste débat de société qu’il convient de mener afin d’anticiper et de gérer ce momentum civilisationnel. Les élections de 2019 devraient être l’occasion de faire émerger ces sujets au lieu de s’interroger sur ce qui pourrait encore accélérer la croissance du PIB qui s’apparente à cet égard à un indicateur de la vitesse à laquelle nous fonçons droit dans le mur des contraintes biophysiques de la Planète et nous disloquons nos sociétés. On peut rêver.